Tripatouiller les statistiques, la sale manie du gouvernement

samedi 2 mai 2009.
 

Bloquer les études qui dérangent, ne retenir que les données favorables, changer de thermomètre quand la fièvre monte : des professionnels des chiffres dénoncent les dérives, toujours plus graves, du pouvoir.

Les chiffres qui dérangent le ministère de l’Education nationale

Un collectif de statisticiens dénonce les manipulations du gouvernementIls sont arrivés au rendez-vous discrètement, d’épais dossiers sous le bras, l’air décidé de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Dans un café anonyme de Montparnasse, une poignée de statisticiens de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) du ministère de l’Education nationale ont décidé de tout déballer : le stress, la pression du cabinet et surtout la censure dont ils estiment faire les frais. En tant que service ministériel de statistique, la Depp a pour mission de réaliser des études, normalement rendues publiques, sur des sujets aussi variés que la scolarisation des enfants handicapés ou l’absentéisme dans les classes. "Montre-lui la liste des études qui n’ont pas été publiées", lance l’un d’entre eux. Une bonne quinzaine au total. Vérification faite sur le site Internet du ministère : à la mi-avril, aucune note d’information n’avait été mise en ligne depuis décembre 2008. Le robinet avait déjà commencé à se fermer l’an passé avec la publication de 39 notes seulement sur douze mois, contre 51 en 2007. "Comment nourrir le débat public si plus rien ne sort ?" interroge amèrement une des statisticiennes, à la Depp depuis une dizaine d’années. "L’information chiffrée est verrouillée rue de Grenelle. Mais c’est le cas aussi à Bercy, aux ministères du Travail, de la Santé ou de la Justice", affirme un autre.

Paranoïa collective ou réelle censure ?

Le phénomène paraît en tout cas suffisamment répandu pour qu’une centaine de professionnels du chiffre aient décidé de créer un collectif, Sauvons la statistique publique, pour dénoncer les pressions gouvernementales. Car ces mathématiciens ont leur bible, un code de déontologie établi au niveau européen par Eurostat, l’organisme qui centralise les statistiques sur le Vieux Continent. Article 1 de ce code de bonne conduite : "L’indépendance professionnelle des autorités statistiques, à l’égard aussi bien des services et organismes politiques, réglementaires et administratifs que des opérateurs du secteur privé, assure la crédibilité des statistiques européennes".

La délocalisation de l’Insee va déstabiliser les services statistiques

Exaspérées, une dizaine de têtes chercheuses regroupées derrière le pseudonyme de Lorraine Data s’apprêtent à publier, à la mi-mai, un brûlot, Le Grand Truquage, dont L’Expansion publie des extraits et qui détaille les techniques employées pour manipuler les chiffres. Laurent Mucchielli, chercheur au CNRS et spécialiste des questions d’insécurité, est l’un des auteurs de cet ouvrage. "Depuis 2002, on observe clairement une volonté de contrôler au plus près l’information économique et sociale, quitte à truquer, voire à casser les outils existants", assène-t-il.

La décision du président de la République, à l’automne dernier, de transférer l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) à Metz, pour compenser la fermeture d’une caserne, n’a fait qu’amplifier le malaise. "Cette délocalisation risque de déstabiliser tous les services de production de la statistique", affirme Julie, une des leaders de la contestation à l’Insee. Comble de l’affaire, dans une lettre adressée le 2 décembre 2008 au Premier ministre, Jean-Philippe Cotis, directeur général de l’Insee, et Jean-Pierre Duport, vice-président du Conseil national de l’information statistique, tous deux chargés de piloter ce transfert, se montrent très réservés quant à la pertinence d’une telle opération : "Elle comporte un risque très élevé de perte d’expérience professionnelle", écrivent-ils. Dommage, pour un institut statistique jugé parmi les cinq plus sérieux du monde.

Evidemment, la tentation des gouvernants d’utiliser les chiffres pour servir leur politique ou embellir la réalité ne date pas d’aujourd’hui. Mais, elle n’a jamais été si grande. Laurent Bisault, attaché de l’Insee détaché au ministère de l’Agriculture et responsable d’une publication, Agreste Primeur, témoigne. "Il y a quinze ans, lorsque je publiais une étude, je l’envoyais à l’imprimeur en même temps qu’au cabinet du ministre. Par la suite, je l’ai d’abord adressée au cabinet, pour information... puis pour validation." Il faut donc attendre des semaines, voire des mois, pour qu’une étude, comme celle sur les pollutions agricoles, obtienne, sous la pression des journalistes, le fameux sésame autorisant sa publication au grand public. Il suffit que le sujet soit un peu sensible pour qu’elle soit, au mieux, réécrite (par exemple, celle sur les agrocarburants), au pire, enterrée.

Béatrice Mathieu


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