"Le principe de classes luttant l’une contre l’autre est d’une vérité patente" (Claude Chabrol, après son film La cérémonie)

samedi 18 mai 2019.
 

La « cérémonie »...

... Je m’amuse à dire que c’est le dernier film marxiste, tout simplement parce que je tiens pour acquis la fatalité de l’existence de la lutte des classes. Je me souviens d’avoir lu, en 1989, une phrase extraordinaire : « La chute du mur de Berlin sonne le glas de la lutte des classes. » Le type qui a écrit cela n’appartenait certainement pas à la classe inférieure. Sans doute était-ce terminé pour lui, mais il aurait peut être fallu demander leur avis aux gens qui en prennent plein la gueule.

J’essaye simplement de ramener les choses à ce qu’elles sont. C’est tellement évident, surtout à l’heure actuelle. On sent bien que la société dans laquelle on vit est très brinquebalante. On a enterré une chose qui emmerdait beaucoup : le fait que les gens étaient de moins en moins cons. C’est très dur à admettre. Il y avait certes un élément grotesque, ubuesque dans le communisme non soviétique : l’admiration des communistes non soviétiques pour le communisme soviétique. Mais même si le communisme est une erreur, même si le remède est mauvais, même si tout ce qu’on veut, il n’empêche que l’analyse, le diagnostic sont bons. Le principe de classes luttant l’une contre l’autre est d’une vérité patente. Ce n’est pas la chute d’un mur qui y changera quoi que ce soit.

Et qu’est-ce qu’un « film marxiste » à vos yeux ?

Je n’en ai pas vu un seul depuis très longtemps. A part quelques films chinois - et encore s’agit-il là d’idéologie communiste, ce qui n’est pas la même chose -, qui peut me citer un film qui essaye d’analyser la société en termes marxistes et de lutte des classes ? A la limite, je trouve que « la Haine » de Mathieu Kassovitz traite du même sujet. Il tient un peu compte de cette donnée-là mais est situé dans un contexte tellement actuel, « à chaud », que cela enlève tout élément philosophique à la chose. J’ai essayé de me dégager de l’actualité pure afin de montrer tout bêtement que ce n’est pas une question d’actualité mais de nature des choses. Jusqu’à maintenant, toute société engendre l’exploitation de l’un par l’autre.

Et pourquoi « dernier » film marxiste ?

Entendons-nous bien : c’est le dernier en date, il peut y en avoir d’autres ! Il n’y a absolument aucune nostalgie là-dedans. Je m’amuse beaucoup à faire un tel film. J’ai cherché à ce que la famille bourgeoise soit extrêmement sympathique car plus elle est telle, plus l’inéluctabilité de la lutte est rendue atroce.

(Rire.)

La violence du passage à l’acte des personnages interprétés par Sandrine Bonnaire et Isabelle Huppert est pour le moins sauvage...

D’un point de vue extérieur, ce qu’elles font semble assez monstrueux. Reste à savoir si ça l’est de leur point de vue à elles, parce que le problème est là. Nous n’avons pas à juger de la monstruosité de l’acte. A mon avis, elles ne sont pas sûres d’avoir eu raison. Elles le sont encore moins d’avoir eu tort. Il est normal que cela laisse un certain goût dans la bouche. On peut les juger d’après nos critères mais nous qui avons la chance de ne pas être analphabètes, que pouvons-nous savoir de ce qui se passe dans la tête de quelqu’un qui, pour survivre, en est à mentir sans arrêt ? C’est terrible.

Vous vous êtes inspiré du roman « l’Analphabète » de Ruth Rendell. A voir ces deux femmes qui deviennent quasiment siamoises, on ne peut s’empêcher de penser au cas des soeurs Papin, qui, dans les années trente, assassinèrent leur patronne au Mans.

Absolument. Je suis sûr que Ruth Rendell y a pensé. Caroline Eliacheff, ma coscénariste, est psychanalyste et m’a signalé une deuxième source vraisemblable de « l’Analphabète » : la thèse de Lacan sur le cas Aimée, qui se rapporterait plus directement au personnage de Jeanne (Isabelle Huppert - NDLR).

Lacan a aussi écrit sur le cas des soeurs Papin, mais en parlant moins de haine sociale que d’une « conscience aliénée », rapporte Elizabeth Roudinesco dans sa biographie du psychanalyste, d’une haine motivée somme toute par la version moderne de la dialectique du maître et de l’esclave et un idéal du maître que les soeurs Papin avaient terriblement bien intégré...

Il y a un détail amusant dans le cas de Marguerite étudié par Lacan, qu’a souligné Roudinesco, me semble-t-il : sa mère était analphabète. Ça boucle la boucle. C’est la loi du ressentiment : la compensation se fait obligatoirement par la violence, parce qu’il n’existe pas d’autres compensations possibles. Le ressentiment en question relève d’une espèce d’indigestion. Ils avalent la différence et en ont une indigestion tant cette différence est énorme. On s’en rapproche. D’ici quelque temps on va bien assister à des virées joyeuses...

On parle beaucoup d’« explosion sociale ». Les explosions ont toujours lieu ailleurs. J’essaye de suggérer qu’il pourrait s’agir d’une implosion. Une implosion sociale est plus douloureuse et il faut l’éviter. D’une certaine manière, notre modèle à tous, la révolution de 1789, n’a pas commencé autrement que par des foyers. Je crois que ça peut être bien pire qu’une révolution.

Le capitalisme triomphant a trouvé une solution formidable aux revendications ouvrières : le principe du chômage systématique. Mais le remède s’avère là pire que le mal, avec tous ces chômeurs, ces « SDF », ces « exclus » comme on dit, qui n’appartiennnent pas à la classe ouvrière et qui sont au-dessous du lumpenprolétariat allemand. Quand vous vous arrêtez à un feu rouge et que vous voyez avec quelle douceur extraordinaire ils viennent vous solliciter, c’est absolument terrifiant. Ils ne sont pas des zombies. Ils font semblant, exprès, de dormir car ils savent que le jour où ils vont se réveiller, cela va être terrible.

Je ne suis pas une pythonisse et je n’ai pas envie d’une révolution mais on voit bien que cela ne peut plus continuer ainsi. Et puis cela m’empêche d’être heureux, moi qui suis un béat naturel, de voir ces gens ainsi et la manière dont ceux qui sont doucement écartés de la société sont utilisés pour éviter les remous sociaux. Dans mon film, l’histoire des conserves périmées remises à un organisme de charité est vraie. Et quand Jeanne dit « vous voulez empoisonner les pauvres », vraisemblablement et inconsciemment, c’est vrai. Ils veulent les empoisonner... Les gens qui font la charité mais oublient leur voisin de palier ne sont pas très frais à mes yeux.

Mon auteur de chevet est Eschyle. Je n’ai évidemment pas pu m’empêcher d’y penser même si cela paraît toujours con de dire avoir fait un film en songeant à la tragédie grecque ! Ce serait plutôt une tragédie... bretonne.

Un des versants par lesquels se manifeste la domination d’une classe sur l’autre, dans « la Cérémonie », est le livre, la lecture, la télévision et, plus largement, la culture...

La culture est un élément énorme de réflexion. C’est pourquoi elle a toujours été bien contrôlée. La télévision est un truc terrible de ce point de vue. Il est vrai que les plus réactionnaires de nos hommes politiques ne peuvent tout de même pas abrutir complètement et définitivement tous les spectateurs. Alors, ils ont réparti les choses de manière amusante sur les différentes chaînes. Je crois qu’il existe une politique systématique de réalisation de téléfilms bien pensants sur des sujets de société du genre « j’ai assisté à un meurtre en sortant de chez mon amant. Est-ce que je dois le dénoncer ». C’est aussi délirant que ça.

La télé devrait être un instrument de culture et, en même temps, beaucoup pensent que la culture est ennuyeuse. Le premier rôle de la télé devrait être d’expliquer qu’au contraire la culture c’est rigolo, agréable, ça fait du bien.

Et le cinéma ? En cette année de « premier siècle » comment voyez-vous le septième art en France ? Est-il des jeunes réalisateurs qui vous intéressent ?

Le cinéma va avoir des hauts et des bas comme le théâtre en a eu. Le problème du cinéma est qu’il coûte cher mais quand les problèmes d’argent sont résolus, notamment par le fait qu’il se fait financer par la télévision... Je trouve le cinéma français très brillant, particulièrement cette année.

J’ai beaucoup aimé « la Haine », costaud pour un deuxième film. J’ai vu également « le Petit Marguerie », de Laurent Bénégui, qui doit sortir à l’automne. Il est assez magique. On me dit que le prochain Sautet sera pas mal. De même pour le Rappeneau. C’est varié, ce sont des cinémas différents comme le disent nos amis de Ciné-cinéfilms. Avec un peu de chance Philippe Clair (réalisateur prolifique d’oeuvres aussi mémorables que « Rodriguez au pays des merguez », « le Führer en folie », « Comment se faire réformer », etc. - NDLR) va nous pondre un autre film.

Une partie de la jeune génération est très FEMIS. C’est du cinéma très sérieux, extrêmememnt volontariste, souvent très bien, comme « les Petits Arrangements avec les morts », de Pascale Ferran. J’avais bien aimé aussi « le Fils du requin », d’Agnès Merlet. C’est très varié, très jeune. C’est épatant. J’en suis partisan. A condition qu’ils me laissent travailler encore et ne viennent pas pousser grand-père dans les orties.

Propos recueillis

Entretien réalisé par Michel Guilloux


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