Aspiration à l’égalité, appropriation sociale et démocratie

samedi 22 août 2009.
 

La crise a donné un nouvel élan aux valeurs de justice sociale. Même Nicolas Sarkozy doit en tenir compte…

« Une société égalitaire, c’est le contraire d’une société de liberté et de responsabilité », lançait Nicolas Sarkozy le 24 mars dernier, lors d’un déplacement à Saint-Quentin. Mais plus récemment, à Versailles, le chef de l’État a ajusté sa vision, déclarant que « pour atteindre l’égalité, il faudra savoir donner plus à ceux qui ont moins ». S’il semble ainsi avoir pris conscience du caractère incontournable, politiquement décisif en période de crise, de la référence à l’égalité, il n’est évidemment pas question pour lui de rompre avec les fondamentaux du libéralisme. La suite de son propos en témoigne : « il faudra savoir compenser les handicaps de ceux auxquels la vie a donné d’emblée moins de chance de réussir qu’à tous les autres. Il ne faut pas le faire sur des critères ethniques. (…) Il faut le faire sur des critères sociaux. » Ainsi, toute visée redistributive se devrait d’avoir pour toile de fond non l’égalité des individus concrets, mais celle des chances, qui appréhende la société comme une grande loterie.

L’égalité des chances ouvre aussi, n’en déplaise au chef de l’État qui redécouvre les « critères sociaux » le temps d’un discours, sur la discrimination positive et les logiques de quotas. Plutôt que de renforcer en tant que telles les zones d’éducation prioritaire (ZEP), on donne ainsi la priorité à des expériences comme les « quotas ZEP » de Science-Po. Et que dire du récent rapport proposant un quota de 40 % de femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises ? Cette proposition vise-t-elle à faire progresser l’égalité entre homme et femme ou, plus prosaïquement, à égaliser formellement l’accès au club de celles et ceux qui tirent profit d’un système social inégalitaire ? « Il n’y a aucune contradiction entre la perpétuation des élites et leur diversification : on s’efforce de les diversifier pour les légitimer, pas pour les faire disparaître », tranche l’universitaire américain Walter Benn Michaels, auteur d’un petit livre paru récemment, la Diversité contre l’égalité (1).

Reste que les inégalités sociales se croisent évidemment avec les inégalités de genre : aujourd’hui en France, les femmes perçoivent des salaires inférieurs d’environ 21 % à ceux des hommes. Et le racisme peut être structurel, comme en témoigne la perpétuation d’une économie de type colonial dans les Antilles. Les formes d’inégalités sont multiples, mais celle des revenus revient au cœur du débat public. Début 2009, l’affaire des stock-options de Daniel Bouton, alors PDG de la Société générale, a inauguré le scandale des revenus des grands patrons. En tenant compte uniquement des salaires, les patrons les mieux rémunérés de France touchent entre 80 et 270 années de SMIC (2). Des chiffres qui donnent l’aspect d’une provocation au fatalisme grinçant d’Ernest-Antoine Seillière, ancien patron des patrons, lequel déclarait, dans le cadre d’un dossier du JDD du 29 mars consacré au « divorce » entre les Français et les « super-riches » : « Nous passons d’un monde où triomphait la liberté à un monde où domine l’égalité. »

De l’égalité redistributrice à l’appropriation sociale

Pour que l’égalité domine vraiment, il faudrait peut-être, justement, que la liberté triomphe, non pas la fausse liberté du maître de forge, bien dépendant de ceux qui travaillent pour lui, mais celle de se réaliser soi-même. Cela implique de passer du refus de l’inégalité à l’offensive pour une égalité positive. N’était-ce pas déjà le souci de Marx, opposant, dans sa Critique du programme de Gotha, la logique « à travail égal, salaire égal » d’une société « portant encore les stigmates de l’ancienne société capitaliste » à celle de la société communiste réalisée : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » ? Les luttes pour la « récupération des biens communs », selon l’intitulé du manifeste adopté au Forum altermondialiste de Belem, partent concrètement de cette aspiration à l’appropriation commune, qui se développe dans le monde, notamment en Amérique latine. Début 2009, la Bolivie a adopté par référendum une nouvelle Constitution, dans laquelle certaines ressources, en particulier l’eau, sont considérées comme des biens non privatisables. C’est là le couronnement de plusieurs années de luttes populaires contre des multinationales comme Bechtel, qui utilisaient leur situation de monopole dans certaines régions pour imposer des hausses de tarifs vertigineuses, excluant de fait toute une partie de la population de l’accès à l’eau. Qui dit bien commun dit gestion publique, partout et y compris en France, où l’INSEE a récemment présenté une étude soulignant que les « transferts en nature » réalisés par les services publics (santé, éducation, logement social…) concourent pour plus de deux tiers (69 %) à la réduction des inégalités (3). Loin d’être une valeur abstraite, l’égalité avance en s’appuyant sur les acquis des luttes sociales, cœur battant de toute démocratie véritable.

Parler égalité, c’est parler démocratie

Comme à chaque Fête nationale, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 va revenir inspirer les acteurs du débat politique. De ce texte fondateur, on retient généralement une proclamation de portée universelle : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Il ne s’agit cependant que du début de l’article premier, qui se poursuit en stipulant que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Ainsi, l’égalité est dissociée de « l’égalitarisme » qui effraie tant la droite, et en même temps rapportée à l’idée d’un intérêt général. Mais la question de savoir qui est habilité à définir l’intérêt général ou l’utilité commune n’est pas tranchée. Ce n’est qu’avec la révolution de 1848 que disparaît le suffrage censitaire, qui subordonnait le droit de vote aux ressources. Et encore, dès 1850, une dose de ce suffrage est rétablie, par une loi conditionnant le droit de vote à trois ans de résidence continue dans une même commune. Ainsi, les migrants, petits paysans en exode vers les villes, sont d’emblée exclus, ainsi que les ouvriers précaires.

Parler égalité, c’est donc nécessairement parler démocratie – égale liberté d’intervenir dans les affaires publiques du pays où l’on vit et travaille ainsi que droits et pouvoirs d’intervention pour les salariés qui produisent les richesses dans les entreprises. Où en sommes-nous aujourd’hui de ce combat émancipateur ?

Laurent Etre

(1) La Diversité contre l’égalité, Walter Benn Michaels. Éditions Raisons d’agir, 2009, 7 euros.

(2) Observatoire des inégalités

(3) Portrait social de la France 2008, INSEE.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message