Quel rôle pour l’économie dans le débat politique ? (dossier L’Humanité)

dimanche 23 janvier 2011.
 

1) « L’enjeu est de retrouver la réflexivité politique de la science économique »

Par Alain Caillé, sociologue, directeur de la revue du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (mauss).

Vous participez au premier congrès de l’Afep, notamment à une table ronde intitulée « Vers un renouveau 
de l’économie politique  ? ». Quelle est votre vision de l’économie politique  ?

Alain Caillé. Ma conception de l’économie politique, c’est celle d’une discipline qui assume les enjeux politiques, et donc qui renoue avec ce qu’était initialement l’économie, à savoir le relais de la philosophie politique, notamment des théories du contrat. Cette économie politique initiale était, d’Adam Smith à Keynes ou Schumpeter, une discipline faisant de la philosophie politique et de la sociologie par d’autres moyens. Pour devenir science, l’économie s’est calquée sur le modèle des sciences de la nature, de la physique notamment. Elle se présente comme politiquement neutre, alors qu’elle joue un rôle politique déterminant, mais désormais dans un déni total. On voit bien que la science économique inspire aujourd’hui la vision politique dominante à l’échelle mondiale, celle du néolibéralisme. Il me semble donc que l’enjeu principal est de retrouver la réflexivité politique de la science économique. Dans ce contexte, la constitution de l’Afep, pour laquelle la revue du Mauss a beaucoup milité, est une très bonne chose. Les écoles non orthodoxes ont réussi à surmonter leurs différences. Auparavant, elles y accordaient plus d’importance qu’à la lutte contre le paradigme néolibéral dominant. On assistait ainsi à des tirs croisés entre l’école des conventions et celle de la régulation, entre les postmarxistes et les postkeynésiens, etc. Tous ces courants ont fini par comprendre qu’ils couraient à leur perte s’ils continuaient ainsi. Cela fait plus de dix ans qu’il n’y a eu aucun agrégé de sciences économiques en France qui soit issu des rangs hétérodoxes. Avec la création de l’Afep, un rapport de forces va pouvoir enfin s’établir. Cette association peut aussi contribuer à un dialogue de l’économie avec la sociologie, la philosophie, l’histoire. C’est essentiel, parce que toutes ces disciplines sont également touchées par le même phénomène de dépolitisation.

Assistons-nous, depuis 
le déclenchement de la crise 
en 2008, à une repolitisation 
du débat économique  ?

Alain Caillé. Pas tellement, malheureusement. On a au contraire une espèce de confirmation de l’état très étrange du rapport des économistes à leur discipline. Les tenants de l’économie standard reconnaissent que leur théorie est presque intégralement réfutée. Pas un seul théorème ne tient, à commencer par la croyance dans la figure de l’Homo œconomicus. Et pourtant, ces mêmes économistes reconvoquent toujours les mêmes schémas, comme si de rien n’était. Après le déclenchement de la crise, quelques doutes se sont exprimés à droite et à gauche. On a assisté au retour de quelques thèmes keynésiens, comme la reconnaissance du besoin d’une intervention de l’État, etc. Mais on a l’impression, maintenant, que ce n’était qu’une parenthèse. Tout repart de plus belle, comme s’il y avait une incapacité à produire un discours alternatif systématique. J’insiste sur le mot systématique. Bien sûr, des oppositions se font jour et se structurent. L’exemple le plus important est celui du Manifeste des économistes atterrés. Mais ça ne suffit pas à ébranler l’institution académique de la discipline. Or, c’est dans ce mode d’institutionnalisation de la discipline que réside un des problèmes principaux  : celui de la reproduction systématique de la domination idéologique du modèle économique standard.

Quels sont, selon vous, les auteurs 
les plus utiles pour dénaturaliser l’ordre économique dominant  ?

Alain Caillé. Pour la critique anthropologique de l’Homo œconomicus, les deux auteurs fondamentaux à mes yeux sont Marcel Mauss et Karl Polyani. Mais c’est une discussion difficile à mener, à cause du double langage des économistes que je viens d’évoquer. Je repense à un échange avec Joseph Stiglitz, reconnaissant d’un côté que l’Homo œconomicus n’est qu’une croyance et, de l’autre, expliquant que cette figure reste malgré tout cruciale pour la discipline. Ce double langage contribue fortement à la protection des frontières instituées de la discipline. En tout cas, les travaux de Mauss et Polyani sont essentiels en ce qu’ils montrent à quel point l’autonomisation radicale du marché, et la constitution de la société de marché par dissolution de la société dans l’économie résultent d’une décision politique au sens très général du terme.

Entretien réalisé par L. E.

2) L’orthodoxie économique escamote les problèmes qu’elle ne peut traiter

Par Claire Pignol, économiste (université Paris-I-Panthéon-Sorbonne), directrice des Cahiers d’économie politique

L’« économie politique » désigne d’abord l’économie classique de Smith et Ricardo dont nous sommes les héritiers, c’est-à-dire peut-être aussi les esclaves, dans le sens qu’énonçait Keynes lorsqu’il écrivait que « les hommes d’action qui se croient affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé ». Se référer à l’économie politique des classiques, c’est prendre conscience de ces influences, des coups de force qui ont fondé notre discipline afin de n’en être pas esclaves. Le coup de force est sans doute dans la conception de la place du politique relativement à l’économie. Avant toute définition, il faut rappeler que l’économie politique s’est constituée comme une philosophie politique, en définissant l’intérêt général d’une société, et même de toute société, comme un équilibre économique entre des intérêts individuels conçus comme des forces naturelles. Cela est vrai d’ailleurs de l’économie néoclassique des XIXe et XXe siècles qui, en cela, est aussi une économie politique. Simplement, chez ses représentants contemporains, elle s’ignore comme telle. C’est alors qu’elle devient dangereuse, politiquement et institutionnellement, c’est-à-dire dans le rôle qu’elle prétend jouer dans la société et dans l’université. L’un des traits les plus frappants de l’orthodoxie en économie est en effet que ses représentants se présentent comme des techniciens sérieux qui utilisent leur connaissance des mécanismes économiques, conçus comme des forces, pour diriger ces forces dans le sens qu’ils désireront, selon des objectifs politiques indépendants de leur expertise, comme l’on utilise la connaissance des lois de la pesanteur pour construire des ponts ou des avions. C’est pour cela que des économistes probablement sincèrement de gauche sont inévitablement conduits, par exemple, à encourager la mise en concurrence ou l’évaluation permanente des services publics, la baisse des charges sociales et toutes les formes d’impôt négatif, c’est-à-dire à représenter les pauvres comme des malchanceux mal dotés par la nature ou par leur famille, ou comme des victimes des imperfections de la concurrence, ces imperfections venant entre autres, bien sûr, du désir de ceux qui sont moins pauvres ou moins précaires de protéger de la concurrence leurs avantages acquis.

C’est aussi pour cela qu’ils représentent ceux qui proposent un autre discours en matière de politique économique, d’économie publique ou même de théorie économique, comme des idéologues incompétents  : ils sont agacés, assez légitimement en un sens, parce qu’ils voudraient bien dire parfois autre chose que ce qu’ils disent, mais ils pensent que l’honnêteté scientifique les en empêche. Cela parce qu’ils ont perdu la conscience qu’ils ne sont pas maîtres de leur définition de l’intérêt collectif ou du bien commun, que cette définition leur est imposée par ce qu’ils croient être des outils d’analyse neutres, mais qui modifient leur perception du réel.

Partant, ce que doivent mettre en avant les différents courants qui constituent « l’économie politique », ce ne sont pas tant leurs réussites face aux échecs, aux insuffisances ou même aux points aveugles de l’économie orthodoxe  : nous avons les nôtres. Mais nous en sommes conscients. « Une crise théorique en économie, disait Joan Robinson, se caractérise par le fait que les farfelus ont l’oreille du public que l’orthodoxie ne satisfait plus. » Songeons à l’écho de la récente et farfelue initiative de Cantona. « Il faut préférer les farfelus aux économistes orthodoxes, poursuivait-elle, parce qu’ils perçoivent l’existence du problème. » Nous ne sommes pas des farfelus mais ce que nous pouvons revendiquer, c’est qu’alors que l’orthodoxie escamote les problèmes qu’elle ne peut traiter, nous avons encore conscience des problèmes que nous 
ne parvenons pas à résoudre ou même à comprendre.

Claire Pignol

3) Il est indispensable que l’économie trouve d’autres voies pour alimenter le débat politique

Par Pierre-Noël Giraud, professeur à mines Paristech et à l’université de paris-dauphine.

L’économie n’a jamais été aussi inventive. Aujourd’hui, les modèles économiques peuvent presque tout représenter  : des croissances inégalitaires, des trappes de pauvreté, l’instabilité mimétique des marchés, les booms et les krachs boursiers, des anticipations autoréalisatrices, etc. Les possibilités de faire de l’économie un savoir applicable à l’action collective humaine n’ont jamais été aussi grandes. Mais l’économie ne réalisera ses possibilités que sous trois conditions  :

Premièrement, que soit gagnée une bataille méthodologique aujourd’hui à peine engagée.

De nouvelles méthodes de formalisation doivent être développées pour représenter les dynamiques économiques, et non des équilibres qui ne sont jamais atteints. Il s’agit d’utiliser en économie des modèles dérivés des sciences de l’ingénieur. Il s’agit de privilégier des modèles de simulation, dont les résultats dépendent du contexte, plutôt que des modèles de calcul d’équilibre.

Deuxièmement, il faut que se modifie le rapport entre les experts économiques et l’opinion.

Aujourd’hui, un rôle central de « communication » est tenu par un petit nombre d’économistes  : d’anciens et souvent brillants théoriciens, tels Friedman (le pionnier du genre), et aujourd’hui Krugman ou Stiglitz, ou des journalistes, tels Martin Wolf et les éditorialistes de The Economist. Ils se tiennent au courant des résultats de la recherche et forment l’opinion économique en énonçant « ce qu’il faut faire » et en distribuant de bons et mauvais points aux gouvernements. Ils pratiquent donc une économie « normative », qui donne des conseils aux princes. Ils manifestent certes une certaine diversité, en général toujours distribuée selon l’axe keynésien-libéraux, mais tous leurs discours sont supposés « dire le vrai ». Ce faisant, ils confisquent le débat sur les politiques économiques, et l’opinion est invitée à se contenter d’assister à leurs joutes oratoires. Il est indispensable que l’économie trouve d’autres voies et moyens pour influencer les opinions et alimenter le débat politique. Pour cela, il faut la « dépolitiser ». Il faut qu’elle cesse de dire « ce que le gouvernement doit faire ». Il faut qu’elle analyse « ce qui se passerait si le gouvernement faisait ceci ou cela  ; qui y perdrait, qui y gagnerait  ; tout de suite, et à plus long terme  ; quelles sont les certitudes, les incertitudes  ? ». Il s’agit de passer de confrontations de « propositions d’experts pour résoudre les problèmes » à la fourniture par des experts d’ « analyses de tendances », assorties de palettes de solutions pour les infléchir qui détaillent les effets différenciés de chaque solution sur les différentes parties prenantes et qui préparent ainsi le débat politique sur le choix des solutions. Autrement dit, il s’agit de passer d’un discours économique normatif à une économie analytique de certains enjeux importants du débat politique.

Troisièmement, il est nécessaire que se développe un débat proprement politique sur les enjeux analysés par cette économie non normative.

Il faut donc qu’existent des forums politiques indépendants des États où puissent être débattus les choix de politiques économiques. Aujourd’hui, la forme adéquate en est peut-être celle des « clubs ». Mais il est certain que si l’on ne trouve pas ces formes de débat politique renouvelé et instruit par une économie qui se contenterait d’être analytique, ce qui précède ne sert de rien.

Pierre-Noël Giraud

4) Resituer l’économie dans la sociologie

Par Bruno théret, économiste, directeur de recherche au cnrs

Comment définir l’économie politique  ? Divers points de vue s’expriment sur cette question parmi les économistes opposés à la domination du paradigme néolibéral sur leur discipline. Ladite science économique actuellement dominante est, de mon point de vue, une économie politique. Ne cherche-t-elle pas à imposer une ligne directrice unique pour la politique économique, au nom de l’autorité de la science dont elle serait la mandataire exclusive  ? N’oublions pas que Marx faisait déjà, en son temps, la critique de ce type d’économie politique. Je préférerais donc qu’on parle d’un retour à une économie institutionnelle, plutôt que d’un retour à l’économie politique.

L’économie institutionnelle est certes aussi une économie politique, mais d’un autre type, au sens où elle intègre, dans l’analyse des faits économiques en les considérant comme des faits sociaux, leurs dimensions politiques. Ce n’est pas la même chose que d’assimiler l’économie à un discours prescripteur de la politique au nom de la rationalité de la science. Ma position est wébériennes, c’est-à-dire que je suis attaché à l’idée d’une prise de distance du scientifique par rapport à l’action politique. L’économie institutionnelle que je défends ne peut au mieux que dresser une diversité raisonnée de scénarios du possible, à charge pour les acteurs sociaux de s’en emparer pour faire advenir celui ou ceux qui ont leur préférence. L’économiste doit d’abord prendre ses distances avec le politique et la politique. Car sinon, il sera incapable d’objectiver sa position d’observateur et donc, d’atteindre une compréhension suffisante des faits économiques et sociaux. Ce n’est qu’une fois cet effort d’objectivation réalisé qu’il peut, s’il le souhaite, prendre position, faire valoir un point de vue plus directement politique ou éthique. Cela fait trente ans que l’on subit les méfaits d’une conception particulière de l’économie politique dans laquelle l’économiste se vit comme un ingénieur légitimement autorisé par sa science à dicter la nature du changement économique et politique. Cette situation est précisément la conséquence d’une pénétration insidieuse et dissimulée de la politique, en l’occurrence néolibérale, dans la structuration du milieu des économistes.

Du côté de la finance privée, on voit la majorité des économistes financiers académiques devenir simultanément, sans états d’âme, entrepreneurs de finance, et on subit tous les jours le pouvoir politique exorbitant du droit commun de ces entrepreneurs. De même, du côté des finances publiques, dans les banques centrales et les institutions financières internationales, on observe que tous les postes les plus importants ont été en général trustés par des macro-économistes (néo)monétaristes. Pour sortir de cette situation qui nous enferme dans la crise, il faut travailler à resituer l’économie au sein de la sociologie et à prendre en compte en son sein les dynamiques d’action collective. À partir du moment où l’économie a pris un virage purement mathématique sur la base d’hypothèses qui considèrent, au fond, que les hommes sont de simples robots programmés pour maximiser leurs seuls intérêts pécuniaires, il y a nécessité d’une rupture. L’économie actuelle n’a rien de naturel, elle n’est pas non plus un pur héritage, elle est construite au jour le jour par des femmes et des hommes de chair et de sang qui ne calculent pas en permanence et dont les intérêts sont diversifiés. Le dialogue avec l’économie néoclassique dominante n’est malheureusement plus possible, sauf à ce qu’elle adopte une attitude plus humble et donc plus scientifique.

Propos recueillis par L. E.


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