De l’usage du concept de totalitarisme (Jean Ristat)

samedi 16 janvier 2010.
 

De l’usage du concept de totalitarisme (1)

Le livre de Michael Christofferson les Intellectuels contre la gauche, sous-titre « l’Idéologie anti-totalitaire en France, 1968-1981 », fait partie des ouvrages (ils ne sont pas nombreux) indispensables à qui veut comprendre l’histoire des années soixante-dix, et d’abord savoir ce qui s’est vraiment passé, à cette époque-là, sur la scène intellectuelle française.

Michael Christofferson est professeur d’histoire contemporaine à l’université de l’État de Pennsylvanie. Il n’est en rien impliqué dans les débats hexagonaux. Sa contribution à l’histoire des intellectuels français relève d’une méthode « sans a priori et sans idées reçues » qui consiste à suivre « pas à pas [...] l’enchaînement des faits » (Ph. Oliveira).

Il ne va pas tomber dans le travers d’une simple chronique des années soixante-dix, mais articuler cette période précise de son étude à celles qui l’ont précédée : on se contente généralement de répéter qu’elles furent, intellectuellement, dominées par le philocommunisme et le tiers-mondisme.

Cependant, nous explique-t-il, il y a dans le milieu des années soixante-dix un changement radical dans la position des intellectuels français qui vont commencer à mener « une vigoureuse offensive contre le « totalitarisme de gauche » : pour eux, la pensée marxiste et révolutionnaire et le totalitarisme ont partie liée. Christofferson ouvre son essai sur une étude comparative consacrée au concept de totalitarisme.

D’où vient le mot ? Son sens et son usage sont-ils les mêmes en Italie, en Allemagne, aux États-Unis et en France ? Évidemment non, et la lecture de l’Introduction est instructive à cet égard. Il montre l’histoire de la construction du concept, ses variations. Ainsi, Hannah Arendt dans les Origines du totalitarisme, en 1951, le fonde sur la terreur « qui cherche à détruire l’individu autonome pour instaurer le règne d’une idéologie ». Mais en 1966, elle considère que « l’Union soviétique ne peut plus être qualifiée de totalitaire au sens strict du terme ». D’autres théoriciens vont réviser, reformuler leur définition, comme Brzezinski (conseiller de la présidence US), ou ne plus l’utiliser, comme Friedrich, pour appréhender la réalité soviétique des années soixante-dix. « Au milieu des années soixante-dix, la cote du concept de totalitarisme est au plus bas dans la plupart des pays qui l’ont vu naître pendant la guerre froide. »

Aussi, s’interroge Christofferson, « pourquoi les intellectuels hexagonaux se tournent-ils vers cette notion pour décrire non seulement le stalinisme mais également l’Union soviétique de leur époque (ainsi que toute pratique marxiste révolutionnaire) au moment même où leurs homologues occidentaux l’abandonnent ? » Il s’emploie à répondre à cette question en comparant les particularités américaines, allemandes ou italiennes à la situation française. Ce sont les relations des intellectuels de gauche avec le PCF qui vont expliquer que l’histoire du concept de totalitarisme en France est « tributaire de considérations politiques locales et non d’une analyse distanciée... » L’histoire du concept de totalitarisme est celle de son instrumentalisation, c’est-à-dire qu’elle est politique avant tout.

Je ne peux me livrer à un compte rendu détaillé des différents chapitres de ce livre. Je me contenterai d’en souligner les moments essentiels. Le premier chapitre « Du temps des compagnons de route à celui des gauchistes » montre ce que va devenir le projet révolutionnaire de 1944 à 1974 : dans l’immédiat après-guerre, il n’est pas fondamentalement remis en question. Les « intellectuels de gauche » ont simplement le « souci de défendre la liberté dans le cadre du socialisme ». Peu à peu, cependant, ils vont prendre leur distance, puis passer à une opposition de plus en plus déclarée et frontale au PCF et contester la nécessité d’œuvrer à la réalisation d’un projet révolutionnaire. Le rapport Khrouchtchev, l’insurrection hongroise en 1956, la guerre d’Algérie, l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir jouent évidemment un rôle déterminant dans cette désaffection de l’intelligentsia de gauche.

Elle prône la démocratie directe et réaffirme et approfondit, dès 1968, des orientations libertaires, se refusant pour « une frange extrême des intellectuels » à l’exercice même du pouvoir. En 1972, la naissance de l’Union de la gauche et le Programme commun exacerbent les critiques contre le communisme. « La profondeur du gouffre apparu entre, d’un côté, les penseurs marqués par un gauchisme diffus et, de l’autre, les partis de gauche progressant rapidement vers le pouvoir, explique les particularités françaises du moment antitotalitaire des années soixante-dix », écrit Christofferson. Et non la parution de l’Archipel du Goulag, de Soljenitsyne.

Dans le chapitre II, il démontre avec force que le prétendu « choc » de la réception de cet ouvrage ne tient pas à ses « révélations » pour la bonne raison que « la majorité des intellectuels non communistes connaissent déjà parfaitement les échecs du socialisme soviétique ». Christofferson analyse « l’effet goulag » comme une invention a posteriori des intellectuels non-communistes pour contrer la montée en puissance du PCF à partir d’octobre 1974. Plus les chances de l’Union de la gauche d’accéder au pouvoir vont grandir, plus « le goulag » va devenir « un thème omniprésent dans le débat intellectuel et politique ». En 1974, au moment de la publication de l’Archipel du Goulag, le PCF va lancer une violente attaque contre ce livre et son auteur. Selon Christofferson, la controverse qui s’ensuivit, « l’affaire Soljenitsyne », favorisera l’essor de la critique du totalitarisme dont André Glucksmann et Claude Lefort se font les hérauts. Ces derniers vont même jusqu’à affirmer que les intellectuels auraient tout ignoré du goulag avant 1974...

Au fur et à mesure que le PCF perd sa place de premier parti de gauche, il faut donc « changer de tactique » et prétendre que « désormais c’est la domination idéologique du PCF qui transforme l’Union de la gauche en aventure dangereuse ».

Ainsi va-t-on faire de Soljenitsyne une figure prophétique, un nouveau Dreyfus, un nouveau Dostoïevski. Porteur d’une vérité universelle, il va légitimer, explique Christofferson, leurs discours, les installer comme « les seuls vrais représentants de la vocation de l’intellectuel ». Comment reçoit-on aux États-Unis, en Grande-Bretagne, l’Archipel du Goulag ? « Les opinions réactionnaires de l’écrivain russe heurtent les idées de la gauche intellectuelle. » En Allemagne fédérale, il en va de même au fur et à mesure des prises de position de Soljenitsyne sur la guerre froide. Le PCI a protesté clairement contre l’expulsion de l’écrivain d’URSS et, contrairement à la France, l’Archipel du Goulag n’est pas un enjeu de la politique intérieure italienne.

Jean Ristat Les Lettres françaises, 7/11/2009

De l’usage du concept de totalitarisme 2

La période historique sur laquelle travaille Michael Chris- tofferson (1968-1981) peut sembler bien lointaine. L’URSS était alors considérée comme la deuxième puissance mondiale. On parlait des pays du « socialisme réel », de la lutte anti-impérialiste, et le Parti socialiste français ne s’était pas encore rallié à l’économie de marché. Certes. Cependant la lecture du livre de Michael Christofferson me paraît fort utile si l’on veut comprendre comment s’est peu à peu formée la configuration idéologique de notre époque dite postmoderne et libérale dé- mocrate, celle de la mondialisation capitaliste. Tout comme la lecture, je le dis pour mémoire, de l’ouvrage de Zizek, Vous avez dit totalitarisme, dans lequel il montre que, « loin d’être un concept théorique pertinent, la notion de totalitarisme (…) au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne (…) nous dispense du devoir de penser et nous empêche même positivement de le faire ». Ainsi, ces dernières semaines, à l’occasion du 20e anniversaire de la chute du mur de Berlin, a-t-on pu assister, en France, à une offensive idéologique d’une rare ampleur. La quasi-totalité des médias a célébré la fin du communisme et celle du totalitarisme, le triomphe de la démo- cratie et de la liberté, et le règne sans partage du capitalisme.

La société du spectacle a dépensé sans compter, à Paris comme à Berlin, pour offrir aux peuples enfin libérés un divertissement dont la médiocrité n’était pas sans évoquer celle du défilé conçu par Jean-Paul Goude pour le bicentenaire de la Révolution fran- çaise. Quelques intellectuels, qui comptèrent parmi les acteurs les plus virulents de la campagne antitotalitaire en France de 1974 à 1981, y sont allés de leur prêche bien-pensant : André Glucksmann, bien sûr… D’autres, plus prudents, se sont tus. Je me demande, après avoir pris connaissance des discours, entretiens et analyses dont nous venons d’être « assommés », si tout cela ne manifeste pas « une défaite théorique de la gauche, c’est-à-dire l’acceptation par la gauche des données fondamentales de la démocratie libérale (la “démocratie” se définissant ainsi par opposition au “totalitarisme”) et sa tentative actuelle de redéfinir sa position (son opposition) à l’intérieur de cet espace » (Zizek). Encore faudrait-il savoir ce qu’on entend par gauche…

Lorsque Christofferson parle des « intellectuels de gauche », il est clair qu’il s’agit des intellectuels de gauche non communistes. Ce sont eux qui ont mené le combat antitotalitaire à travers la presse (Libération, par exemple), et surtout les revues : Esprit (Jean- Marie Domenach et Paul Thibaud), les Temps modernes (Jean- Paul Sartre), Faire (Patrick Viveret et Pierre Rosanvallon), Libre (Claude Lefort, Cornélius Castoriadis et Pierre Clastres), pour ne citer qu’elles. Sans oublier Tel quel (Philippe Sollers, Julia Kris- teva et Marcelin Pleynet). C’est sans aucun doute l’un des centres d’intérêt important du travail de Christofferson que d’avoir su mettre en lumière le rôle politique de ces revues durant les décen- nies 1970-1980. Il ne fait pas l’impasse sur les débats internes qui les ont traversées, parfois opposées : pour ou contre la démocratie directe, l’autogestion. Mais il est évident que leur point commun fut l’anticommunisme et la peur de voir le PCF prendre le contrôle idéologique de l’Union de la gauche en dépit des succès électoraux du Parti socialiste

On les voit cependant évoluer au gré des circonstances : l’affron- tement PC-PS en 1974 et l’inflexion de la révolution portugaise en 1975, année au cours de laquelle la revue Esprit va prendre l’ini- tiative d’un colloque sur la question du totalitarisme (novembre). Paul Thibaud va y jouer un rôle fondamental. « Comment, écrit-il, et pourquoi la lutte anticapitaliste produit et reproduit-elle (…) les conditions du totalitarisme ? » Il dénonce par ailleurs « une vulgate idéologique dont le PC est le gérant et le garant intéressé ». Vouloir en finir avec la lutte des classes a-t-il encore un sens ? etc.

Peu à peu, « les intellectuels de gauche » vont « circonscrire les origines du totalitarisme à la sphère des idées ». Edgar Morin et quelques autres vont en faire un produit de l’idéologie révo- lutionnaire, et Glucksmann, celui de « l’évolution de la raison occidentale depuis Platon ». Bref, maintenant que Soljenitsyne leur a ouvert les yeux, ils vont, au nom de l’antitotalitarisme, défendre la démocratie et les droits de l’homme. Une politique de la dissidence se met en place au cours de l’année 1977, d’abord pour soutenir les écrivains ou les intellectuels derrière le rideau de fer, puis en France même. Bernard-Henri Lévy publie la Barbarie à visage humain et André Glucksmann, les Maîtres penseurs. Ces « nouveaux philosophes » se présentent comme « des dissidents, et vice versa ». Lors d’une conférence de Julia Kristeva au centre Beaubourg, « Un nouveau type d’intellectuel : le dissident », en mai 1977, des auditeurs protestent lorsqu’elle ramène « la situation française à celle des régimes communistes ». Glucksmann s’écrie : « Le goulag a déjà commencé ! »

Je laisse au lecteur le soin de suivre l’analyse rigoureuse (cha- pitre V) de Christofferson : il montre avec une précision implacable comment la « nouvelle philosophie » est promue dans les médias et surtout comment, malgré sa médiocrité, ses outrances et ses simplismes théoriques, elle connaît un succès sans précédent, et surtout une légitimité grâce à l’appui des « grands intellectuels ». Roland Barthes est « enchanté » par l’écriture de BHL et Mi- chel Foucault « approuve sans réserve les Maîtres penseurs de Glucksmann dans un vibrant éloge publié par le Nouvel Obser- vateur ». Position énigmatique si l’on considère que les positions de Glucksmann sur le pouvoir et la raison n’ont guère à voir avec celles de Foucault. Christofferson partage l’opinion de Didier Éribon selon laquelle le soutien de Foucault aux Maîtres penseurs était « dicté par des considérations plus politiques que philosophiques ». En un mot, Foucault est un anticommuniste virulent et lorsqu’il « explique que la philosophie est une sorte de journalisme radical (…) il n’opère pas toujours une distinc- tion claire entre ses interventions philosophiques, politiques et médiatiques ». Et Glucksmann ne sera pas en reste : « Foucault est le premier, depuis Marx, à interroger systématiquement les origines les plus immédiates du monde moderne. » J. R.

Les Intellectuels contre la gauche, de Michael Christofferson, Agone Éditeur. 445 pages, 25 euros.

Vous avez dit totalitarisme, de Slavoj Zizek, Amsterdam Éditeur. 270 pages, 9,80 euros

De l’usage du concept de totalitarisme 3


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message