Günter Wallraff, le journaliste dérangeant de la "bonne société" allemande

samedi 24 avril 2010.
 

Votre dernier livre rassemble huit enquêtes. Quel reportage s’avère pour l’instant le plus dérangeant  ?

Günter Wallraff. L’enquête sur la société de chemin de fer allemande, la Deutsche Bahn (DB), suscite beaucoup de remous depuis la sortie 
du livre en Allemagne fin 2009. 
J’y reproche à Mehdorn, alors chef de la DB, de recourir à des méthodes criminelles pour mener la privatisation de l’entreprise. Un système d’espionnage par ordinateur était installé dans plusieurs services, des agences étaient chargées de filer certains employés, quant aux salariés haut placés et peu enclins à 
la privatisation, la direction les mettait au placard sans parfois hésiter à les compromettre en copiant des contenus nazis, voire pornos, sur leurs ordinateurs. L’enquête dérange car elle repose sur les dires d’informateurs internes mais surtout car la politique de Mehdorn a nui 
au plus grand nombre, contribuables, usagers comme employés de la DB.

Pouvez-vous déjà observer des changements en réaction à votre publication  ?

Günter Wallraff. Des centres d’hébergement dans lesquels j’ai dormi pendant mes deux mois passés à trembler de froid dans la peau d’un SDF vont connaître des améliorations. À Hanovre, le bunker dans lequel les normes d’hygiène et de sécurité étaient désastreuses va finalement fermer ses portes. De nouveaux logements vont le remplacer, qui respecteront les standards de dignité humaine. Idem à Francfort  : la cité de conteneurs pouvant parquer jusqu’à 200 personnes devrait être démontée dans les prochains mois.

Il y a aussi du changement dans l’usine de fabrication des petits pains distribués par Lidl, où j’ai travaillé comme ouvrier pendant un mois  : les salaires ont augmenté de 24 %, les caméras de surveillance illégales ont disparu et un comité d’entreprise digne de ce nom a vu le jour. Les premiers signes de régression se font malheureusement déjà sentir  : la direction fait tout pour diviser le personnel. Des intérimaires ont été embauchés et ce n’est pas comme en France où ils touchent une prime de fin de contrat, en Allemagne, ils touchent moitié moins que les autres  !

Vous endossez différents masques pour mieux démasquer les travers de la société. Est-ce qu’il y a des rôles plus difficiles que d’autres  ?

Günter Wallraff. Au niveau physique, je n’aurais pas tenu plus d’un mois dans l’usine de petits pains. Mais les rôles les plus difficiles furent celui d’agent de call centers et surtout celui de journaliste pour le tabloïd allemand Bild (2). Il s’agit de tromper bassement les gens, voire de les manipuler dans le cas de Bild. Je ne me sens pas à l’aise avec ça  ! Dans la rédaction, je devenais complice de leurs cruautés. Un tel rôle devient vite dangereux. C’est un peu comme ces jeux psychologiques où le coupable et la victime sortent de leurs rôles et le deviennent vraiment. Lorsque je prends la peau d’un autre, je garde soigneusement contact avec l’extérieur. C’est indispensable pour garder de la distance avec son rôle. On en a d’ailleurs tous besoin, surtout dans notre société de castes où les semblables restent entre eux.

Vous trouvez à chaque fois une bonne âme pour vous prêter son identité  ?

Günter Wallraff. J’ai des amis qui me prêtent leur passeport ou des personnes qui viennent à moi  : « Prenez donc mes papiers, je n’en ai pas besoin. » Et surtout, j’ai une maquilleuse qui arrive à faire de moi un jeune quinquagénaire, parfois même un quadragénaire  ! Il ne me reste souvent plus qu’à assurer lorsque je me fais serrer. Ce fut le cas avec la grande compagnie d’assurances Gerling, dont le propriétaire était grand adepte des idées nazies. Ce foutu facho m’avait accusé d’usage abusif de papiers d’identité et comme je ne voulais pas mettre l’ami qui m’avait prêté ses papiers dans le pétrin, j’ai expliqué : « C’était à l’époque de 1968, nous vivions dans une commune où tout était partagé selon le principe “ce qui m’appartient t’appartient” » et, du coup, je n’avais pas fait attention si c’était ses papiers ou les miens. Ça nous a tirés d’affaire.

Ce journalisme d’investigation sous l’identité d’un autre porte un nom, la « méthode Wallraff ». Est-elle maintenant reconnue  ?

Günter Wallraff. Autrefois, j’étais souvent accusé de tromper les gens, de dévoiler des affaires soutirées à leurs dépens. Depuis, les temps ont changé. On accepte mon travail. Le jugement rendu à propos de mon rôle de journaliste à la rédaction de Bild y est pour beaucoup  : la dérive du journalisme allemand mise en exergue par mon travail undercover se faisait aux dépens de la société. Mon travail sous une identité d’emprunt en devenait donc légitime. Ce fut un vrai point de gagné, même si ça ne relève que du cas par cas.

Comment réagissent les personnes prises en flagrant délit et nommément citées  ?

Günter Wallraff. Au début, elles contre-attaquaient, en menant des campagnes de diffamation. Bild avait été plus loin  : mes conversations téléphoniques étaient sur écoute et la rédaction avait accès à ce qu’écoutaient les services du renseignement intérieur. Avec les procès, la rédaction fut rappelée à l’ordre, contrairement aux instigateurs du renseignement intérieur.

Mais en général, les personnes dont je dénonce les agissements ont remarqué que de telles réactions ne faisaient que ma publicité. Certaines essayent de calmer le jeu, s’excusent et se montrent prêtes à des améliorations, m’invitant à des vérifications sur place.

Enfin, d’autres personnes rejettent la responsabilité que je leur attribue, comme le gérant de Call On  : « Wall-raff a raison, tout repose sur de la duperie, mais c’est ainsi dans la branche et les autres call centers sont pires. Ce n’est pas au chef d’entreprise d’agir mais au législateur. » Le message a été entendu, de nouvelles lois sont passées.

Les histoires viennent à vous comme si vous étiez le thérapeute des malheureux de ce bas monde.

Günter Wallraff. C’est vrai que la moitié de mon travail consiste à recueillir les doléances de concitoyens. Et je n’ai pas le bureau d’un député  ! C’est éprouvant, mais je réponds volontiers, ça ne fait que réveiller mon engagement. Lorsque la situation est intenable, je décroche mon téléphone et demande à parler au chef de la boîte en question. Je lui dis que s’il ne rétablit pas la situation illico, je sors une publication. La recette a déjà payé plus d’une fois  !

Même des personnes haut placées se confient à vous, comme cet informateur de la DB…

Günter Wallraff. C’est un phénomène nouveau. Les dirigeants viennent à moi lorsqu’ils deviennent dirigés. De tels informateurs me facilitent la tâche, j’obtiens assez vite un bon réseau d’informateurs en échange de l’anonymat de mes sources.

La DB est souvent citée en modèle pour privatiser la SNCF…

Günter Wallraff. Les tentatives de privatisation de Mehdorn n’ont pourtant occasionné que des dégâts  ! Des transports moins sûrs, l’annulation de rames à la suite d’un manque d’entretien du système, etc. Le tout rien que pour soigner le bilan  ! Pour les employés de la DB, la privatisation rime avec une dégradation des conditions de travail et pour les usagers avec une dégradation du service. Les Français devraient plutôt s’inspirer de la Suisse et de sa compagnie de chemin de fer publique  : le réseau suisse est l’un des plus solides et des plus confortables en Europe.

Le régime Hartz IV fait aussi parler le gouvernement…

Günter Wallraff. Pourtant, cette prétendue prise en charge des chômeurs de longue durée n’a plus rien d’un filet social. C’est plutôt une cage dont il devient difficile de sortir une fois tombé dedans  ! Ce ne sont qu’humiliations pour les personnes concernées et charges pour la société en général.

Beaucoup oublient que le nom « Hartz IV » vient d’un homme des plus pourris qui existe. Peter Hartz a toujours été à la disposition des grandes entreprises. Il leur a offert une mesure portant son nom  ! Quant aux initiateurs sociaux-démocrates de cette mesure, Schröder, Steinmeier et Clement, ils ont vendu l’âme du SPD. Le parti populaire a renié ses racines et même si certains essayent de lui redonner une orientation sociale – comme Hannelore Kraft, la présidente du groupe parlementaire de Rhénanie du Nord-Westphalie à la veille des régionales du 9 mai –, la rupture idéologique est consommée.

Quel regard portez-vous sur l’évolution du monde du travail  ?

Günter Wallraff. Lorsque j’ai commencé mon travail dans les années 1960, les conditions de travail étaient très difficiles, parfois plus encore qu’aujourd’hui. Mais il y avait toujours l’espoir d’améliorations sociales. De fait, la solidarité entre les travailleurs était forte. Aujourd’hui, les travailleurs sont sous pression, ils ont peur les uns des autres. Les maladies psychiques se sont incroyablement démultipliées, contrairement aux arrêts maladie. Les salariés ont peur de se faire remarquer. Ils atteignent parfois des sommets de souffrance et présentent des syndromes de burn-out, sont victimes de crises de nerfs. Le travail est plus « dense ». La « compression du travail » est un mot de ces dernières années  : plus de productivité avec encore moins de personnel. Saviez-vous qu’à l’heure actuelle, la moitié des emplois créés en Allemagne sont des emplois précaires et à durée déterminée  ?

Les syndicats sont-ils toujours la meilleure organisation pour défendre les travailleurs  ?

Günter Wallraff. Les syndicats en Allemagne sont certes trop bureaucratisés, mais sans eux, les acquis sociaux auraient certainement complètement disparu  ! Nous devons moderniser les structures en place. Je disais récemment à Frank Bsirske, le président du syndicat des services Ver.di, et à Michael Sommer, le président de la Confédération allemande des syndicats (DGB), qu’au fond les mouvements syndicaux en étaient là où ils avaient commencé. Dans certaines entreprises, les collègues doivent s’organiser en secret de peur d’être virés  ! D’où mon idée de « partenariats » entre un personnel bien organisé dans une entreprise où les tarifs de branche sont respectés et d’autres salariés qui ne connaissent pas de telles conditions de travail. Des « partenariats » pourraient aussi avoir lieu dans une même entreprise entre employés permanents et intérimaires. Chacun serait ainsi conscient de ses droits.

De même, je leur ai proposé la mise en place d’un « commando d’intervention mobile » des syndicats, en réponse aux harcèlements visant à dégager les salariés des entreprises, notamment les employés actifs dans les CE et les salariés assez âgés – ou comme ils disent « moindrement productifs » – qui disposent de contrats de travail les rendant non licenciables. Ces personnes ont besoin d’aide. Un « commando d’intervention mobile » serait assez offensif pour être craint des directions.

Que pensez-vous du débat sur l’identité nationale qui a sévi en France  ?

Günter Wallraff. La France a certaines valeurs comme les droits du citoyen, de la liberté, la révolution et ses luttes sociales. Les travailleurs sont davantage prêts à se battre pour faire valoir leurs droits. Je trouve ça bien de diffuser cette « identité française », cette conscience de classe, notamment auprès des jeunes. Ce serait par exemple inimaginable en Allemagne que le personnel retienne le patron contre son gré. Alors qu’en France, les grévistes ont en général le soutien de la majorité de la population.

Entretien réalisé par Charlotte Noblet


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