Intervention de Jacques Dessalangre, PG, au Sénat contre la loi Carle

dimanche 4 octobre 2009.
 

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant d’aborder à proprement parler la proposition de loi relative au financement de l’école privée, je souhaite vous soumettre une question relative au travail parlementaire et tenant plus particulièrement à l’application de l’article 40 de la Constitution. Nous subissons depuis des années dans l’opposition l’application draconienne de cet article qui censure nos propositions et nos amendements avant même que nous n’en débattions au fond. Le Gouvernement et la majorité nous l’opposent sans savoir si nos suggestions sont légitimes et judicieuses.

Lorsque la question de la revalorisation du rôle du Parlement s’est posée, nous avons proposé l’abrogation de l’article 40 afin de donner à l’initiative parlementaire toute son ampleur. Vous avez rejeté notre demande. Aujourd’hui, les propositions de loi émanant de la majorité se multiplient. L’article 40 trouve ainsi une seconde jeunesse, car il devrait aussi s’appliquer, dans toute sa rigueur, à vos propositions.

Mais vous semblez bénéficier de passe-droits. En effet, bien que directement contraire à l’article 40 de la Constitution, cette proposition de loi a miraculeusement passé sans encombres la première lecture.

Le Sénat aurait dû relever cette inconstitutionnalité et déclarer irrecevable son article 1er, qui établit une contribution de la part des communes. Il s’agit donc bien - je cite l’article 40 - de « la création ou l’aggravation d’une charge publique ».

L’article 1er n’est donc pas constitutionnellement recevable. Mais vous avez bénéficié de la cécité momentanée de la commission des finances du Sénat, qui a fait comme s’il n’en était rien. J’ai donc saisi le président de notre commission des finances de cette inconstitutionnalité, conformément à l’article 89 de notre nouveau règlement. Le président Migaud, dont on connaît et reconnaît la qualité, s’est déclaré incompétent au prétexte que la proposition de loi avait déjà été examinée par le Sénat.

Permettez-moi de vous dire que je ne partage nullement l’interprétation erronée qui fut ainsi faite de l’article 89 de notre règlement. Et je souhaite que le Conseil constitutionnel puisse rétablir la portée stricte de l’article 89. Le quatrième alinéa de cet article dispose en effet que « les dispositions de l’article 40 de la Constitution peuvent être opposées à tout moment aux propositions de loi et aux amendements ». Le premier alinéa traite du dépôt devant le bureau de nos propositions de loi. Le deuxième est relatif aux amendements en commission. Le troisième s’applique aux amendements en séance. II n’existe aucun alinéa spécifique relatif aux propositions de loi provenant du Sénat. Ces propositions de loi restent des propositions de loi et sont soumises au même régime juridique. Les conditions de leur recevabilité sont donc les mêmes. Le fait que l’irrecevabilité de celle que nous examinons ait été couverte par la cécité du Sénat et son vote ne saurait enlever à l’article 1er son caractère inconstitutionnel.

Aucune disposition constitutionnelle, aucune décision du Conseil, rien dans notre règlement ne précise que les propositions de loi déjà examinées par le Sénat n’ont plus à respecter l’article 40 de la Constitution.

Permettez-moi de prolonger le raisonnement de la commission des finances jusqu’à l’absurde. Rien dans la Constitution ne réserve un sort particulier à l’article 40. Son régime et sa portée sont les mêmes que ceux des autres articles. Le raisonnement de la commission des finances sur l’application de l’article 40 devrait être le même pour l’ensemble de la Constitution. Nous serions ainsi privés de la possibilité de contester la constitutionnalité d’une proposition ou d’un projet de loi dés lors qu’il a déjà été examiné et voté par l’une des chambres. C’est ridicule !

Le président de notre commission des finances aurait donc dû déclarer irrecevable votre proposition de loi, mais peut-être n’a-t-il pas voulu vous faire subir ce châtiment deux fois dans la même journée, au risque de créer de fâcheux précédents contra legem. En effet, votre proposition de loi suivante sur le vote électronique est tout aussi irrecevable. Cependant, je ne souhaite pas que s’instaure cette « jurisprudence » qui voudrait qu’une proposition de loi inconstitutionnelle soit exonérée de toute sanction juridique dès lors qu’elle est votée en première lecture par le Sénat.

Sur le fond, votre proposition de loi dite « Carle » est également contraire à plusieurs dispositions de la Constitution. Elle vise à asseoir et élargir le financement des écoles privées par les communes et l’impôt. Vous prétendez ainsi éviter une nouvelle guerre scolaire, mais c’est oublier un peu vite que, dans cette « guerre scolaire », chaque partie a largement sa part de responsabilité, et au premier chef l’enseignement confessionnel. Devrions-nous lui donner satisfaction pour éviter de nouvelles tensions ? Car votre proposition de loi va bien plus loin que la loi dite « Debré » de décembre 1959 qui impose aux communes l’obligation de financer les dépenses de fonctionnement des écoles privées sous contrat se trouvant sur leur seul territoire pour les enfants domiciliés dans leur commune.

Ce principe était largement appliqué sans contestation majeure depuis plus de vingt ans jusqu’à ce que l’article 89 de la loi de 2004 cherche à étendre le financement obligatoire des dépenses de fonctionnement aux écoles privées placées sur le territoire de communes voisines. Cet article 89 fut source d’interprétations divergentes et de contentieux à la suite de demandes parfois extravagantes.

La proposition d’aujourd’hui prétend mettre un terme à cet imbroglio juridique, mais elle renforce en fait les nouvelles obligations créées par l’article 89 au bénéfice des écoles privées implantées sur le territoire de communes autres que celle de résidence.

Pourquoi accorder un traitement égalitaire alors qu’il n’y a pas identité entre les systèmes publics et privés ? L’enseignement public est sectorisé pour éviter les phénomènes de ghettoïsation alors que l’enseignement privé ne l’est pas. L’école publique accueille tous les élèves alors que le privé les sélectionne souvent. L’école publique est gratuite alors que l’école privée l’est rarement. L’école publique est laïque alors que l’école privée est le plus souvent confessionnelle.

La loi impose déjà une part de financement public pour le fonctionnement des écoles privées, mais la parité de traitement n’a pas à s’imposer comme le laisse supposer le titre de la proposition de loi. Nous proposerons d’ailleurs par amendement de modifier ce titre afin d’écarter toute idée de parité ou d’égalité entre enseignement public et privé. Si jamais vous persévérez dans cette idée de traitement égalitaire, nous vous proposerons alors un amendement visant à s’assurer que l’enseignement privé bénéficiaire des fonds publics respecte scrupuleusement les valeurs de la République laïque.

Vous souhaitez que l’enseignement privé bénéficie des fonds publics. Assurez-nous alors qu’il respecte les mêmes obligations en matière de refus des communautarismes - notamment par l’interdiction des signes ostensibles d’appartenance religieuse -, de respect de la liberté de conscience, de la liberté de croire et de ne pas croire, de la promotion de la stricte égalité des sexes ! En votant cet amendement, nous mesurerons l’attachement républicain de chacun d’entre nous au-delà des latéralisations partisanes.

Nous vous proposerons également des amendements de suppression car, dans la proposition qui nous est présentée, l’accord du maire n’est ni demandé ni requis alors que les finances de la collectivité locale seront directement engagées. Le maire ne pourra même pas vérifier au préalable que les conditions légales sont respectées. Le préfet, se substituant au conseil municipal et au maire, pourrait ainsi obliger la collectivité à financer.

Par leur caractère obligatoire et automatique ces dispositions législatives contreviennent au principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales. Elles font de surcroît primer l’intérêt particulier sur l’intérêt général. Comment justifier auprès des contribuables qu’une commune se voie obligée de fermer une classe ou une école car quelques parents auraient décidé de placer leurs enfants dans la commune voisine pour des raisons de convictions religieuses, au demeurant tout à fait respectables ?

Les décisions de fermeture tiennent parfois à la présence d’un seul ou de deux enfants. Cette proposition risque d’accentuer les fermetures de classes et d’écoles publiques. Est-ce l’objectif indirectement poursuivi ? Ce serait préoccupant car, quand l’école publique ferme ses portes, c’est le processus d’intégration à la communauté des citoyens et la République laïque qui régressent. Vous organisez la concurrence scolaire sur tout le territoire. C’est la fin de la sectorisation, car les écoles publiques seront concurrencées par les écoles privées limitrophes. C’est un véritable marché de l’enseignement primaire que vous créez et qui provoquera une concurrence entre les communes alors que nous avons besoin de complémentarité et de dialogue.

En sécurisant juridiquement et en élargissant les cas de financement de l’école privée par des fonds publics, combien de millions d’euros supplémentaires seront-ils versés au privé ? Vous organisez un transfert de fonds publics vers le privé alors que certains villages ou regroupements réclament la création d’écoles ou de classes. Tout l’argent que vous souhaitez donner au privé pourrait utilement être consacré à l’enseignement public afin de renforcer et d’améliorer les conditions d’accueil.

Vous prétendez par ailleurs encadrer les cas dans lesquels la commune aura l’obligation de contribuer aux dépenses de l’école privée de la commune voisine. Cette contribution serait due dans quatre hypothèses, dont certaines relèvent de la convenance personnelle.

Le premier motif porte sur l’absence de capacité d’accueil dans la commune de résidence. Ce critère pourrait sembler justifié, mais ce serait oublier un peu vite le principe issu du préambule de la Constitution de 1946 qui dispose que « l’organisation de l’enseignement public, gratuit et laïque à tous les degrés, est un devoir de l’État ». Il devrait, en conséquence, n’y avoir aucune commune ou regroupement de communes dépourvus d’école publique.

Par ailleurs, l’alinéa que je viens de citer impose que l’enseignement soit laïque. Les collectivités locales ne peuvent donc pas sous-traiter leurs obligations scolaires à des associations rattachées à un culte, comme c’est le plus souvent le cas des établissements privés, avec parfois des débordements auxquels je reviendrai en défendant l’un de mes amendements.

Le second motif tiendrait aux obligations professionnelles des parents, lorsqu’ils résident dans une commune qui n’assure pas directement ou indirectement la restauration et la garde des enfants. Mais que recouvre réellement cette catégorie ? S’agit-il uniquement des cas ou les deux parents ont des horaires décalés, ou bien est-ce déjà la porte ouverte aux convenances personnelles ? Pourquoi la proposition n’impose-t-elle pas que la garderie et le service de restauration soient bien assurés dans l’école d’accueil ?

Enfin, le regroupement de la fratrie est l’exemple même du motif pour convenance personnelle. Il suffit qu’une famille ait, pour une raison relevant de son seul choix, scolarisé son premier enfant dans une école privée d’une autre commune pour que la scolarisation de l’ensemble de la fratrie dans ce même établissement soit imposée à la commune de résidence.

L’interprétation large de ces trois « motifs légitimes » recouvre la quasi-totalité des enfants scolarisés dans l’enseignement privé en dehors de leur commune de résidence.

Par ailleurs, lorsque le financement n’est pas rendu obligatoire, il pourra néanmoins être assuré à titre facultatif. Nous sommes en présence d’une atteinte directe aux principes de laïcité et d’égalité. Le choix de subventionner une association rattachée à une religion ou à un culte serait contraire au principe constitutionnel de laïcité selon lequel « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » - article 2 de la loi du 9 décembre 1905.

Attaché aux principes de laïcité de la République et d’égalité des citoyens, je vous appelle, mes chers collègues, à rejeter cette proposition de loi, car elle porte en elle des ferments de désagrégation de l’école républicaine et laïque. Restons attachés à l’adage « à l’enseignement public, fonds publics ; à l’enseignement privé, fonds privés » ! Cet adage ne reflète malheureusement pas le droit applicable depuis les lois Debré, mais pour ma part je reste fidèle aux valeurs défendues par ma famille politique républicaine de gauche, qui s’est toujours élevée contre la loi de 1959 et les accords ultérieurs avec l’enseignement privé.

Je souhaiterais, en cas d’adoption de ce texte, que nous soyons assez nombreux pour prolonger notre engagement républicain et laïque par une saisine du Conseil constitutionnel, qui ne manquera pas de censurer les atteintes les plus flagrantes aux principes de l’article 40, de libre administration des collectivités locales, d’égalité et de laïcité.


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