STO colonial pour les jeunes indochinois de 1939 à 1944 La mémoire des linh tho

mercredi 28 mars 2018.
 

Ils avaient à peine vingt ans lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate en 1939. Parqués dans 
des camps, ils seront 
soumis à « une sorte 
de STO colonial », 
en métropole. 
La Camargue leur devra l’essor de la riziculture. Le journaliste Pierre Daum a sorti de l’oubli ces jeunes Vietnamiens. Leurs enfants se souviennent. La ville d’Arles leur rend hommage.

« Je suis venu sauver la France. » Il se souvient dans un grand éclat de rire de cette réponse candide qu’il faisait, dans un français maladroit, aux curieux étonnés de la présence, en 1940, à Marseille, d’un jeune Indochinois à peine sorti de l’adolescence. Lê Ba Dang, quatre-vingt-neuf ans, aujourd’hui artiste plasticien de renommée internationale, fut l’un de ces travailleurs vietnamiens que la France réquisitionna à partir de 1939 pour combler les besoins en main-d’œuvre de son industrie de guerre. Quatorze mille Marocains, six mille Algériens et quatre mille Malgaches furent alors recrutés. Mais c’est la colonie d’Extrême-Orient qui fournit le contingent le plus important de ces « ouvriers non spécialisés » (ONS, « linh tho » en vietnamien), destinés au remplacement des travailleurs français mobilisés. Au total, vingt mille jeunes Indochinois furent enrôlés, parfois de force, sous la supervision du ministère des Colonies et du service de la main-d’œuvre indigène, rattaché au ministère du Travail.

Pour la première fois, aujourd’hui, un hommage officiel leur sera rendu par le maire d’Arles, Hervé Schiavetti (PCF). Lequel envisage même d’inscrire leur mémoire dans l’espace public, avec « la dénomination d’un lieu » dédié à ces travailleurs indochinois qui prirent une part décisive au développement de la riziculture en Camargue à partir de 1942. Une page méconnue de l’histoire coloniale française, extirpée de l’oubli par un livre que leur a consacré le journaliste Pierre Daum (1). L’auteur a découvert cette histoire par hasard, lors d’un reportage en 2004 sur l’occupation de l’usine Lustucru d’Arles, chargée du conditionnement du riz de Camargue. À cette occasion, il apprend que ce sont des travailleurs indochinois déplacés en « métropole » pendant la Seconde Guerre mondiale qui permirent l’essor de la riziculture dans cette région. « Jusqu’alors, la culture du riz dans le delta du Rhône était marginale, essentiellement destinée à dessaler la terre et à la préparer à d’autres cultures, comme celle de la vigne », insiste-t-il.

Pierre Daum est parti sur les traces de ces « immigrés de force », d’abord en France, puis au Vietnam, recueillant les témoignages de survivants, moins nombreux d’année en année. Des récits qu’il a confrontés aux archives, pour reconstituer le parcours de ces hommes auxquels furent infligés d’effroyables traitements. Dès la phase de recrutement, c’est la violence d’État qui huile les rouages d’une administration coloniale usant sans scrupule de la menace et de la force pour remplir les objectifs fixés par Paris. Mais la contrainte n’est pas l’unique ressort. Les recruteurs jouent habilement du désir de découvrir la France. Ceux qui sont mus par cette soif de nouveaux horizons déchantent vite. Durant la traversée, l’encadrement ne lésine pas sur les sévices. « Nous avons voyagé pendant trente jours dans des conditions épouvantables, à fond de cale, serrés les uns contre les autres, avec interdiction de monter sur le pont. Comme des esclaves  ! » se souvient avec émotion Lê Ba Dang. À leur arrivée à Marseille, les jeunes gens sont transférés au pénitencier des Baumettes, à peine achevé, où ils sont parqués à six par cellule. Ils sont ensuite répartis aux quatre coins de la France, affectés à des usines, principalement des poudreries, où leur sont confiés les travaux les plus difficiles, les plus périlleux et les plus nocifs pour la santé. Dans les camps, où éclateront régulièrement grèves et rébellions, des baraques de bois et de tôle tiennent lieu d’abris à ces semi-prisonniers soumis à une discipline de fer. Tous racontent un quotidien de misère, de relégation et de souffrance dans une France de Vichy au racisme décomplexé. « Les humiliations racistes étaient surtout le fait d’officiers coloniaux. Gonflés de mépris, ils voyaient les Vietnamiens comme des rien du tout », relate Lê Ba Dang. Une dispute avec l’un d’entre eux valut d’ailleurs au jeune homme d’être envoyé en camp disciplinaire à Lannemezan. Profitant de la charrette qui ravitaillait chaque semaine le camp, il prit la fuite et se retrouva à Toulouse, sans papiers, sans un sou. À l’errance succéda le travail en usine. Le hasard d’une heureuse rencontre avec un compatriote le poussa à s’inscrire à l’école des Beaux-Arts. Ouvrier le jour, étudiant le soir, artiste en devenir dans le désastre de la guerre et de l’Occupation. Certains de ses compatriotes rejoignirent les maquis de la Résistance. Mais la plupart endurèrent encore de longues années de servitude et de souffrance.

Après la débâcle, seule une infime partie d’entre eux put retourner au pays  : la route de l’Extrême-Orient était barrée par la flotte britannique. Les ONS sont alors affectés par le régime de Vichy à divers travaux comme l’assainissement de marais en Dordogne. Un millier d’entre eux sont employés à la récolte du sel chez Pechiney aux Salins-de-Giraud. Plusieurs centaines d’autres travailleront au développement de la riziculture en Camargue. Regroupés dans des camps à Agde, Bergerac, Sorgues, Toulouse ou encore Marseille, en zone sud, les ONS indochinois seront mis à la disposition de l’occupant, après l’invasion de celle-ci en novembre 1942. Il faudra attendre 1946 pour qu’ils commencent à être renvoyés dans leur pays. Les derniers contingents ne quitteront la France qu’en 1952. Un millier de travailleurs indochinois choisiront cependant de rester en France. Des hommes retenus, souvent, par une histoire d’amour. Plutôt politisés, influencés par les mouvements trotskistes et communistes, de nombreux « linh tho » restés en France militèrent, après la guerre, pour l’indépendance de leur pays.

Trinh Xûan Bô fut de ceux-là. Affecté, à son arrivée en France, à la poudrerie de Saint-Chamas, sur les bords de l’étang de Berre, puis envoyé à la Société agricole de Basse-Camargue, comme secrétaire comptable, il fut, après la guerre, employé à la Compagnie salinière de Camargue. « Il épousa, dès 1948, la cause de l’indépendance du Vietnam. Il était communiste, syndicaliste CGT, élu au CE. Il défendait les ouvriers du salin. Il était très estimé. Il nous a transmis le goût du combat et de belles valeurs, celles du peuple vietnamien qui a gardé la tête haute pendant trente ans de guerre », confie l’un de ses fils, Richard Trinh, resté en Camargue, aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Lê Ba Dang se remémore, lui, les collectes organisées par les étudiants pour soutenir le Viêt-minh. Le vieil homme exhibe avec fierté un cliché photographique sur lequel il figure auprès de Hô Chi Minh, à Biarritz. Plus tard, lors de l’agression américaine, les anciens « linh tho » prendront à nouveau fait et cause pour le Vietnam. Ce qui n’empêchera pas, explique l’historien Alain Ruscio, que domine longtemps, chez les autorités vietnamiennes, « une certaine défiance, une forme de suspicion envers eux ». Signe de détente  ? Aujourd’hui, l’ambassade du Vietnam en France salue l’hommage arlésien comme « une très bonne initiative » et se félicite que « pour la première fois, une commune française reconnaisse la contribution de ces travailleurs vietnamiens ». En charge du travail de mémoire à l’Union générale des Vietnamiens de France, Pascal Lê Phat Tan regrette le manque de transmission de cette mémoire. « Les anciens de la communauté sont partis sans parler de ce passé, sans doute par pudeur », explique-t-il. Les enfants des « linh thô », eux, reconstituent peu à peu ce passé en éclats. Comme Joël Pham, à l’origine d’un site Internet remarquablement documenté (2), qui espère recenser dans un mémorial virtuel les noms de ces hommes que la France « a voulu oublier ». « Il est bon de rafraîchir la mémoire des Français sur les conditions dans lesquelles ils ont été recrutés et sur la façon dont ils ont été traités. Les Français ne savent pas réellement ce qu’était la colonisation. Ils sont restés sur l’image de la France apportant ses lumières aux petits “bougnouls” et aux petits “niakoués”. Cette vision a vécu », tranche Richard Trinh. « Ils rêvaient de découvrir la France, un pays de libertés, ils se sont retrouvés ici dans une sorte de STO colonial », complète son frère Claude.

Pour Pierre Daum, l’hommage rendu à ces hommes va plus loin que le simple geste mémoriel  : « La société française a besoin, non pas de repentance – un mot piège tendu par la droite –, mais d’une reconnaissance officielle des pages sombres de son histoire coloniale. Cela contribuerait à faire reculer le racisme qui frappe les personnes issues des immigrations coloniales et postcoloniales. »

Rosa Moissaoui, L’Humanité

(1) Pierre Daum, Immigrés de force. 
Les travailleurs indochinois en France 
(1939-1952), préface de Gilles Manceron. Éditions Solin-Actes Sud, 2009. (2) www.travailleurs-indochinois.org


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