République théorique et ségrégation sociale (par Philippe Marlière, Maître de conférences en science politique à l’université de Londres)

vendredi 30 décembre 2005.
 

Depuis Londres, il est devenu compliqué de défendre notre « modèle républicain ». « Comment se fait-il, me demandent mes interlocuteurs britanniques, que vos présentateurs à la télévision soient si uniformément blancs ? Pourquoi y a-t-il si peu de ministres ou de députés issus des minorités ethniques ? » Je sais, le fait d’employer la notion de « minorité ethnique » me fait commettre le pire des crimes de lèse-républicanisme. Notre République, une et indivisible, n’est-elle pas universelle, ne s’adresse-t-elle pas sans distinction à des citoyens égaux en droits ? La République laïque est sur le papier égalitaire, mais elle est aussi peu sociologue : le fait religieux existe bien dans la société. Les stigmates et les discriminations associés à la couleur de la peau, le racisme au quotidien sont réels également. La République refuse obstinément de reconnaître cet état de fait. Pour elle, les individus sont colour blind, le rappel théorique de l’appartenance à la communauté des citoyens doit suffire à garantir une place à chacun.

Les émeutiers des quartiers dits « sensibles » et les propriétaires des véhicules calcinés appartiennent souvent à la même classe économiquement marginalisée par plus de deux décennies de politiques néolibérales. Les discriminations sociales doivent cependant être subdivisées en distinguant une hiérarchisation ethnico-raciale au sein de la classe ouvrière qui ne peut être simplement défaite en s’attaquant au chômage et à l’échec scolaire.

La République théoriquement égalitaire n’empêche pas l’ethnicisation des rapports sociaux. Dans le cas présent, il est même probable qu’elle les amplifie. Quand le populisme sarkozien affirme qu’il faut rétablir « l’ordre républicain », car sinon « l’ordre des mafias et des fondamentalistes islamiques » régnera, ne joue-t-il pas sur le velours de la lepénisation des esprits ? Personne, à droite et à gauche, ne se risque à contredire le ministre de l’Intérieur sur ce point. L’ordre républicain ? Lequel, M. le ministre ? Celui de la République théoriquement égalitaire, déclinée sur le mode incantatoire ? Où celle de la ségrégation économique et ethnique ? Ce sont bien les populations maghrébines des deuxième et troisième générations qui forment aujourd’hui le contingent de ce nouveau prolétariat français. Chômage galopant (21% de jeunes sont au chômage et le taux atteint 43% chez les jeunes issus de l’iimigration), précarité sociale, racisme, humiliations policières, échec scolaire, environnement insalubre. Pourquoi cette causalité lourde est-elle quasi-systématiquement évacuée par les principaux partis de droite et de gauche ?

Que les propos de Chirac sur la « fracture sociale » n’aient pas été suivis d’actions concrètes n’étonnera personne. Le bilan de la droite est connu : suppression des emplois-jeunes, diminution des financements aux associations, suppression de la police de proximité, renforcement de la politique sécuritaire, etc. Mais que fait la gauche et, en premier lieu, le Parti socialiste ? Rien ou presque. Certains de ses dirigeants affirment ne rien trouver à redire au tout-répressif sarkozien (le blairiste Jean-Marie Bockel). Hollande a refusé de se joindre à ceux qui exigent la démission de Sarkozy. Pourtant, Zyad B. et Bouna T. sont bien morts dans des circonstances douteuses à la suite du déploiement inconsidéré de forces de l’ordre. Hollande a préféré « mettre en cause l’ensemble du gouvernement », c’est-à-dire privilégier le jeu d’opposition pépère et permettre à Sarkozy de faire oublier ses erreurs. D’anciens dirigeants de la Gauche socialiste et de SOS-Racisme, passés en moins de deux décennies du « droit à la différence » à la répression à visage humain de type social-libéral estiment que la droite s’exonère de ses responsabilités en évoquant le bilan du PS depuis vingt ans. Mais sur ce point, la droite a raison. Qu’a fait le PS depuis les années 80, si ce n’est négliger ces populations immigrées ? Les gouvernements socialistes successifs promirent aux parents des émeutiers le droit de vote, puis laissèrent se constituer une ségrégation ethnique en marge des centre-villes bourgeois. Qui se souvient encore d’un ministère de la ville dirigé par Bernard Tapie ? C’était les années-fric, celles de la lune de miel entre le PS et le marché, mais aussi de l’accroissement des inégalités sociales, économiques et culturelles entre les classes moyennes des beaux quartiers et les minorités ethniques prolétarisées de la périphérie.

Le « modèle communautariste » qui accompagne le néoliberalisme cher aux élites Britanniques n’est évidemment pas supérieur à la République. Mais dans la pratique, il ne lui est pas fondamentalement inférieur non plus. Le communautarisme britannique produit au moins nombre de journalistes, de députés et de ministres issus de l’immigration.


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