Le précariat, mode de rapport social du nouvel âge du capitalisme

mercredi 8 décembre 2010.
 

Le populisme et le peuple

Gauche Droite Appartenance sociale et conscience politique

Dans la période récente, au cours des vingt dernières années, tous les penseurs du PS, ne riez pas il y en avait pas mal, se sont concentrés sur la dispersion sociale résultant de la « modernisation » et de « l’essor des nouvelles technologies ». Ils théorisèrent une « individualisation » volontaire et désirée des rapports sociaux. La moyennisation s’est alors doublée d’un adjectif qui en dégageait le sens : « l’individualisation ». L’hégémonie du message publicitaire, producteur de norme comportementale, semblait accompagner un mouvement qu’en réalité il produisait. Période héroïque du vocabulaire égotique : le « sur mesure » et « l’individu » devinrent la norme de toute chose en tout domaine. Derrière les faits qui montraient en effet une atomisation croissante des rapports sociaux de production, les théoriciens socialistes ne voulaient voir que la satisfaction d’une irrésistible pulsion individualiste. Pour eux elle rejoignait à point nommée, l’évolution des rapports de production du futur faits de « télé travail » et de production du « soft » tandis que le « hard » irait se faire produire chez les sous développés. Dans l’ordre politique, le contrat devint l’idéal de la relation sociale plein de la vertu du gré à gré. La loi devenait la contrainte archaïque par son égalitarisme et sa tendance à tout niveler.

Ils n’ont pas vu venir la précarité comme mode transversal de réorganisation des rapports sociaux et humains dans le nouvel âge du capitalisme. Ils ont cru qu’elle ne les concernait pas. Ils ont cru que c’était le nom de l’entre-deux provisoire d’une société enfin libérée de la monotonie du « bol de fer ». A présent, les enquêtes d’opinion montrent une jeunesse qui aspire d’abord à travailler dans la fonction publique. Ceux là demandent de la durée, de la stabilité et du sens. Le contraire de la génération de gogos que forment leurs parents dépités.

Bref, tant que le haut du panier passait d’un poste à l’autre sans période de chômage durable, tout le discours de la moyennisation individualiste resta en place. Le chômage de masse fut largement interprété comme une conséquence douloureuse chez les gens d’en bas de l’inadaptation de leurs formations professionnelles aux évolutions et Bla Bla. Puis les penseurs ont bien dû observer « la coupure entre classe moyenne et classe populaire ». Ce fut le refrain des années 90 et 2000. Evidemment les classes populaires ainsi désignées furent accablées de toutes les tares. Le référendum de 2005 fut un sommet de stigmatisation. Ceux qui avaient des illusions sur le futur radieux du système regardèrent de très, très, haut ceux qui n’en avaient plus aucune, compte tenu de leur quotidien. Si l’on veut avoir une idée du mépris qui accabla le peuple il faut lire les discours du conseil national des socialistes qui suivi la déroute des oui-ouistes. Ou n’importe lequel des éditoriaux de la presse des belles personnes. La racine de la coupure ne fut pas davantage comprise que par le passé. Pour les grands esprits, il s’agissait d’une crise de l’adaptation de la société à l’accélération de l’histoire. Rien de moins, mais rien de plus.

Dans cette vision il n’y a pas de lutte de classes. C’est une vieillerie idéologique sans aucune réalité spontanée. Et l’hyper accumulation de la richesse, comme tous les excès du capitalisme, est un dérèglement. Il se résout dans la « régulation », « la concertation », « le dialogue ». Bien sur, « le contrat » est le maitre mot de cette régulation par les bonnes intentions. Comme s’il s’agissait d’un malentendu que la raison suffirait à faire reculer. Les journaux supprimaient la rubrique sociale au profit de la rubrique « économie » ou « argent » et tout ce qui faisait lutte s’engloutissait dans la rubrique des « problèmes de société ». Cette « régulation concertée » est proposé comme issue aux problèmes de notre temps et comme idéal social. Dans cette vision, le précariat est une maladie regrettable lamentable qui affecte les jeunes et les « famille monoparentales ». Pour ceux-là, la réalité de masse du précariat, sa production et les conséquences de son extension à tous les compartiments de la société n’en font pas un sujet de l’histoire mais un objet de commentaires. Dans le meilleur des cas…

Le précariat n’est pas la marge du système social actuel. Il en est le cœur. Le moteur de la dynamique sociale du présent ce n’est plus l’espoir d’une montée de tous vers la classe moyenne mais la peur de chacun de se voir absorber par le précariat. Le précariat n’est pas un sadisme spécial des possédants : c’est un mode d’exploitation correspondant à la période des taux de profit à deux chiffres. Faire de la politique à gauche comme si on parlait à une armée de travailleurs sous statuts qui pensent à l’amélioration de leur fin de mois et à une cohorte de cadres supérieurs s’éclatant au boulot est une vue de l’esprit sans contact avec le réel. Surtout cela fait passer à côté d’un fait essentiel : du fait de la prise de conscience de l’extension du précariat peu ou prou dans la vie de chacun, l’une et l’autre de ces deux catégories ont en commun une même détestation des injonctions de leur temps qui fonctionnaient hier comme le moteur de la promotion attendue : fais plus vite, davantage, et prouve ta débrouillardise !

Le précariat est un mot de sociologue construit avec les mots précarité et prolétariat. Il nomme la catégorie sociale des gens qui subissent la précarité comme un destin social durable et non comme un « entre deux » provisoire. La précarité est un rapport social global. Elle ne concerne pas que le type de contrat de travail mais tous les aspects de la vie qui pour finir en dépendent : logement, accès au ressources essentielles comme l’eau et l’énergie, et ainsi de suite. Le précariat s’étend dans la société mais également dans la vie de ceux qui le subissent en précarisant petit à petit tous les aspects de leur vie personnelle et même intime… Ce n’est vraiment pas un hasard si madame Parisot a pu dire : « l’amour est provisoire, le travail peut bien l’être aussi ». Le précariat est une catégorie transversale. Il relie et parfois dissout en son sein toutes les catégories du salariat. Il implique aussi bien les ouvriers que les cadres supérieurs. Il fédère par les caractéristiques de mode de vie qu’il confère. La précarité n’est certainement pas un fait nouveau. Elle mine la société depuis des comptes d’années. Ce qui importe dorénavant c’est d’accepter de penser comme un fait politique ce qu’elle produit dans le rapport de force entre l’ordre établi et la volonté de le renverser. Non seulement du point de vue des obstacles que la peur du lendemain soulève mais en point d’appui pour entrainer ceux qu’elle dévore dans le projet de la révolution citoyenne.

On peut mettre des chiffres de population en face de cette réalité sociale. Huit millions de personne vivant en dessous du seuil de pauvreté y figurent à coup sur. Et parmi elles quatre millions de travailleurs. Soient 13,4 % de la population active du pays. Il est important cependant de ne pas confondre précarité et grande pauvreté même si la précarité l’inclut. 23 % des emplois sont précaires, toutes catégories confondues de contrats : CDD, intérim, contrats aidés etc. Il y a ainsi 2,1 millions de salariés en CDD. Un nombre en hausse d’un tiers entre 2002 et 2008. Il y a 550 000 intérimaires : encore une hausse d’un tiers entre 2002 et 2008. La moitié des salariés de moins de 25 ans ont un emploi précaire. Et, à chaque fois, il faudrait préciser qu’il s’agit d’une écrasante majorité de femmes. On peut l’observer clairement dans la fonction publique. Il faut dire que c’est une ramée de précaires qui croupit là dans l’insécurité sociale. Il y a 842 000 non titulaires dans la fonction publique sur 5,3 millions de personnels publics. Cela signifie qu’il y a 16 % de précaires dans l’ancien royaume du bol de fer ! Dans l’Education nationale il y a 47 000 non titulaires. Dans ce nombre, il faut distinguer 70 % de femmes. Et comme si ce n’était pas assez on y trouve 44 % de temps partiel, d’où des salaires très faibles. Ici commence un autre océan de précarité. Celui qui résulte du temps partiel imposé. Il y a 1,4 millions de salariés à temps partiel contraint. Dont évidemment 80 % de femmes ! En hausse de 27 % depuis 2003. Dès lors 40 % des salariés à temps partiel vivent sous le seuil de pauvreté ! La pauvreté atteint 20 % des jeunes de moins de 25 ans, c’est-à-dire près d’un million de personnes ! Précaires, pauvres, jeunes et femmes, quatre mots qui se font écho dans la réalité quotidienne et qui la structurent en profondeur.

La seule stabilité sociale des précaires est leur situation instable autrefois qualifiée d’atypique et qui est la règle à présent. Il faut de huit à onze ans à un jeune pour acquérir un contrat a durée indéterminée (CDI) ! Le précariat est une réalité qui déborde évidemment très largement les cadres de la seule masse des personnes directement concernées. Elle implique aussi les familles, les descendants cela va de soi car les enfants sont en première ligne pour subir les conséquences des carences que le précariat implique. Mais aussi les ascendants, bien obligés de s’impliquer. Elle touche aussi ceux qui en ont peur comme d’un futur immédiat redouté. Elle affecte aussi bien l’ouvrier très qualifié que le smicard. Mais aussi le cadre supérieur au chômage, contraint de devenir un « auto entrepreneur » parfois même par l’entreprise qui l’a licencié ou par celle qui emploie son travail.

La précarité est le mode dominant sous lequel se fait l’accès aux biens et services élémentaires. Elle contamine tous les compartiments de la vie quotidienne. Ainsi du logement. Il y a dorénavant 10 millions de mal logés dans notre pays. Parmi eux 100 000 personnes sans domiciles fixes. Cent quarante mille personnes vivent en camping ou en habitat de fortune. Cinquante mille personnes vivent à l’hôtel. Et la menace frappe largement. Il y a deux cent vingt mille personnes en instance d’expulsion suite à une décision de justice. Ces expulsions vont croissantes en nombre, de près du tiers depuis 2002. A quoi s’ajoutent plus d’un million trois cent mille demandes de logement social, en attente interminable et en hausse d’un quart depuis 2002 ! Je pourrai allonger la liste des catégories de précarisation. Santé, accès à l’énergie énergie, tout est touché. Il y a 8,5 millions de personnes en situation de précarité énergétique. 1,5 millions de logements sans chauffage. L’augmentation du chiffre des coupures d’énergies exprime une nouvelle extension du champ de la précarité. Trente fois supérieure en deux ans ! Pour le Gaz on est passé de 10 000 coupures il y a deux ans à 300 000 en 2010. Pour l’électricité il s’agit de 200 000 coupures par an selon la CGT. 37% des gens coupés seraient des travailleurs pauvres, 15% des familles avec enfant. Et l’eau ! L’eau aussi ! Eau : 130 000 coupures par an. Voyons la santé. Il y a cinq millions d’habitants sans complémentaire santé. Par conséquent 15 % des Français disent avoir déjà renoncé à se faire soigner. J’arrête là une énumération que je prolongerai au fil de mes interventions des prochains mois.

L’émergence du précariat fait davantage qu’obliger à redéfinir le « peuple ». En réalité elle exige le retour de ce concept pour décrire l’acteur historique de notre projet politique. Celui-ci ne peut plus être décrit ni sollicité sous la forme d’une alliance de catégories sociales homogènes comme l’était l’ancienne « alliance des couches moyennes et des couches populaires » dans les rengaines social-démocrate, ou le « front de classes » des années soixante dix au PS. Pour autant on ne peut faire de l’explosion de ces anciennes catégories le prétexte d’une relégation dans l’anomie de toute cette partie de la population que l’on inviterait à se penser comme un intervalle provisoire qu’elle n’est pas. Nommer le peuple c’est déjà faire exister politiquement tous ceux qui le composent dans une catégorie qui les intègre en tant qu’acteur politique positif direct.

Le peuple ne concerne donc pas seulement ceux que l’on nommait jusque là « les inclus ». Il ne « tend pas la main » aux exclus dans le cadre du « care ». Le peuple est la catégorie politique qui se constitue dans la lutte contre la précarisation de toute la société. Le mot désigne donc tous ceux qui ont intérêt à la victoire de cette lutte, les travailleurs sous statuts, les cadres à temps pleins comme les intermittents. Il y a un ennemi du peuple qui doit être abattu politiquement : l’oligarchie. L’oligarchie est l’ensemble de ceux qui profitent du système et font de sa défense une fin en soi. Il s’agit des possédants du CAC 40 et de leur « suite dorée », les médiacrates, trader, yuppies, publicitaires, eurocrates et ainsi de suite dont la caractéristique est le parasitisme et l’inutilité sociale. L’oligarchie règne par la peur du lendemain qu’elle injecte dans le peuple en répandant l’impuissance à maitriser sa vie. Le peuple se constitue dans et par l’opposition aux oligarques. Résister c’est déjà vaincre l’idée que le précariat est une fatalité ou que chacun est personnellement responsable de sa détresse. C’est la politique qui fait le peuple. Comme l’Aventin institua la plèbe ou la prise de la bastille la sans culotterie, la grève la classe ouvrière. Désigner l’ennemi avec des mots qui réorganisent le champ politique dénoue et renoue les sentiments d’appartenance ou d’indifférence politique antérieurs, voila le but de notre propagande et des polémiques à déclencher pour faire réfléchir.

La notion de précarité peut être étendue dans tous les domaines pour être bien combattue. J’ai évoqué de nombreux aspects de la vie quotidienne que la précarité contamine. Mais il faut voir toute la dimension de cette contamination. La précarité n’atteint pas seulement les conditions de la vie du travail mais le contenu de la vie et du travail. Dans la production, quand elle atteint par exemple la constitution des équipes de travail, sans cesse changeante. Quand elle mine les projets industriels, sans cesse remis en cause, reformulés, repris et abandonnés du fait de la précarité des décisions de l’actionnaire, des changements de propriétaires. Je ne cite là que quelques exemples, bien sur. Dans la vie mentale, quand sont enjointes des modes aussi harcelantes que celle de l’éternelle jeunesse précarisant toute idée du bonheur durable. Ou bien celle de l’ouverture et de la transparence qui interdisent toute maturation et construction intime. Toutes ces injonctions sont des arborescences, inavouées comme telles, des principes auto-organisateurs du capitalisme de notre temps : flexibilité, accessibilité permanente, instantanéité.

J’ai assez retenu mon lecteur. Je n’entre donc pas dans une description plus longue à propos du lien fondamental entre lutte contre la précarité et accomplissement humain. Je rappelle seulement que la lutte contre la précarité commence la société humaine elle-même. La lutte contre la précarité de la cueillette fait inventer l’agriculture, la lutte contre la précarité de la chasse fait découvrir l’élevage. Et ainsi de suite jusque dans l’ordre intime. Jusqu’à la lutte contre la précarité des règles de vie et de la condition humaine qui fait inventer les dieux et leurs commandements. Sans oublier la précarité insupportable que répandirent les crises et les destructions à répétition du premier âge du capitalisme industriel. D’où naquirent les doctrines socialistes qui, en proposant des clefs de compréhension, permettaient de nommer, de comprendre et donc d’affronter.


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