Elections présidentielles au Chili : Pour l’honneur de la gauche, Arrate en grosse progression (interview par Raquel Garrido)

vendredi 2 octobre 2009.
 

Question : Quelle est votre bilan de 20 ans de la Concertacion ? On a le sentiment que c’est la fin de ce cycle politique. Qu’en pensez-vous ?

Jorge Arrate : Oui, vous avez raison, et cela fait quelques années que nous le disons. Si l’on compare les ambitions de 1989 avec la réalité de 2009, on se rend compte que la Concertacion a une grande dette envers les espoirs qu’elle a suscités. Ceci ne veut pas dire qu’elle n’ait pas réalisé une œuvre. Mais c’est très loin d’avoir résolu le problème de la démocratie chilienne et de la structure socio-économique du pays. Le bilan de ces 20 ans c’est que nous vivons dans une semi démocratie, une « démocratie incomplète » comme le dit The Economist pour citer une source qui n’est pas suspecte. Les citoyens, entre 40 et 50 %, ne participent pas aux élections. Plus de 90% des moins de 34 ans ne sont pas inscrits sur les registres électoraux. Dans cette jeunesse, s’est développé une culture du mépris ou du désintérêt pour le suffrage universel. Le système électoral exclu les forces qui n’ont pas suffisamment de votes pour avoir des parlementaires, comme c’est le cas du Parti communiste et la Gauche chrétienne qui depuis 20 ans n’ont jamais eu un seul député. C’est un système unique au monde inventé par Pinochet pour transformer le Chili en un pays bi-partidaire qui exclu ceux qui restent en dehors des grandes coalitions. La démocratie est aussi incomplète car le contrôle des médias est quasi-total. Les deux principaux groupes de journaux sont contrôlés par deux familles de droite, liées aux secteurs les plus conservateurs. L’audiovisuel lui, est entre les mains de l’intégrisme catholique et aussi des conservateurs, et pour ce qui est de la télévision publique, elle est neutralisée par un modèle audiovisuel unique au monde. La télévision publique, par la loi, a l’interdiction de percevoir des fonds publics. Par conséquent, elle doit s’auto financer et se comporte donc comme une chaîne entièrement privée en concurrence avec les autres.

Le bilan en matière socio-économique n’est également pas brillant. Le Chili est un des 12 pays ayant la pire redistribution des richesses au monde. 10% des plus riches possèdent 45% du PIB, et 20% près de 70%. Et ceci n’a pas évolué ces dernières années. Pourtant, le PIB a augmenté, il n’y a pas de doute. La richesse du pays a plus que doublé. Ceci veut dire que la croissance s’est distribuée selon les mêmes proportions qu’elles se distribuaient il y a 20 ans. En conséquence, les différences en terme absolu, ont augmenté. De cela, personne ne parle au Chili. Nous vivons donc dans une semi démocratie et dans une société de plus en plus inégale du point de vue socio-économique. C’est cela notre bilan.

Mais, comment en est-on arrivé là ?

Jorge Arrate : Les transitions sont toujours des processus complexes, ce sont des pactes explicites ou implicites qui impliquent des concessions, des transactions, des négociations, elles ont des côtés obscurs, elles ne sont pas brillantes comme les processus révolutionnaires, mais plutôt opaques. C’est ainsi. Et c’est ce chemin qui fut choisi au Chili. Je crois que c’était effectivement le chemin possible pour mettre un terme à la dictature. Maintenant, qu’est-il arrivé à la Concertacion ? Pourquoi ce chemin possible a-t-il été détourné ? Dans les premières années, il y avait une précaution extrême, nous marchions tous sur des œufs parce qu’il y avait 9 sénateurs désignés par Pinochet de manière telle qu’il nous était impossible de passer un quelconque projet de loi au Congrès. Pinochet était commandant en chef de l’armée alors il y avait une grande prudence. Les questions des droits de l’homme étaient en suspens, on les ouvrait peu à peu. Il a fallu transiger dans deux enquêtes à propos des privatisations réalisées par Pinochet et la Concertacion a commencé à tenter de changer ce système qui est resté avec ces verrous : les quorums constitutionnels, les sénateurs désignés, les lois organiques constitutionnelles avec quorum spécial et le système électoral, dont le principe de base est que 33 % des votes sont égal à 66 %, c’est ça le problème : un tiers est égal à deux tiers. Au fil du temps, les 30% de la droite ce sont transformés en 40% et s’approchent même au 50% parce que le système politique à moulé les résultats électoraux. Donc, le fait est que les changements qui furent tentés, ont échoué. Il leur a manqué du courage, jamais la Concertacion n’a voulu expliquer pourquoi elle n’a pas fait ce sur quoi elle s’était engagée. Pour l’expliquer, elle devrait dénoncer très durement la droite et expliquer à la population, former les citoyens à comprendre que le grand obstacle auquel est confronté le Chili, c’est la droite. La Concertacion n’a pas eu la force de le faire et au contraire s’est plutôt adapté. Le discours consistant à dire que « ce qui est là est ce qui est possible » a grandi. « Faisons de notre mieux dans le cadre du possible ». Elle a accepté le possible comme une donnée factuelle et non comme un objet susceptible d’être modifié à travers la lutte politique et la lutte sociale. Le conformisme s’est installé dans la Concertacion, et en plus un secteur de la Concertacion s’en est très bien accommodé. Ils sont devenus le cœur du système comme c’est le cas de grands lobbyistes qui étaient socialistes, de grands socialistes qui sont passé des grands ministères aux conseils d’administration des entreprises en moins de 15 jours, alors tout simplement la Concertacion s’est éloignée du citoyen. Elle n’a pas voulu se confronter au débat avec eux.

Aujourd’hui, elle fait partie d’une collusion comme je le dis. L’autre jour on m’a demandé s’il y avait une collusion entre Enriquez-Ominami et Pinera, j’ai répondu c’est une collusion entre Frei, Enriquez-Ominami et Pinera. Les trois sont d’accord pour maintenir les choses en l’état, pour ne pas entreprendre les changements nécessaires. Ils sont, tous les trois, candidats de l’Establishment. Dans ce cadre, nous avons livré une bataille au sein du Parti Socialiste pour ouvrir le chemin à un nouvel accord démocratique et populaire, ce qui impliquait d’en terminer avec la Concertacion et d’inventer une autre architecture plus inclusive où pourrait s’incorporer toute la Gauche exclue et, pourquoi pas, chercher d’autres accords. Nous ne sommes pas contre les accords larges, nous croyons qu’ils sont nécessaires pour faire avancer démocratiquement les reformes que nous cherchons. Mais il faut le faire depuis une force politique. S’il n’y a pas de force propre, cela devient très difficile. Ce postulat n’a pas trouvé échos parmi les dirigeants du PS. Le PS est devenu une fédération de clubs, de groupes qui négocient entre eux et se répartissent les postes gouvernementaux et les candidatures parlementaires. Le PS n’a aucun pouvoir dans le monde social, seulement dans les institutions politiques de gouvernement et au Parlement.

Ainsi, nous sommes résolus à mener cette campagne présidentielle pour représenter cette ligne qui était minoritaire au PS quand ce ne fut plus possible de poursuivre en interne parce qu’il devenait imminent que le PS allait désigner Eduardo Frei comme son candidat. A à ce moment là, j’ai décidé avec les camarades qui m’accompagnent de démissionner du PS. A partir de là, s’est ouverte une nouvelle étape qui a abouti à ma désignation par le Parti Communiste, le Parti Humaniste, la Gauche chrétienne et toutes les forces de Juntos Podemos.

Quelles sont les divergences parmi le patronat ? Pourquoi certains soutiennent Eduardo Frei, d’autres Marco Enriquez-Ominami et d’autres Sebastian Pinera ?

Jorge Arrate : Je pense que le nombre le plus important soutient Sébastian Pinera. C’est un patron, il est de leur monde. C’est un des hommes les plus riches du Chili. Mais en même temps, il suscite des résistances dans ce même monde du fait de ses méthodes dans les affaires, ou parce qu’il ne représente pas la droite plus intégriste, la plus catholique, il est plus libéral, alors une autre partie de ce monde est avec Frei et considèrent que tant qu’il n’a pas les clés du Congrès, rien de terrible ne peut leur arriver. En plus, Frei lui-même est également un entrepreneur. Il est aussi de leur monde.

D’autres, plus minoritairement, soutiennent Enriquez. Par exemple le chef de son programme économique est un patron du secteur de l’énergie, en particulier les entreprises thermoélectriques qui font des affaires avec le charbon. En définitive, tous ces patrons se disent que même si ce n’est pas Pinera, ils ne craignent pas les deux autres parce qu’aucun d’eux ne met en question les bases du système. Frei est favorable au libre marché et Enriquez l’a dit clairement : s’il veut un état fort c’est pour mener des politiques sociales d’assistance, mais pas pour changer la structure du système. Il se déclare grand admirateur de la capacité du marché à produire des richesses. Il ne fait jamais référence aux capacités du marché pour les distribuer, et pour cause. Le capital productif et industriel s’est affaibli au Chili au profit du secteur financier. A cause du modèle de développement promu par la dictature et poursuivi et approfondi par ce gouvernement. Ces grands patrons, lorsque Ricardo Lagos (note : Président de 2000 à 2006)a terminé son mandat, lui ont déclaré leur amour. Jamais ils n’avaient gagné autant d’argent que sous le gouvernement de Ricardo Lagos Escobar. C’est la meilleure démonstration de l’échec de la Concertacion à réaliser le changement structurel et à atteindre la démocratisation. Elle a opté pour le modèle néo-libéral de sorte que le grand absent reste le capital productif et industriel. Il n’y a pas de logique productive nationale, tout est transnationalisé. Le Chili est un pays qui a été aliéné du point de vue de sa souveraineté économique dans pratiquement tous les métiers. Ceci a été réalisé grâce à une architecture légale que sont les accords de libre commerce, et ceci est désormais constitutionnalisé dans la dernière version de la Constitution qui porte la signature de Ricardo Lagos Escobar.

Quelles sont vos propositions pour redistribuer et réaliser le changement structurel ?

Jorge Arrate : La Concertacion pour « lutter » contre la pauvreté a essentiellement établi une ligne statistique, fixant l’indigence, à un niveau assez bas en deçà de laquelle on est considéré officiellement pauvre, et ainsi statistiquement le nombre de pauvres a sensiblement été réduit. Mais certains qui étaient juste en dessous de la ligne sont désormais juste au dessus. Il y a désormais une catégorie sociologique, de quasi-pauvres qui font des aller retour en deçà et au-delà de la ligne. Ceci a été présenté comme un grand succès.

Mais, la question des inégalités est un autre sujet. Pour lutter contre elles, il faut développer une action massive, de grande ampleur, simultanée dans tout le pays. Il faut consacrer une part substantielle du PIB à un programme de lutte sur tous les fronts : éducation, santé, habitat, retraites, il faut tout faire en même temps. Si on le fait par morceaux, le système s’ajuste. Nous proposons que le salaire minimum, qui est aujourd’hui de 180.000 pesos chiliens, soit porté à 250.000 pesos chiliens ce qui correspond à ce que l’Eglise Catholique elle-même appelle le salaire minimum étique. Si on veut le faire en 4 ans, cela correspond à une augmentation de 10 à 12% par année, on dirait que c’est beaucoup mais les grandes entreprises doivent pouvoir assumer. Les petites et moyennes entreprises qui génèrent 70% de l’emploi au Chili doivent être soutenues. Nous avons un programme pour renforcer les PME. Leur principal problème de ces dernières n’est pas d’augmenter les salaires, mais plutôt de ne plus payer autant d’intérêt aux banques. Le système bancaire les exploite brutalement. Il faut baisser substantiellement les intérêts qu’elles payent. En outre, il faut leur créer des marchés en leur réservant une part des marchés publics. Certains secteurs économiques devraient leur être réservés. Il est aberrant que l’on installe, comme cela se fait aujourd’hui au Chili, des grands centres commerciaux, les « Malls », en plein centre-ville, ceci liquide tout le petit commerce. Ceci serait totalement impossible à Amsterdam, Barcelone ou Paris. Par exemple, pourquoi voudrions-nous des chaînes de restaurants comme Mac Donald’s, Burger et autres ? Le Chili a une tradition de cafétéria chilienne qui fait d’excellents sandwichs de toutes sortes ; c’est bien meilleur et moins cher que les Fast-Foods. Dans le tourisme aussi il faut réserver des marchés : nous n’avons pas besoin, sur la côte chilienne, de grandes chaînes hôtelières. C’est ce programme de renforcement des PME qui doit leur permettre d’augmenter les salaires.

S’agissant des retraites, on ne peut que constater que malgré les efforts, elles continuent à être misérables. Le dernier gouvernement a mis en place une retraite minimum à 75.000 pesos chiliens (environ 100 euros). C’est trop peu. Il faut les porter au niveau du salaire minimum étique, par un système public. Notre programme prévoit de substituer le système privé en vigueur par un système public.

Les ressources nécessaires que requière l’Etat impliquent surtout une réforme fiscale. 70% des ressources fiscales de l’Etat proviennent aujourd’hui de la TVA payée de façon uniforme par riches et pauvres. C’est le même taux pour le pain que pour un manteau de fourrure. Il faut donc changer le système fiscal pour faire payer plus à ceux qui ont plus, notamment aux entreprises. Les déductions fiscales sont légion ici de sorte que les entreprises payent très peu d’impôts. Les entreprises transnationales biaisent en exportant leurs produits à faible prix et réalisent leurs bénéfices dans les paradis fiscaux. Ici, ils déclarent des pertes ou de très faibles revenus.

Enfin, il faut donner un coup de pouce aux salaires des petits fonctionnaires qui doivent être portés au salaire minimum étique.

Si on fait tout cela, les simulations montrent que l’impact est très significatif. Si on y ajoute les mesures d’investissement dans l’éducation ; la santé et l’habitat, alors on modifie profondément la répartition des richesses.

Vous soutenez l’idée d’une Assemblée Constituante, pourquoi ?

Jorge Arrate : La Constitution en vigueur est celle de Pinochet à laquelle ont été apportées de modifications à la marge. Symboliquement, c’est toujours la Constitution de 1980. En 2005, Lagos l’a réformé sans la transformer en une nouvelle Constitution. L’article 21 limite l’Etat dans toute entreprise de caractère économique. Par exemple, le port de Coquimbo qui est le dernier port aux mains de l’Etat aurait besoin d’un nouveau quai pour accueillir les navires de tourisme transatlantique. Aujourd’hui il ne peut en recevoir qu’un à la fois. Ce port est largement bénéficiaire mais il ne peut pas construire ce quai parce qu’il est propriété de l’Etat. Cet investissement lui est donc interdit. L’Etat a les mains totalement liées. La dimension de l’Etat est d’environ 20% du PIB. Ce chiffre, qui représente la part du PIB qui circule dans le secteur public, est très faible en comparaison avec d’autres pays, comme en France. Chez vous, les universités sont publiques. Hier j’ai eu une réunion avec les recteurs des 16 universités publiques chiliennes qui sont désespérés car, en moyenne, l’Etat finance 20% des frais des universités. Pour le reste, elles doivent s’autofinancer en facturant des frais de scolarité élevés ou en fournissant des services de recherche.

Nous croyons qu’une nouvelle constitution doit être élaborée à travers un processus d’Assemblée constituante. Pour consulter les chiliens sur cette idée nous avons demandé à Michelle Bachelet de rajouter une 4ème urne lors de l’élection du 13 décembre. Il faut élire des Constituants pour discuter d’une Constitution puis la soumettre à référendum.

Certes, les autres candidats se prononcent aujourd’hui pour une nouvelle Constitution, ce qui est le fruit de notre propre campagne en ce sens. Nous en sommes heureux. Mais, en 2005, Enriquez-Ominami et Frei se sont satisfaisait des amendements apportés par Ricardo Lagos. Leur changement de position démontre la force de nos idées. Malheureusement, ils ne sont pas favorables à une Assemblée Constituante. Frei veut une nouvelle Constitution rédigée par des experts et Enriquez-Ominami se méfie ouvertement d’une Assemblée Constituante qu’il considère un processus risqué car, dit-il : « On sait comment on y entre, mais on ne sait pas ce qui en sort ». On pourrait d’ailleurs faire le même reproche à sa candidature !

Q : L’exclusion des citoyens du jeu démocratique ne crée-t-elle pas une crise au Chili comme on l’a vu dans d’autres pays d’Amérique Latine ?

Jorge Arrate : Je pense que l’impact du coup d’état et du régime dictatorial a été bien plus lourd que ce que nous l’avions analysé dans un premier temps. Durant 17 années de Pinochet, le message libre échangiste et autoritaire a été écrasant, la Concertacion n’a pas été capable de rompre ce cycle, malheureusement. On apprécie bien sûr que furent rétablies les libertés fondamentales. Personne ne vient le matin pour nous torturer ou nous faire disparaître mais nous sommes toujours confrontés à des faits comme celui qui a donné lieu à un rassemblement de jeunes récemment, à savoir que le gouvernement a déposé un projet de loi qui rend responsable des dommages occasionnés lors des manifestations par les organisateurs de celles-ci. Concrètement, si tu convoque à une manif dans ton site web, tu peux être retenu comme responsable civilement et pénalement des dommages occasionnés. Je suis ahuri que de telles lois soient présentées, je ne le comprends pas, j’ai du mal à le croire. C’est déjà très difficile au Chili de faire toute action collective qui modifie un tant soit peu le quotidien. Lorsque j’étais Ambassadeur en Argentine, j’ai constaté qu’il y avait constamment des rassemblements autorisés au pied de la Casa Rosada ou du Parlement sans que cela ne choque la police. En Bolivie, le peuple descend dans la rue régulièrement. Ici, le poids de l’héritage de la dictature est énorme.

Ici, l’automobiliste a la priorité sur le citoyen. Et cela tend à s’aggraver, c’est une histoire de fou. L’impact de la dictature a laissé la démocratie chilienne dans un état végétal avec un respirateur artificiel. Et la Concertacion a cru à la menace d’un possible retour des militaires. Ils ont donc priorisé la gouvernabilité, ce qui signifiait que les mouvements sociaux devaient rester tranquille, que le mouvement syndical devait se comporter de façon modérée et du coup, sous ces 20 années du gouvernement de la Concertacion, les mouvements sociaux ont perdu de leur force. Le taux de syndicalisation est à 12-13%, le taux de négociation collective est à 14-15%. L’année dernière, il y a eu quelques victoires syndicales importantes à propos des sous-traitants, des travailleurs des forêts, dans la métallurgie, mais le secteur privé a un taux de syndicalisation très faible, les grandes entreprises n’hésitent pas à créer des filiales pour détruire des syndicats existant en passant sous les seuils légaux. C’est le cas dans les grandes chaînes de distribution. Les salaires sont bas mais les gens consomment grâce à de l’argent « en plastique » en s’endettant, ils achètent même la nourriture et les médicaments à crédit. La chaîne Falabella de grands magasins est devenue une banque. C’est tout un symbole.

Mais, est-ce vrai que la menace militaire a disparu ?

Jorge Arrate : Dans les premières années la sensation partagée par tous était qu’il y avait bien une menace militaire. Il y a bien eu deux « levantamientos » (traduction : soulèvement militaire), qui ont avortés. En réalité, on ne sait pas jusqu’où ils seraient allés. Rétrospectivement, j’ai l’impression qu’ils ne pouvaient pas aller plus loin mais à l’époque nous ne pensions autrement. Rappelez-vous que le Chili fut l’un des derniers pays à sortir de la dictature. En Argentine, l’armée a subit une défaite militaire qui a accéléré sa chute, comme au Portugal ou en Chypre. En Uruguay, ils ont eu un Plébiscite bien avant nous. En Espagne, Franco est mort. Au Chili, le dictateur était vivant, il n’y avait pas de défaite militaire ; la transition chilienne était donc très complexe. Il y avait deux lignes, l’une d’elle était la recherche d’un pacte avec les dictateurs et l’autre était le reversement du régime, ce que prônait le Parti Communiste. Le PC, qui était un parti de masse ancré dans la démocratie, s’est radicalisé vers la Gauche et le PS a parcouru le chemin inverse. Mais cette ligne radicale a également contribué à la possibilité même d’une transition. Le moment venu, il a fallu négocier avec le Frente Patriotico Manuel Rodriguez (organisation armée liée au PC). Mais elle a subi deux revers très graves, le premier fut l’échec de l’attentat contre Pinochet en 1986, l’autre, un an après, fut la découverte des arsenaux militaires permanents dans le Nord, à travers des satellites nord-américains. Après, le mur de Berlin est tombé. Alors, tout ceci a désarticulé la résistance armée et du coup c’est la transition initiée par le PS avec la Concertacion qui s’est imposée. Je pense que nous avons bien fait de participer à ce gouvernement de transition. Sinon, quoi d’autre ? Mais il est ressortit de tout cela une profonde division entre le PS et le PC qui a affaiblit la Gauche.

Votre candidature change-t-elle la gauche chilienne ?

Jorge Arrate : Le Parti Communiste avait déjà réalisé aux dernières présidentielles de 2006 (note : le candidat avait obtenu 5,4 %) un rassemblement, mais il manquait encore un groupe de militants issus de l’histoire socialiste. Comme on dit ici : « la cazuela siempre tiene choclo, sin choclo no hay cazuela » (traduction : la cazuela a toujours du maïs, sans maïs ce n’est pas de la cazuela ). La Gauche sans les Socialistes, ce n’est pas la Gauche. Ce que nous faisons aujourd’hui c’est de nous additionner au premier effort unitaire initié par le PC. Ma candidature a donc pour ambition de reconstruire la gauche au Chili. Les exemples qui émergent en Europe avec Die Linke ou le Parti de Gauche et le « Front de Gauche » sont d’ailleurs particulièrement intéressants à suivre. Ici, le PC avait déjà réalisé aux dernières présidentielles un rassemblement mais il manquait encore le secteur socialiste. Ce que nous faisons aujourd’hui c’est de nous additionner à ce premier effort unitaire. C’est une accumulation d’histoires. Cette gauche classique, socialiste et communiste, se joint aussi à des forces plus récentes comme Izquierda 21, La Surda, des secteurs libertaires. Nous devons nous construire sur la base de fusions successives. C’est l’objectif de cette candidature. Après cette campagne nous resterons ensemble.

C’est là une différence fondamentale avec la candidature d’Alejandro Navarro (note : autre candidat de gauche qui n’a pas voulu participer à la candidature unitaire de Jorge Arrate). Il a une vision messianique de la Gauche. Il croit qu’une étincelle peut mettre le feu à la prairie, pour l’instant on n’a pas vu le feu. C’est une erreur de se passer des communistes et des socialistes. J’ai longtemps espéré que nous arrivions à nous entendre. Mais lui, contrairement à moi, est au début de sa carrière politique, ce qui reste déterminant dans ses choix.

Dernière question, que dîtes-vous à propos des Mapuches ?

Jorge Arrate : Notre programme est très clair sur ce point, nous pensons que la nouvelle Constitution doit reconnaître le caractère plurinational de l’Etat pluriculturel. Nous demandons l’application de la Convention 169 de l’OIT (sur les populations indigènes) et globalement, le fait de payer la dette historique qu’entretiennent les chiliens vis-à-vis du peuple Mapuche.

Les Mapuches ont aujourd’hui des intellectuels, ce qui est un résultat obtenu par la Concertacion qui, par des mesures de préférence, a soutenu la scolarisation des Mapuches. De 1992 à 1994, lorsque je fus Ministre de l’Education, j’ai augmenté tous les ans les bourses d’études réservées aux Mapuches. D’abord dans l’éducation primaire, puis secondaire, puis universitaire. Il y a donc aujourd’hui une génération nouvelle d’intellectuels Mapuches qui ont conscience de leur situation et qui sont devenus des leaders Mapuches. Mais je suis conscient que ce fut insuffisant. Paradoxalement, cette mauvaise politique d’intégration a maintenant suscité une plus forte auto conscience du peuple Mapuche.

Savez-vous, qu’il y a même eu un français qui s’est proclamé Roi de l’Araucania ! (rire)

Note : Il s’agit d’un homme nommé Antoine de Tounens, né dans le Périgord, qui, lors d’un voyage au Chili, se proclama Roi vers 1860 des indiens Araucans (ou Mapuches). Finalement, il fut considéré comme fou et renvoyé en France, où il mourut dans la pauvreté.


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