Peuple, démocratie libérale et populisme

mardi 1er février 2011.
 

« Silence aux pauvres ! ». C’était dans « Le Nouvel Observateur » (n°2405) de la semaine du 9 au 15 décembre 2010. La Chronique de Jean-Claude Guillebaud. « Il faut se méfier de la démagogie, mais l’antipopulisme ne doit pas tenir lieu de pensée aux nantis » disait le sous titre. Et Guillebaud de démontrer. « Chez nous, la mise en garde vise rituellement la gauche de la gauche et le Front national. Aux armes citoyens, Marine ne passera pas ! Vade retro Mélenchon ! »

« A la réflexion, ce tocsin rituellement sonné est bien moins vertueux qu’il n’y paraît. Il procède – aussi – d’une stratégie élitiste incroyablement datée. Taisez-vous donc, les peuples ! On croit réentendre ce mot d’ordre bourgeois qui, en 1848, indignait Lamennais, ami de Victor Hugo : silence aux pauvres ! Tout se passe comme si cette vieille défiance de classe faisait subrepticement retour. Il y a du leurre là-dedans. La meilleure démonstration de cette ambivalence nous est donnée dans un texte venu d’Allemagne. Le philosophe Peter Sloterdijk a publié dans le « Spiegel » un long et éblouissant article sur le sujet (1). Avec une belle ironie, il s’y moque de l’anti-populisme frelaté qui tient parfois lieu de pensée aux nantis.

La plus dangereuse des spéculations, explique-t-il en substance, est celle qui table, comme dans la Rome décadente, sur la léthargie d’une République anesthésiée par le « pain et les jeux », pour reprendre la formule de Juvénal (aujourd’hui, on dirait le consumérisme à crédit et l’hébétude télévisuelle !). Pareil calcul est fort imprudent. L’Histoire nous montre que l’effet démobilisateur du « Panem et circenses » n’est jamais durable. Tôt ou tard, … »

… « Dans cette perspective, les contre-feux rhétoriques que l’on met hâtivement en place - culpabilisation des citoyens prétendument prodigues, protection des générations futures, appels au sang-froid, etc. – semblent avoir pour première fonction de contourner, par n’importe quel moyen, la dissidence entêtée des électeurs de base. A terme, l’entreprise est vaine. Notons que Sloterdijk, qui nous rappelle cette évidence, n’est ni un gauchiste, ni un imbécile, ni un rêveur. Quant à l’hebdomadaire « Der Spiegel », ce n’est pas exactement une « feuille » populiste. »

Puisque j’en suis rendu à citer ce qui s’écrit mieux que je le ferai et que mon intention est de produire des documents qui expriment le point de vue que je voudrais développer moi-même, je poursuis.

Voici un texte publié par un jeune philosophe de mes amis, Benoit Schneckenburger. Il est paru déjà dans le journal « A Gauche » et dans la rubrique argument du « petit courrier du blog » sous le titre « Populisme : le peuple en accusation ». "C’est devenu un lieu commun du commentaire des politologues" commence Benoit. "Dès qu’un mouvement ou un porte parole déroge aux règles du consensus, on le qualifie de populiste. Mais les mots traduisent autant l’intention de celui qui les prononce qu’ils sont le signe de ce qu’ils sont censés décrire. Marx appelle cela l’idéologie. Du côté des choses, « populisme » ne renvoie à aucune réalité uniforme : parti du peuple américain au XIX° siècle qui voulait défendre les intérêts des petits paysans ; courant russe de socialisme ; expériences très diverses de gouvernements et de mouvements sociaux en Amérique latine ; mode référendaire en Suisse ; en France Le Pen, Tapie, Mélenchon, tous dans le même sac. Du côté de l’intention, on remarque un très net infléchissement entre l’usage péjoratif qui en est fait et son sens littéral, donné par le Larousse : « attitude politique consistant à se réclamer du peuple, de ses aspirations profondes, de sa défense contre les divers torts qui lui sont faits. »

« Pour ses détracteurs, le populiste apparaît sous la figure d’un habile démagogue qui mettrait en fait en péril la démocratie. L’accusation de populisme révèle deux problèmes. En premier lieu l’émergence historique de mouvements populistes marque une crise de la représentation politique traditionnelle qui ne sait plus répondre aux attentes du peuple. En second lieu, l’accusation de populisme masque l’idée que l’appel à une forme plus directe ou plus impliquée du peuple reste fondamentalement illégitime, car le peuple serait comme par nature incapable de se gouverner lui-même. »

« On voit ici l’enjeu de ce débat : il s’agit ni plus ni moins de la légitimité et de la validité des revendications populaires elles-mêmes ! Accuser de populisme, c’est travestir le principe même de la démocratie, proclamé par notre constitution. Il ne s’agit plus du « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple », mais du gouvernement du peuple par ceux-là seuls qui savent ce qui est bon pour lui. Le terme populisme constitue en effet l’un des pôles d’une triade dont les autres éléments se nomment élitisme et démocratie. Débat ancien, qui commence par la difficile reconnaissance du peuple comme acteur politique, se prolonge dans la définition des formes sociales et institutionnelles par lesquelles il se pourra se représenter. Il s’agit bien de définir le champ de la souveraineté populaire.

« Dans la tradition de la pensée politique, parler du peuple ne va pas de soi. Déjà la pensée gréco-romaine pensait le peuple sous plusieurs figures. Si l’on parle de démocratie c’est aussi parce que pour les grecs, le peuple se dit tout à la fois démos que pléthos : la foule, la populace. On peut se réclamer des classes populaires par opposition avec les élites ou les dominants et leur pouvoir oligarchique ; on peut faire du peuple une fiction qui refuse la distinction de classes pour créer une unité mythique derrière un chef, une patrie ou une histoire.

Chaque populisme renvoie donc à une vision différente du peuple. Si l’on qualifie parfois Chavez de populiste, c’est précisément parce qu’il en appelle au peuple pour que ce dernier s’approprie les enjeux politiques : c’est ici les démos en action. En revanche, les replis identitaires de Jörg Haider eux n’en appellent pas à un peuple en mouvement, mais à une idée figée, le genos. Le Pen et Berlusconi font mine de nier les différences de classes et d’en appeler à un peuple ethnique, alors que tout leur programme social est un programme de dérégulation, eux-mêmes appartenant aux classes favorisées.

Par delà la grande diversité des expériences historiques, il y a cependant un point commun à tous les usages du terme populisme. Son apparition est toujours le signe d’une crise profonde de la représentativité. Il faut interroger ce qui, sous couvert d’une défiance des élites masque peut-être une défiance du peuple. Élitisme et haine du peuple marchent souvent de pair. Dès son origine, la démocratie souffre d’un rejet, voire, comme le note Jacques Rancière dans son ouvrage du même nom, d’une Haine de la démocratie (La Fabrique). Platon refuse la démocratie dans la République. Selon lui l’homme démocratique suivrait ses penchants corporels en lieu et place de la réflexion. Pire, la démocratie ne reconnaît pas l’ordre traditionnel de l’aristocratie, car elle est fondée sur l’égalité. Égalité contre aristocratie : dès l’origine s’installe l’idée qu’en démocratie aucune compétence n’est exigée du peuple pour exercer sa souveraineté, invention grecque que salue l’historien marxiste Finley dans Démocratie antique et démocratie moderne (Payot). »

« La démocratie libérale se trouve aux prises à une contradiction majeure : elle se réclame du peuple, mais elle ne peut tolérer que les classes sociales populaires se mêlent de politique. Depuis les années 50, les intellectuels libéraux, comme Jones ou Lipset, encouragent l’apathie politique, l’absence d’engagement, le peuple devant se contenter de choisir entre des élites compétitives. Pour eux, un peuple investi est dangereux. Classes laborieuses, classe dangereuses. Aron, maître à penser des libéraux de tous bords, affirme aussi que « génétiquement » seule une « minorité » de la population est capable politiquement. Autrefois on justifiait le suffrage censitaire ou l’aristocratie de sang. Aujourd’hui, une oligarchie recrutée dans les mêmes grandes écoles, formés par une pensée unique en économie, s’autoproclame digne des suffrages. »

« Démocratie et participation populaire doivent se lier. À l’encontre des libéraux, Rousseau, penseur du peuple à plus d’un titre, permet une première réponse à l’idée que le peuple ne saurait se gouverner lui-même. Certes, une démocratie directe sans médiation est impossible car il faut bien produire les lois. Toutefois le critère de compétence préalable du peuple ne se pose pas : le peuple découvre sa compétence dans le travail politique par lequel il s’agit de faire émerger la volonté générale. Je pars de mes intérêts privés, mais en pensant la loi sous la forme d’une généralité, je passe par un moment de réflexion qui me fait sortir de l’égocentrisme pour penser l’intérêt général. La révolution française a voulu mettre en œuvre ce principe. »

« Aujourd’hui le peuple doit retrouver sa souveraineté, qui lui est ôtée par un système qui peu à peu, dans la logique libérale, entend le convoquer à intervalles très espacées pour lui demander de se prononcer parmi un choix d’élites auto-constituées. Ainsi, être populiste en bon sens, c’est faire le pari que le peuple ne doit pas être écarté des décisions, à condition qu’on lui donne les moyens d’y réfléchir. Les mobilisations sociales sont d’importants moments de prise de conscience politique. D’où la révolution citoyenne et la référence à la République sociale. Ce travail de réappropriation de l’espace public suppose un travail de médiations institutionnelles qui font le peuple est progressivement de plus en plus intéressé à s’investir dans la politique. Le référendum sur la Poste, par exemple, n’était pas une fin en soi, mais l’occasion de reposer au plus près la question des services publics. Le résultat du vote importe tout autant que la richesse de la campagne électorale et des débats citoyens. Il y a un corrélatif absolument nécessaire : l’éducation. Saint-Just et Condorcet en faisaient une priorité un peuple habitué à l’esclavage doit se cultiver pour gouverner. Il ne peut y avoir d’implication populaire sans éducation populaire. »


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