Epanouissement et travail : couple impossible ? (dossier de L’Humanité 6 articles)

dimanche 25 septembre 2016.
 

1) Introduction

Stress, dépressions, suicides… Le travail serait devenu synonyme de souffrance. Contre tout fatalisme, l’association Observatoire et rencontres du travail (ORT), propose de redécouvrir les valeurs humaines en jeu dans l’activité.

Le 26 septembre dernier, à Paris, l’association Observatoire et rencontres du travail (ORT), impulsée notamment par le philosophe Yves Schwartz, clôturait sa quatrième université d’été par une table ronde invitant à « redécouvrir les valeurs du travail en période de crise ». Dans cet échange de plus de deux heures, auquel participaient les quatre personnalités dont nous publions ci-contre les points de vue, il fut évidemment question des suicides de salariés, de ce que ces tragédies humaines nous disent d’un certain management et, au-delà, d’une organisation du travail exclusivement tournée vers la rentabilité financière.

Le PDG de France Télécom, Didier Lombard, a osé récemment qualifier les suicides dans son entreprise de « mode ». Devant le tollé suscité et la mobilisation syndicale, il s’est excusé, mais refuse toujours de mettre un terme définitif aux changements de poste obligatoires ou « mobilités forcées », dont le principe tient dans un slogan maison particulièrement cynique : « Time to move » (Il est temps de bouger) !

La souffrance au travail n’est pas seulement la conséquence d’une surcharge ; elle est liée tout autant à une attaque en règle contre les collectifs de travail par lesquels les salariés se solidarisent. N’en déplaise au chef de l’État, Nicolas Sarkozy, le travail n’est ni une « valeur » morale ni simplement le moyen de gagner sa vie. Comme l’explique l’ergologie (discipline promue par l’ORT), il est « débat de normes » de l’individu en activité, intervention permanente du travailleur sur l’écart inévitable entre les prescriptions de sa hiérarchie et le réel avec sa part d’imprévus.

Autrement dit, il est création de savoirs, dont il s’agirait de tirer le fil jusqu’à faire apparaître des valeurs humanistes, centrées sur le vivre ensemble. Cette démarche peut contribuer à riposter au discours fataliste selon lequel le travail, en tant qu’effort, serait nécessairement « la part maudite de la vie ». À condition de ne pas se substituer au nécessaire combat contre les normes financières au nom desquelles les vies au travail sont aujourd’hui piétinées.

Laurent Etre

2) Priorité au développement des capacités humaines

Par Jean-Christophe Le Duigou, secrétaire de la CGT.

La crise dans laquelle nous sommes plongés n’est pas que financière. Elle recèle bien d’autres dimensions, ce qui en fait une « crise de système ». Elle pose au mouvement social des questions multiples dont celle de la place de l’activité humaine, et particulièrement de celle du travail, dans les choix collectifs. Depuis au moins vingt-cinq ans, pour augmenter la rentabilité d’un capital en suraccumulation, les entreprises ont mis une pression sans précédent sur les besoins sociaux : elles ont massivement supprimé des emplois, elles ont limité les efforts de recherche et de formation, elles ont dévalorisé les qualifications, développé la précarité, elles n’ont pas suffisamment investi dans la sphère productive.

Cette logique a négativement affecté toutes les dimensions de la vie humaine, freinant le développement social. Il y a bien une dimension anthropologique dans cette crise. L’humain a été la variable d’ajustement. Mais il faut reconnaître que le sort fait au travail a été au coeur de ce processus. La mondialisation, qui aurait pu être la base d’un rapprochement sans précédent, a mis en concurrence les hommes et les femmes à une échelle inédite. Elle a accentué les pressions sur les rémunérations, les normes de travail et d’emploi, les systèmes de protection sociale. Comme l’admet aujourd’hui l’OCDE, la part revenant aux salaires dans les richesses créées a diminué et les inégalités se sont accrues. L’Organisation internationale du travail (OIT) confirme ce diagnostic et va plus loin, dénonçant la rapide montée des emplois informels qui concernent 2 travailleurs sur 3.

La dérive dans la financiarisation a favorisé une accumulation du capital qui a accru les exigences de rentabilité. Cette norme a conduit les entreprises à marcher sur la tête. Elles ont adapté leur gestion du travail et de l’emploi au niveau de rentabilité exigée des capitaux et des marchés financiers. On a connu la consécration de la notion de « sureffectifs », puis celle des fameux « licenciements boursiers » qui aboutissent à la fermeture d’entreprises viables au prétexte qu’elles ne dégagent pas suffisamment de profits et donc de dividendes pour leurs actionnaires. Des taux de rentabilité exigés, nettement supérieurs au taux de croissance des richesses, ont produit une situation intenable sur le long terme : la rémunération des capitaux ne pouvait être obtenue qu’au prix d’une amputation des capacités humaines et matérielles de production.

Le système était condamné à des soubresauts réguliers de plus en plus brutaux. La crise financière est donc la manifestation d’une crise systémique qui résulte d’années de déflation salariale, de récession sociale et de pression sans précédent sur les activités de production. Le travail est aujourd’hui fort mal en point. Le soigner nécessite de desserrer l’étau de la finance et de donner la priorité au développement des capacités humaines. « Moraliser le système » ne suffira donc pas. Poser de nouvelles règles, « réguler », est indispensable mais pas suffisant. La crise actuelle met en exergue le besoin d’une nouvelle stratégie de développement social, économique et environnemental, ce qui suppose évidemment une relance des salaires mais aussi une nouvelle approche du travail.

Au-delà de la bataille revendicative, un affrontement sans précédent de critères, de normes et de valeurs est engagé. Le message doit être clair : le travail n’est nullement la part maudite de la vie humaine. Il en est au contraire une dimension essentielle. Il s’agit désormais de le revaloriser pour assurer un développement humain durable. En d’autres termes, au lieu de considérer l’argent comme une fin en soi, il s’agit de faire des propositions afin de le mettre au service de la satisfaction des besoins humains fondamentaux : la préservation de la planète, l’alimentation, la santé, l’habitat, la culture, la communication, l’information. Répondre à ces besoins nécessite de reconsidérer le travail, sa place, son rôle, son contenu et les capacités créatives de l’homme qui s’y expriment. C’est au vrai sens du terme un enjeu de civilisation.

3) Inventer de nouveaux rapports de travail

Par Daniel Gouttefarde, président de l’association Ambroise-Croizat.

Se lever pour aller « gagner sa vie » et finalement la perdre ou « décider » d’y mettre fin, sur le lieu même du travail, à cause du travail, nous place bien au cœur d’un formidable paradoxe. Les suicides de salariés, aujourd’hui chez France Télécom, hier chez Renault, pour ne prendre que ces deux groupes, portent témoignage et sans doute masquent, d’une certaine façon, l’ampleur et la profondeur du mal être qui grandit et finit par s’enkyster dans la vie au travail, pour ronger si douloureusement celle de femmes et d’hommes, ne voyant plus comme ultime issue, que d’en finir avec une existence faite de trop de souffrance, dont la négation de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font et pensent, nourrit le processus pouvant amener au geste extrême et fatidique. De ce point de vue, les propos récents du PDG de France Télécom assimilant les suicides de salariés de l’entreprise à une « mode », est particulièrement méprisant à l’égard des victimes et de leurs familles, irresponsable et indigne d’un dirigeant d’entreprise qui a aussi en charge, l’a-t-il oublié, la prévention de la santé des personnes qu’il emploie. Il écarte ainsi d’un revers de main ses propres responsabilités en rejetant sur le dos des victimes ce qui relève de sa gestion et de sa direction. Pour autant, qui peut encore s’étonner des ravages causés par des types de management au seul service des objectifs de rentabilité, de productivité et de dividendes à servir aux actionnaires ? Pour ces objectifs là, il faut exacerber l’individualisme, pousser la compétition au sein même des équipes de travail, attiser la concurrence entre les personnes, cloisonner et rétrécir les espaces de liberté. N’est-ce pas à ces conditions là que le capitalisme vit et prospère ? Quand l’usager devient client, ce n’est pas seulement l’intitulé qui change, c’est la culture de l’entreprise. Celle-ci, face aux exigences financières de plus en plus assénées et assumées est devenue une zone de confrontation et d’extinction des voix (peut être d’extinction des voies), car pour beaucoup le travail est synonyme d’étouffement, de non reconnaissance, d’abêtissement. Il est donc totalement illusoire et un tantinet « naïf » de penser que ce système pourrait s’aménager, être plus soft. Au mieux il serait moins déstabilisateur et moins destructeur de vie. Sur le fond il resterait une machine à produire de la valeur pour quelques uns, une minorité qui ne connaît le travail, ses subtiles et indispensables relations que pour ce qu’il leur permet, avec arrogance et frénésie, d’amasser. Pour ma part, et sans doute suis-je radical, mais je l’assume, je pense qu’il y a incompatibilité de sens et de contenu, entre cette stratégie, et celle qui consiste à replacer l’Humain et son épanouissement au cœur des processus de production. L’Humain qui imagine et fabrique des richesses pour répondre aux besoins de bien-être et d’épanouissement de l’Humain. L’un et l’autre ayant une communauté d’intérêt que le capitalisme s’évertue, non sans succès d’ailleurs, à faire disparaître derrière de prétendus marrons à tirer du feu de la concurrence. Foutaise !

A l’opposé de cela, le travail peut être un nouveau ressort de l’émancipation humaine, une source d’épanouissement, un lieu de collaboration et de co-élaboration, de coopération et d’échange de savoirs, de convivialité retrouvée. Ici et partout. Pour y parvenir, il faut se dégager des critères et des modes de production actuels, il faut inventer de nouveaux rapports où les salariés ne seront plus considérés comme de simples exécutants de scénarii concoctés hors et souvent contre eux, par des petits comités et cénacles, des capitaines d’industrie ou économistes en vogue, formés par les mêmes écoles de pensée et produisant les mêmes réponses. On le constate, inadaptées. Il faut imaginer un autre type de gestion des ressources humaines et peut-être même dépasser ce concept pour aller, vite, vers une gestion humaine des ressources. Il est temps et urgent de ne plus considérer l’humain comme une simple variable d’ajustement aux impératifs de rentabilité financière, utilisable et exploitable jusqu’à son épuisement. Alors qu’Etats et peuples s’interrogent sur les ressources énergétiques, forestières, alimentaires, sur le climat, la faune et la flore de la planète, il serait incongru que la première des richesses, la personne humaine, ne soit pas placée au centre des préoccupations et de tout projet et perspective. Je propose de sacraliser l’Etre humain au lieu du coffre fort. Comme il faut bien commencer par un bout, je suggère que les entreprises de l’économie sociale (mutuelles, Comités d’entreprises, associations, SCOP, et même organisations syndicales en tant qu’employeurs,…), qui n’ont rien à gagner à imiter, voir à cloner les entreprises capitalistes, fassent la démonstration qu’en plaçant la personne, le salarié, comme axe d’un nouveau développement, parviennent à une nouvelle efficacité économique et sociale. Humblement et modestement, c’est ce que nous essayons d’initier au sein de l’association Ambroise Croizat. Comme d’autres, nous travaillons à maintenir et à développer le plus haut niveau possible de qualité de nos missions au service des publics accueillis. C’est d’autant plus difficile que les enveloppes budgétaires s’amenuisent et que les personnels sont mobilisés pour assurer cette qualité avec des moyens réduits. De ce fait, les questions de mal-vie, voir de souffrance parfois, ne nous épargnent pas. Mais au lieu de jouer l’autruche ou de manier la carotte et le bâton, nous voulons y répondre par davantage de coopérations et d’interactivité entre nos établissements et leurs équipes. Nous essayons de passer d’une vie les uns à côté des autres, à une vie les uns avec les autres en donnant la parole aux 600 salariés pour construire ensemble les outils pour desserrer l’étau contraignant des politiques publiques. Nous pensons ainsi (re)construire du lien par du partage. L’innovation sociale dont nous nous prévalons, n’est pas seulement un résultat, c’est aussi un moyen dont l’efficacité et la portée dépendent de la démocratie à faire vivre avec les salariés. Je suis preneur d’une charte qui formalise un tel engagement.

Malgré les difficultés, les obstacles, réels ou supposés, nous devons, là où l’entreprise capitaliste segmente et isole, créer des espaces coopératifs et collaboratifs. Le travail et son efficacité en dépendent ainsi que la vie en santé du travailleur. N’est-ce pas ainsi qu’il pourrait venir au travail, non plus à reculons, mais pour y mieux vivre dans une communauté de sens ?

4) Restaurer les capacités d’expression des salariés. Le travail est-il le ressort de l’émancipation humaine ?

Par Elsa Fayner, journaliste (*).

Selon un sondage de l’Anact, parmi les 40% de français qui se déclarent « stressés », 60% le seraient du fait de leur travail. Et la principale cause évoquée par les salariés sondés concerne l’organisation du travail : surcharge, multiplication des tâches parallèles, absence de moments ce répit. Coupable désignée : l’intensification du travail. On travaillerait plus intensivement, sans pause, à flux tendu, toujours dans l’urgence, voire sous le regard du client. Mais au-delà, ne doit-on pas se pencher sur les changements qualitatifs introduits ces dernières années° ?

Comme le constate le Dr Philippe Davezies, de l’Institut Universitaire de Médecine et Santé au Travail, « les incohérences et contradictions, qui se sont révélées de façon catastrophique au niveau de la sphère financière, ont leur pendant au niveau le plus microscopique de la production des biens et des services ». Elles se traduisent notamment par une réduction des possibilités d’appropriation du travail par le travailleur. Une appropriation que l’ergologie appelle « débat de normes ».

En permanence, l’individu, dans toute activité, doit arbitrer entre des prescriptions, c’est-à-dire des normes qui le précédent, et des normes qu’il doit se donner lui-même pour vivre son travail. La réalité, avec ses imprévus, ses tensions, lui impose des adaptations, des reconfigurations, des « renormalisations » : le travailleur s’adapte en fonction du temps qu’il fait, de la qualité du matériau, de sa fatigue, de son respect pour ses collèges, des valeurs qu’il défend, etc. Dans cette logique, la souffrance arrive quand le débat de normes, ou quand l’appropriation personnelle, ne sont plus permises, faute de temps.

Si l’intensification du travail est cause de mal-être, c’est donc parce qu’elle impose des choix qui n’en sont plus. Dans l’industrie chimique, l’intérimaire n’a plus le temps de la rigueur pour intervenir en maintenance. Dans les maisons de retraites, l’auxiliaire de vie ne peut pas, en 15 minutes, accompagner la personne âgée dans ses gestes de toilette, et encourager son autonomie° ; elle doit les effectuer à sa place. L’employé de banque doit vendre, lui, le produit financier sur lequel son établissement fait campagne, quelle que soit la situation de son client. Ne plus s’appesantir sur les « détails », ne plus adapter la réponse à chaque usager, ne plus faire preuve, donc, d’expérience ni de métier, taire la volonté de créer un lien social dans le travail : telles sont les évolutions actuelles qui conduisent à un mal-être au travail, mais également à des troubles de la santé.

Comment y remédier ? L’ergologie propose une ergo-formation, une ergo-prévention ou encore un ergo-management. Qu’est-ce à dire ? Si l’ergo-management consiste, pour le manager qui prend une décision, à observer et à écouter le débat de normes qui se joue en chaque employé, jusqu’où doit-il en tenir compte ? Peut-être doit-il se tenir à l’écoute des remarques récurrentes, émanant d’un certain nombre de salariés qui exercent les mêmes fonctions, pour comprendre comment la consigne générale se heurte à des obstacles communs, à une réappropriation collective ? Encore faut-il que les travailleurs eux-mêmes soient en mesure de l’exprimer, dans un contexte de complexification du travail, et d’individualisation des contraintes, des objectifs, des salaires mais également des fonctions elles-mêmes. Un contexte qui mène à l’effondrement des capacités d’expression des difficultés du travail. À supposer ces capacités restaurées, ou instaurées, comment, ensuite, se faire entendre des directions ? D’après une étude de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (2), « la santé et la sécurité au travail ne sont pas considérées comme des facteurs contribuant à la viabilité économique d’une entreprise ». L’étude montre pourtant l’impact positif de la santé au travail sur la performance économique. Reste à restaurer du "débat de normes" à ce niveau-là aussi .

(*) Auteure de Et pourtant je me suis levée tôt (éditions Panama, 2008), animatrice du blog « Et voilà le travail » (www. voila-le-travail.fr).

(1) http://www.qualitedevieautravail.or... (2) http://voila-le-travail.fr/2009/09/...

5) Un débat de valeurs

Par Marcelle Duc, maître de conférences en sociologie, membre de « Observatoire et rencontres du travail ».

L’ergologie parle des « valeurs du travail ». De quoi s’agit-il exactement ? Quelles valeurs sont en jeu dans le travail en général ?

Marcelle Duc. La question des valeurs du travail est centrale et n’est pas une expression sans ambigüités. Le travail n’est pas en soi porteur de valeurs. C’est plutôt l’activité déployée dans différentes situations qui va se nourrir de valeurs. En effet, pour que le travail se fasse, les hommes et les femmes modifient les normes existantes, les transgressent, en créent de nouvelles. Travailler c’est donc « renormaliser », engager un débat de normes. Le travail est bien l’expression d’une activité où ces renormalisations amènent sans cesse à faire des choix en fonction de valeurs propres qui se transforment d’ailleurs en fonction des expériences vécues. Y. Schwartz spécifie clairement deux types de valeurs, dans le dernier ouvrage qu’il a dirigé avec L. Durrive (L’activité en dialogues, Octares 2009) : les valeurs quantitatives et sans dimension. Les premières, qui sont extérieures à l’activité, sont de l’ordre du monétaire, des ratios économiques et sont considérées comme des objectifs à atteindre. Les secondes, construites dans l’activité, renvoient à des valeurs comme la santé, la qualité, la solidarité, le service public, la justice, l’égalité, la démocratie… La démarche ergologique invite à rendre plus visible ces débats de valeurs pour penser la transformation du travail et du vivre ensemble. Car les valeurs circulent dans tous les sens, entre travail et hors travail. Si dans le travail s’imposent l’individualisme, le chacun pour-soi, l’indifférence au contenu du travail (priorité à l’emploi par temps de crise) ou bien des valeurs de solidarité, de respect des hommes et de leurs savoirs, le débat entre citoyens ne sera pas le même. On va souvent chercher de fausses bonnes raisons dans les mécanismes de la globalisation, de la crise financière… Certes, il ne faut pas négliger ces aspects-là mais si on s’illusionne en croyant que ce qui se joue dans le travail est complètement conditionné par le macro, d’une certaine manière on ne croit pas en l’homme, à ses capacités normatives, à ses capacités transformatrices.

Que peuvent apporter les valeurs « sans dimension » à la réflexion sur la crise du capitalisme ?

Marcelle Duc. L’issue à la crise ne viendra pas de quelques intelligences qui auraient su trouver, à l’extérieur de ce qui se vit, le bon modèle (scientifique) et les bonnes valeurs pour régler nos manières de produire, de consommer, de décider ensemble pour habiter un monde commun. Il faut oser penser un autre régime de production des savoirs, articuler les plus grandes exigences conceptuelles avec ce que nous apprend l’activité des hommes et des femmes dans des situations que personne ne peut totalement anticiper. Il faut donc se doter de nouveaux dispositifs de production de savoirs. C’est dans ce sens que l’ergologie propose de construire des Groupes de Rencontres du Travail pour être plus attentif à ces valeurs qui rendent le travail possible et vivable et dont les modalités concrètes sont toujours à inventer en fonction de chacune des situations.

Le phénomène des suicides au travail conduit certains analystes, commentateurs, à considérer que les individus seraient « malades du travail », comme si le suicide était un cas-limite d’une souffrance structurelle renvoyant autant au travail lui-même, au sens d’effort, qu’à une organisation particulière du travail… Qu’en pensez-vous ? Comment l’ergologie se positionne-t-elle dans ce débat ?

Marcelle Duc. Les suicides au travail font l’actualité et il serait préférable de voir porter la question sur comment le travail permet-il de se construire une santé. Si le travail est pensé comme la part maudite de la vie, alors il ne peut être que le résultat d’une souffrance. Certes de nombreuses situations (forte intensification, réorganisations successives, mobilité contrainte et fermeture de sites, forte judiciarisation et procédurisation des activités, pression sur l’encadrement…) mettent les personnes dans la difficulté à renormaliser au point que chaque acte ou décision est d’un coût trop élevé. Avec les Groupes de Rencontres du Travail que le réseau d’ergologues met en place (sur demande d’institutions, d’entreprises), on peut mieux dévoiler, en partant de l’activité de travail, l’importance et la force du collectif pour chacun des individus. On peut trouver des alternatives où il ne s’agit plus seulement de « résister » à la pression, à la souffrance, à l’isolement. On peut alors dessiner et faire émerger des projets tournés vers le travailler et le vivre autrement.

Entretien réalisé par Laurent Etre

6) Le geste de travail est un geste identitaire

Par Marie Pezé, Docteure en psychologie, responsable de la consultation Souffrance et travail au CASH de Nanterre (*).

Je veux réécrire avec force la centralité du travail dans la construction de l’identité, dans l’accomplissement de soi, dans le maintien d’un équilibre psychique, somatique et même social. Car, pas d’illusion, nous ne tenons pas notre identité de nous-mêmes. Il nous faut le regard d’autrui, regard dans le champ amoureux, regard dans le champ social.

En contrepartie de la contribution que nous apportons à l’organisation du travail, nous attendons une reconnaissance. Pas simplement un salaire mais aussi une rétribution identitaire. La reconnaissance de la qualité de notre travail est LA réponse à nos attentes subjectives. Alors, la fatigue, les difficultés, les doutes s’évanouissent devant la contribution à l’oeuvre collective et la place que l’on a pu se construire parmi les autres. Le travail trouve aux soubresauts pulsionnels une issue socialement valorisée et utile. Nous voyons les dégâts de la violence quand l’issue sociale leur est barrée par un chômage chronique.

Les gestes de métier ne sont donc pas que des enchaînements musculaires efficaces et opératoires. Ils s’ancrent dans notre enfance par la copie des modèles aimés et admirés. Dans les traditions de métier transmises par apprentissage, nouant des liens étroits entre l’activité du corps et l’appartenance à un collectif de travail. Enfin, ils traduisent notre identité de genre, notre appartenance à un sexe. Est-il besoin que je rappelle qu’une femme n’occupe pas les mêmes métiers dans la division sexuelle du travail ? À elles, la prise en charge de la saleté, de la souffrance, de la mort, de la maladie, des personnes âgées, des enfants.

Notre engagement corporel au travail parle de notre identité sociale, de notre identité de genre, de notre identité personnelle.

Toucher aux gestes de travail, c’est toucher à notre identité. Si l’ouvrier à la chaîne, l’aide-soignante pris dans une organisation du travail verrouillée ne peuvent rien investir de leurs ressorts personnels, il y aura souffrance. Quelle négociation possible avec sa part personnelle lorsque les gestes de travail renvoient à une manualité ingrate, répétitive ? Penser est alors inutile. Le silence mental se prête bien mieux au travail monotone et se maintient par la répression de soi, geste après geste, jour après jour.

Premier symptôme, la fatigue usure du geste vidé de sens qu’il faut accomplir quand même, en réprimant toute activité spontanée pour coller au script qui défile sur le prompteur, sans écart autorisé.

Quand le geste n’exprime plus rien, il ne sert qu’à tenir.

(*) Psychanalyste, psychosomaticienne et experte judiciaire, a publié le Deuxième Corps

(La Dispute, 2002) et Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés (Pearson, 2008).


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