Contre-enquête sur le berceau chinois de l’humanité

lundi 26 septembre 2016.
 

Des chercheurs français reprennent les fouilles réalisées en Chine depuis une décennie. Contre les idées dominantes, ils confirment que le pays a été peuplé il y a plus de 2 millions d’années par des hommes au savoir technique original.

« C’est un outil préhistorique que je viens de trouver ? Un chopper ? moi ? Oui voyez Rachel, il y a eu un double split » , entame le professeur Eric Boëda, en montrant la pièce. Le lithicien mime la percussion de la pierre qui se scinde en deux, puis chacun des gestes qu’a effectués un homme premier, il y a peut-être plus de 2 millions d’années, pour fabriquer, à partir des masses obtenues, des tranchoirs propres à découper les tendons du gibier. J’essaie de me concentrer, mais mes oreilles bourdonnent : le vertige de la découverte sans doute. Des heures durant, j’ai eu le privilège de gratter péniblement avec une spatule dans des couches géologiques chinoises parmi les plus anciennes, aux côtés de la thésarde Erika et de l’étudiante Luna. Doigts gourds, dos et genoux rompus, j’ai rempli un seau de cailloux « tout à fait inintéressants » , « trop petits » ou « naturellement déformés » , avant de mettre la main sur ce joyau, façonné par un membre de l’humanité. « Mais de tels outils, achève Eric Boëda, on en a trouvé des dizaines au mètre carré sur ce site ! » Je redescends sur Terre…

Nous sommes en novembre 2005, dans la province chinoise de Chongqing (voir carte ci-dessous) , dans la vallée de la Miaoyu, à vingt kilomètres au sud du Yangzi. Le site de Longgupo est l’un des plus controversés de la préhistoire, mais aussi l’un des plus féconds, comme le montre la dernière mission française*.

Mon outil est replacé dans la position et l’axe exacts où il a été trouvé. Axel, le topographe, doit faire des repérages. Dans quelques jours, nous relèverons soigneusement le dessin de la coupe géologique sur du papier millimétré, signalant les différentes morphologies de roches, l’emplacement et la taille du moindre caillou et outil. Une fois les pièces intéressantes lavées, expertisées, il faudra encore les marquer à l’encre de Chine y compris les dents minuscules à l’émail rongé avant de les emballer avec précaution.

Mâchoire et controverse

Pour comprendre le travail des archéologues, j’ai mis ponctuellement la main à la pâte. Chaque matin, avant 8 heures, je gravis donc les pompeuses 83 marches de pierre qui mènent au site désormais enclos de Longgupo (étymologiquement, le « versant aux os de dragon »), sur les flancs d’une colline autrefois largement occupée par des terrasses agricoles. Une plaque signale qu’ici a été trouvé l’homme du Wushan, Homo wushanensis , l’ancêtre des Chinois.

En 1995, le professeur Huang Wanpo , de l’Institut de paléontologie des vertébrés et de paléoanthropologie de Pékin (IVPP) publiait sa découverte in situ d’une mâchoire et de quelques dents aux allures préhumaines. Un scoop plutôt fraîchement accueilli par la communauté internationale (voir Sciences et Avenir n° 638, avril 2000). En fait, la controverse fait toujours rage. La mâchoire appartient-elle vraiment au genre humain et si oui, à quelle espèce ? Peut-on estimer son âge ? Des datations paléoma-gnétiques, effectuées par une équipe américano-canadienne indiquent que les couches où elle a été trouvée remontent à -1,9 million d’années au moins. Mais le site a-t-il pu être correctement évalué alors que les premières fouilles ont été menées assez sommairement ? Peut-on dire si, quand, comment et par qui il a été occupé ? Et que penser des « outils » trouvés sur le site ? Ont-ils été façonnés naturellement ou par la main de l’homme ?

La même suspicion entache de site de Renzidong, situé plus à l’est, dans la province de l’Anhui, et daté de -2,2 à -2,6 millions d’années, où a été semble-t-il découverte une aire de débitage d’animaux (voir Sciences et Avenir n° 638).

C’est pour éclairer la controverse qu’une équipe de Français spécialistes de l’outillage lithique a été invitée à mener sa contre-enquête sur ces lieux « interdits », au terme d’une longue mise en confiance diplomatique. Car le terrain est miné par la politique et l’idéologie. Pour de nombreux anthropologues occidentaux (américains notamment), l’Asie de l’Est n’aurait été occupée, pour la pre-mière fois, qu’aux alentours de -1 million d’années, par des Homo erectus venus d’Afrique, cette espèce leur apparaissant étant la seule capable techniquement d’aborder des environnements différents (lire également « Révisez votre préhistoire », p. 62) . Naturellement ces chercheurs n’ont guère fouillé ce qui avait pu se passer avant cette date dans la région. Les chercheurs chinois coupés des recherches menées en Afrique pour des raisons politiques avancent en revanche qu’il est fort possible que le continent noir ne soit pas le seul à l’origine de l’humanité. Ils ont donc exploré avec constance les périodes plus anciennes sur leur territoire . Malheureusement, leurs données, intéressantes, sont peu connues (ou reconnues), car publiées en chinois. « Pour trancher aujourd’hui, rien ne vaut les outils , commente Eric Boëda (lire l’encadré p. 61) . La probabilité de trouver des crânes humains est faible ; les pierres taillées, en revanche, traversent mieux le temps. Et elles sont plus bavardes : car l’intelligence peut davantage s’évaluer par la technique l’un des éléments structurants d’une société humaine que par la taille d’un cerveau. » Justement, que racontent les outils de Longgupo exhumés en quantité par son équipe et qui confirment le caractère anthropique du site ?

Les chercheurs ont mis au jour quelques outils sur éclat, denticulés, racloir et grattoir. Mais aussi des galets plats, certains aménagés comme un couteau suisse, c’est-à-dire comme un outil multiple avec un racloir et un biseau. D’utres avec un double biseau aux deux extrémités et ressemblant à s’y méprendre à un cutter moderne ! Mais le gros des outils de Longgupo consiste en tranchoirs, de différentes tailles, obtenus par façonnage et peut-être vieux de plus de 2 millions d’années, car exhumés en deçà des couches datées par paléomagnétisme. « Le vocable tranchoir ne signifie pas que nous ayons affaire à un seul type d’outils. Il y en a de petits, de grands, de fins, de plus larges , commente Eric Boëda, tout comme dans une cuisine, il existe des couteaux à pain, à viande, à bout rond ou destinés à hacher, etc. »

Et d’ajouter, mi-sérieux, mi-moqueur : « En Occident, on scie sa viande avec un couteau, en la maintenant avec une fourchette. En Asie, on ne pique pas et ne déchire pas la viande, on la débite en petits morceaux, comme le font les cuisiniers dans les restaurants chinois, et on se sert ensuite de baguettes. Peut-être le geste de trancher répétitivement est-il inscrit depuis la préhistoire ? »

Il semble que l’effort des hommes de Longgupo ait porté sur le choix du matériau. « Ils repéraient un bloc au plus près de la future morphologie de l’outil afin d’effectuer un travail minimal », résume Eric Boëda.

Sur le site de Longgupo, le sol est éventré à plusieurs endroits. Différentes couches d’âges sont simultanément fouillées. L’une d’elles, datée au minimum de -1,6 million d’années, est pavée d’ossements de boeufs et de cerfs. Comment expliquer cette accumulation qui ne semble pas naturelle ? C’est le travail de l’archéozoologue Christophe Griggo, de l’Institut Dolomieu de Grenoble. Confiez-lui un os multimillénaire même émoussé, brisé, roulé par une rivière, sucé par des mollusques et il vous dira s’il a été naturellement abîmé, si un renard l’a rongé, un tigre l’a croqué où si un homme l’a tranché ou scié. « Cet os a été brisé alors qu’il était encore frais, explique-t-il en montrant un vestige osseux, on le voit grâce à ses zones de fractures à la morphologie spiralée et à la surface lisse. » Le site abonde en os longs, alors que les morceaux de crânes, les dents et les os du pelvis sont rares. Quant aux vertèbres, aux côtes, aux os carpiens ou aux phalanges, ils sont carrément absents du site.

Conclusion ? « Il y a eu un transport sélectif des parties anatomiques animales : seules celles qui présentent la plus grande quantité de viande et donc la plus haute valeur énergétique ont été introduites à Longgupo », explique Christophe Griggo. Les hommes qui ont occupé le site étaient donc des chasseurs ou des charognards qui intervenaient sitôt la bête tuée, par eux ou par un autre carnivore. Ils la découpaient sur place, prélevant essentiellement les filets et gigots qu’ils rapportaient ensuite sur le site de Longgupo, pour les manger tranquillement à l’abri, voire pour partager avec le reste de la tribu. L’ancienne doline formait-elle une sorte de « crique » accueillante, il y 2 millions d’années ? « Un abri, un auvent plutôt » , corrige Michel Rasse, le géographe de l’équipe (université de Rouen), qui ne cesse de se chamailler sur ce point avec Eric Boëda.

« Nous avons désormais la certitude qu’ont vécu ici des hommes qui possédaient des capacités cognitives certaines et une organisation sociale stable », résume la paléontologue Hou Yamei, de l’IVPP, ravie des résultats obtenus avec les Français. « Ils ont sauvé le site de Longgupo, qui était tellement controversé », affirme encore cette brillante jeune chercheuse. L’an prochain, nous effectuerons de nouvelles datations paléomagnétiques pour vérifier à nouveau sa grande ancienneté, car il se trouve encore des sceptiques pour douter. » Cette bouddhiste est le meilleur ambassadeur des Français dont elle vante les méthodes rigoureuses auprès de ses confrères chinois. Elle sera aussi mon guide tout au long du reportage.

Justement, il est temps de quitter Longgupo pour gagner le site de Renzidong, à 1500 kilomètres à l’est (voir carte p. 57) . Plus de deux jours de voyage pour remonter le Yangzi en bateau et dévorer des kilomètres de route en car. Adieu les terrasses verdoyantes de la région de Chongqing, les carrés de salades, de choux, de navets et la fraîcheur de l’air campagnard. Accueillis par un feu d’artifice organisé en notre honneur, nous débarquons dans un univers de zone industrielle. Le site de Renzidong, dans la province de l’Anhui, a été découvert lors du creusement d’une carrière. Il est aujourd’hui cerné par des usines et des cimenteries. L’atmosphère est âcre, piquante, emplie d’une fine poussière jaunâtre qui finira par tous nous poisser.

Des ouvriers enlèvent la terre et les bâches qui protégeaient le site, perché à plusieurs dizaines de mètres, depuis les dernières fouilles. En 2000, le professeur Jin Changzhu, de l’IVPP, y découvrait une sorte de site d’battage (voir Sciences et Avenir n° 638). Des animaux, peut-être piégés dans une crevasse de la falaise calcaire, semblaient avoir été proprement découpés sur place, il y a 2,2 à 2,6 millions d’années. Des os de sinomastodon un vieil éléphant semblaient même avoir été empilés le long d’une paroi.

« Le boucher qui fréquentait le site a presque le même âge que les premiers Homo africains », rappelle Jin Changzhu. Mais sa technologie semble très primitive et les quelques outils trouvés sur place sont si rudimentaires que leur validité est encore très discutée. Qu’en pensent Boëda et son équipe ? Les derniers ossements retrouvés sur le site sont-ils suffisamment bien conservés pour une étude d’archéozoologie ? La discussion scientifique durera plusieurs jours, tandis que les chercheurs pèsent les termes d’ne possible collaboration. « Nous avons besoin d’argent pour mener nos missions, expose Jin Changzhu avec franchise et pragmatisme. Nous avons aussi l’envie de développer des collaborations avec les différentes équipes étrangères selon leurs domaines d’excellence. » La Révolution culturelle (1966-1976) a créé un vide d’au minimum trois générations de chercheurs et les Chinois essaient aujourd’hui de combler leur retard. « Notre rôle est aussi de former certains de leurs étudiants » , explique Eric Boëda, qui accueille déjà une étudiante chinoise en France.

Les derniers jours à Renzidong seront fructueux : les chercheurs ont mis au jour un chopper en hématite de 7 à 8 cm de haut, un percuteur de quartz gros comme un poing, bourré d’impact, un éclat en calcaire… « Cela semble confirmer l’existence de populations d’hominidés en Chine possédant des capacités cognitives développées, identiques à celles connues en Afrique de l’Est à cette même période », conclut Eric Boëda. « Nous n’en sommes pas à vouloir égaler ni dépasser les dates africaines. La presque contemporanéité de nos sites est déjà suffisante pour remettre en question les scénarios établis jusqu’alors, poursuit-il. Celui de la sortie d’Afrique par des populations techniquement capables d’affronter des environnements différents est ainsi définitivement caduc. »

Par ailleurs, ce n’est certainement plus Homo erectus qui est venu d’Afrique à cette date, mais plus vraisemblablement des hommes plus anciens comme les Homo habilis.

* Universités Paris X-Nanterre, Grenoble, Rouen, CNRS et Institut natio-nal de recherches archéologiques préventives.

Rachel Mulot Sciences et Avenir


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