1956 : De l’élection d’une majorité Front républicain à l’erreur des pouvoirs spéciaux sur l’Algérie (par Roland Leroy, PCF)

jeudi 14 mars 2024.
 

- 2 janvier 1956 Le Front républicain (socialistes, radicaux et "centre gauche") sort majoritaire des élections législatives pour finir la guerre d’Algérie

- 12 mars 1956 Les députés Front républicain et du PCF votent les pleins pouvoirs en Algérie au gouvernement qui va intensifier la guerre

Entretien avec Roland Leroy : Acteur et témoin de cette époque, puisqu’élu député de Seine-Maritime le 2 janvier 1956, membre du Bureau politique du PCF de 1961 à 1994, et directeur de l’Humanité de 1974 à 1994.

Quel souvenir gardez-vous de votre première élection à la Chambre des députés ?

Roland Leroy. J’ai été élu jeune député en janvier 1956, alors que le Parti communiste avait fortement progressé en pourcentage et gagné de nombreux sièges, porté par sa position contre la guerre en Algérie (1).

Ce scrutin avait été marqué aussi par le succès du " Front républicain ", composé du Parti socialiste, d’une grande partie du Parti radical - avec Mendès-France -, et de " républicains sociaux ", c’est-à-dire de gaullistes, parmi lesquels Chaban-Delmas.

En décembre 1955, moins d’un mois avant les élections, Guy Mollet, d’une part, Pierre Mendès-France, d’autre part, avaient fait des discours contre la guerre d’Algérie, prononçant des mots durs contre ce qu’ils appelaient, d’ailleurs, " la guerre " ; et beaucoup de ceux qui avaient voté pour le " Front républicain " l’avaient fait pour signifier leur volonté qu’il soit mis fin à celle-ci.

C’est dans cette situation que nous avons voté en faveur de la composition du gouvernement Guy Mollet, malgré le fait (et en le regrettant) que ni Mollet, ni Mendès-France n’aient voulu d’une alliance, d’une entente déclarée avec les communistes.

Quelques semaines auparavant, vous aviez été en pointe dans le mouvement contre le rappel de réservistes pour " l’Afrique du Nord ". Comment avez-vous vécu l’enchaînement, dans un si court laps de temps, de tous ces événements ?

Roland Leroy. J’étais à la direction d’une fédération communiste - la Seine-Maritime - où il n’est pas exagéré de dire que la lutte contre les guerres coloniales était profondément ancrée dans la tradition ouvrière, populaire - les cheminots, les dockers, les marins… - avec des mouvements de grande ampleur contre la guerre d’Indochine, comme le refus de charger des armes à destination du Vietnam, par exemple.

Nous menions un travail politique important qui avait abouti à des alliances larges contre la guerre, particulièrement avec les milieux chrétiens, avec aussi un Mouvement de la paix très influent, dont l’un des coprésidents était le pasteur de la plus importante communauté protestante de Rouen, et dont étaient membres plusieurs prêtres ainsi que des organisations de la jeunesse catholique. En octobre 1955, le gouvernement d’Edgar Faure procéda au rappel des réservistes pour les envoyer en Afrique du Nord, officiellement au Maroc.

Il faut savoir que les " rappelés " étaient cantonnés dans des casernes proches de leur domicile, et que nous avions une activité politique importante parmi eux. C’est ainsi que s’est constituée, informellement, avec des militants chrétiens, une sorte de comité, dans la caserne Richepanse où était stationné le 406e Régiment d’Infanterie.

Au moment où 600 " rappelés " ont été rassemblés - c’était, je crois, le 6 octobre - et alors que le colonel allait donner l’ordre de monter dans les camions, un sous-officier, le sergent Jean Meaux, un cheminot de Sotteville, est sorti du rang et a signifié - comme cela était convenu - que les " rappelés " refusaient de partir. Les officiers étaient désemparés et ils avaient du mal à entrer en relation avec leur hiérarchie qui, elle-même, était prise de court. Immédiatement, nous en avons appelé au soutien de la population, et de puissantes manifestations ont eu lieu autour de la caserne, avec, pendant deux jours, des combats assez vifs contre les forces de police.

J’ai pris la parole à plusieurs reprises, m’adressant à la fois aux " rappelés " et aux travailleurs, et formulant publiquement des propositions d’actions communes à la fédération du Parti socialiste - dont le secrétaire était alors Pierre Bérégovoy - pour le soutien aux rappelés, contre la répression, etc. Ces propositions sont restées sans réponse, de même qu’ont été rejetées, quelques semaines plus tard, celles d’" apparentement " avec la SFIO, de façon à retourner contre ses auteurs la loi de 1951 (2).

C’est dans ces conditions, dans cet état d’esprit, que 4 députés communistes ont été élus en Seine-Maritime le 2 janvier 1956, et qu’un communiste est devenu dans cette même période maire du Havre à la faveur d’une élection partielle (3).

Le vote des pouvoirs spéciaux, en mars 1956, n’a-t-il pas, en une certaine façon, sinon contredit, du moins édulcoré " l’état d’esprit " que vous venez d’évoquer ?

Roland Leroy. Ma première intervention de parlementaire - le 1er ou le 2 mars -, quelques jours donc avant le vote des pouvoirs spéciaux, consistait en une question orale au gouvernement.

J’interpellai le ministre de la Défense, Bourgès-Maunoury, pour lui demander la levée des sanctions contre les " rappelés ", et notamment la libération de Jean Meaux, suite aux manifestations de Rouen. Pendant mon intervention, Bourgès-Maunoury a quitté son banc en signe de protestation. Ce fut le premier incident sérieux avec le gouvernement Guy Mollet.

Je note, pour l’anecdote, qu’au même moment, un député poujadiste criait : " À Moscou ! " C’était Le Pen.

C’est dans ce contexte qu’est intervenu le vote des pouvoirs spéciaux, peu de temps après le voyage de Mollet à Alger - un voyage demeuré célèbre dans la mesure où Catroux, qui venait d’être nommé ministre-résident en Algérie, présenta sa démission dès que fut connue à Paris la nouvelle de la manifestation pro-" Algérie française " hostile à Mollet, et où l’on avait pu entendre des mots d’ordre du genre : " À mort Catroux ! " Immédiatement, depuis Alger, Guy Mollet avait nommé Robert Lacoste ministre-résident.

C’est dire la complexité de ce moment. L’espoir que le gouvernement fasse la paix en Algérie était encore puissant chez les électeurs qui avaient assuré le succès du " Front républicain " et le progrès très net du Parti communiste, et il ne s’était pas encore transformé en désillusion.

Nous étions conscients que Guy Mollet avait capitulé à partir du 6 février à Alger, nous étions conscients du risque de voir se refaire une entente autour d’une politique de " centre-droit " favorable au maintien de l’Algérie dans son statut de colonie…

Mais vous avez tout de même voté ce texte…

Roland Leroy. Je n’ai pas participé aux débats du Comité central - j’en avais été retiré en 1954 et je n’y ai été réélu qu’en juillet 1956 - mais j’ai participé à la discussion du groupe parlementaire. Celle-ci a été animée.

Tout le monde - je le répète - était conscient du risque de voir la guerre se prolonger et le gouvernement Mollet pratiquer une autre politique que celle sur laquelle il avait été constitué.

La décision - je me souviens de l’intervention de Maurice Thorez - a été prise avant tout à partir de l’idée qu’il fallait laisser intactes les possibilités de rassemblement et d’action du mouvement populaire, pour prolonger la volonté exprimée lors des élections et exiger la négociation et la paix en Algérie. C’est cette considération qui a l’emporté (4).

Depuis lors, à ma connaissance, il n’y a pas eu de révision officielle de cette position par le Parti communiste - la seule position prise étant celle d’Étienne Fajon, qui a écrit plus tard dans un livre qu’il jugeait, " personnellement, que la décision de voter les pouvoirs spéciaux était très contestable ".

Il ajoutait : " Les conditions nécessaires pour qu’elle puisse faire grandir le mouvement populaire en faveur du droit du peuple algérien à l’autodétermination n’existaient pas encore ". Je crois, en effet, qu’il y a eu une erreur d’appréciation. Nous avions pensé que ce vote favoriserait le développement du mouvement populaire alors qu’il a contribué, au contraire, à le désarmer, puisqu’il a contribué à une réelle désillusion.

Nous étions conscients que le Parti socialiste était en train d’amorcer une politique d’alliance avec la droite, mais nous pensions que notre vote freinerait considérablement ce processus ; dans la réalité, cela n’a pas été le cas, nous nous sommes trompés.

S’est-il agi seulement d’une erreur d’appréciation, d’une faute " tactique " ?

Roland Leroy. Ce vote touche, en effet, à quelque chose de plus profond, qui a à voir avec la stratégie politique du Parti communiste. Il y a quelque temps, j’ai retrouvé mes " cahiers " de " l’école de quatre mois " du Parti, que j’ai suivie en 1950.

Et j’ai relu le cours concernant la " politique coloniale ". Trois grands " principes " la fondaient : le respect de l’idée de Marx selon laquelle un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre ; le droit pour les peuples colonisés, ou dominés nationalement, à la libre disposition ; enfin, l’idée que " le droit au divorce n’est pas l’obligation de divorcer ", et donc que l’appréciation quant à la prise de position sur l’indépendance, sur la séparation du pays colonisé du pays colonisateur, devait tenir compte, essentiellement, de la situation mondiale.

En d’autres termes, est-ce qu’une séparation fait avancer les idées de progrès ou est-ce qu’elle les fait reculer ?

Comme, à l’époque, nous avions la conception d’un monde divisé en deux camps antagonistes, dont l’un, le camp du socialisme, avec l’URSS à sa tête, était le camp de la paix, on mesure que l’appréciation du mouvement anticolonial était située dans cette stratégie d’ensemble.

Or, à cette même époque, notre stratégie politique consistait en la recherche d’une alliance politique avec le Parti socialiste, et non pas en la recherche d’un mouvement populaire capable de faire changer les choses. Au fond, la tactique électorale, politique et parlementaire était élevée au rang de stratégie.

C’était déjà l’idée du " programme commun ", puisque, pour les élections de 1956, nous avions fait la proposition d’un " programme démocratique " au Parti socialiste. Cela nous a amenés d’ailleurs à sous-estimer l’importance de forces qui se faisaient jour ou qui s’exprimaient sans se reconnaître forcément dans des partis organisés.

Et l’on peut rapprocher cette réalité de ce qui s’est passé douze ans plus tard quand nous n’avons pas compris totalement la portée et la signification du mouvement de 1968.

Il n’en reste pas moins qu’à ce moment-là, nous prenions position pour le droit à l’indépendance du peuple algérien et que Jacques Duclos, qui fut le porte-parole du groupe communiste dans ce débat, soulignait le caractère que nous qualifiions d’" ambigu " des pouvoirs demandés.

Il ajoutait alors : " Nous considérons que ce qui compte avant tout, c’est le développement de l’unité d’action ouvrière et populaire, et nous sommes convaincus qu’elle parviendra rapidement à imposer le cessez-le-feu et l’ouverture de négociations sans lesquelles le problème algérien ne pourra pas être réglé. Notre vote exprime notre volonté très nette de faire obstacle à toutes les manouvres de la réaction en développant l’unité d’action de la classe ouvrière et des masses populaires ". Voilà où résidait notre intention.

Et notre erreur. Nous considérions la guerre d’Algérie comme importante, mais nous pensions aussi que la solution à la guerre d’Algérie ne pouvait venir que d’une " union de la gauche ", en croyant - à tort - que notre vote la favoriserait.

Le troisième " principe " que vous avez évoqué - " Le droit au divorce n’est pas l’obligation de divorcer " - ne contient-il pas l’idée qu’aurait été possible, si j’ose dire, une sorte de " démocratisation " de l’empire colonial ?

Roland Leroy. C’est ce " principe ", en tout cas, qui est à la base de la prise de position de Maurice Thorez en 1939 parlant de l’Algérie comme d’une " nation en formation ", comme plus tard il a été à la base de notre soutien à la conception de " l’Union française ".

La lutte anticoloniale du Parti communiste a de profondes racines - de la guerre du Maroc, en 1925, à la dénonciation de la propagande colonialiste au moment de l’Exposition universelle de 1931 - mais il y a eu aussi les événements de Sétif.

Dans mes " cahiers " de l’école de " quatre mois ", j’ai retrouvé, à ce propos, les notes prises lors d’un " cours " de Léon Feix : " À l’égard des soldats français dans les colonies. 1945. Constantinois. Les FTP ont participé à l’assassinat de 50 000 Algériens. Il y avait des communistes. Il ne faut pas que cette honte se renouvelle ".

Il faut se rappeler qu’il y avait eu un peu avant, lors du congrès de Gennevilliers, en 1950, une autocritique de la politique coloniale du Parti communiste et qu’à partir de là, avait été affirmé la nécessité de laisser les communistes des pays colonisés se déterminer eux-mêmes, en s’appuyant sur l’expérience de Hô Chi-minh. C’est ainsi que les fédérations du Parti communiste de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion, ont été dissoutes, et sont devenues les Partis communistes de la Réunion, de la Guadeloupe, de la Martinique, comme il existait déjà des Partis communistes algérien, tunisien, marocain…

Cela étant dit, dans la mesure où nous estimions qu’il y avait une chance d’orienter autrement la politique française, nous pouvions être amenés à penser que le peuple algérien avait intérêt à ne pas se séparer définitivement de la France.

À cet égard, je pense au dessin de Mittelberg, paru dans l’Humanité du 7 janvier 1956, et reproduit dans le tome II de l’excellent ouvrage publié sous la direction d’Henri Alleg, la Guerre d’Algérie : on voit un train, la République assise sur des wagons sur lesquels il est écrit " 200 000 jeunes ", qui donne un coup de pied à la locomotive qui se détache du train, et la locomotive fait de la fumée qui forme le portrait de Guy Mollet ; puis, il est écrit : " Messieurs les voyageurs sont informés que par décision du Front populaire, les trains à destination de l’Algérie sont annulés ".

Ce dessin est significatif de l’état d’esprit dans lequel nous pouvions nous trouver, à savoir la possibilité d’un gouvernement de Front populaire, avec un accord explicite, si ce n’est une participation communiste. Et il donne aussi la mesure de l’espoir que pouvait représenter le scrutin de 1956, avec l’élection, je le répète, de 150 députés communistes…

Entretien réalisé par

Jean-Paul Monferran

(1) Avec 25,9 % des suffrages exprimés, le PCF obtint alors 150 députés, soit son meilleur résultat depuis juin 1946.

(2) Cette loi - imprégnée de l’esprit de " troisième force " et visant explicitement à amoindrir la représentation communiste - permettait à plusieurs formations politiques de se regrouper (en se déclarant " apparentées "), et à se partager la totalité des sièges à pourvoir à la proportionnelle dans un département, si elles remportaient ensemble la majorité des suffrages.

(3) Il s’agit de René Cance, maire du Havre de 1956 à 1959, puis de 1965 à 1971, date à laquelle André Duroméa lui succéda. René Cance, qui fut également à plusieurs reprises député de Seine-Maritime, est décédé en 1982 à l’âge de quatre-vingt-sept ans.


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