16 février au 5 mai 1966 Grève des ouvrières d’Herstal pour l’égalité salariale

vendredi 17 février 2023.
 

Entre le 16 février et le 5 mai 1966, plus de 3 000 ouvrières de l’usine d’armement d’Herstal, en Belgique, vont mener douze semaines de débrayage sur la seule revendication  : « À travail égal, salaire égal ». Cette lutte sociale reste un mythe fondateur pour la classe ouvrière féministe.

La grande grève des «  femmes-machines  » pour l’égalité salariale

Les ouvrières de la Fabrique nationale (FN) d’Herstal, près de Liège, en Belgique, produisent des pièces, souvent lourdes, dans des conditions archaïques, une huile épaisse souille tout, les principes d’hygiène sont ignorés, des courroies traversent l’espace. Regroupées dans le bruyant « Grand Hall », elles conduisent chacune simultanément plusieurs machines-outils. Les régleurs sont tous des hommes. À la différence des ouvriers, elles sont payées au rendement, et doivent fournir un nombre fixe de pièces par jour. Elles touchent en moyenne 25 francs de l’heure, leur salaire étant inférieur à celui d’un balayeur « le plus souvent handicapé ». Pour ces tâches répétitives, intelligence et formation sont inutiles, déclare la hiérarchie, qui reprend la définition traditionnelle du « travail féminin ». Elles sortent généralement de l’école ménagère, on leur refuse l’accès à la formation ­d’entreprise. Dans le jargon de l’usine, ce sont les « femmes-machines ».

Elles sont fortement syndiquées, dans le syndicat socialiste (FGTB) ou dans le syndicat chrétien (CSC), mais peu nombreuses dans les organes représentatifs, et quasiment absentes des instances de décision syndicales. Les syndicats, conscients des problèmes, commencent à mettre en place des commissions féminines, et à leur ouvrir leurs journées de formation. Une « grève sauvage », c’est ainsi que les patrons qualifièrent la grève spontanée, déclenchée sans l’aval des syndicats, au matin du 16 février, par 3 000 ouvrières lasses d’attendre que soit prise en considération leur revendication  : « À travail égal salaire égal ». Revendication qui n’est certes pas nouvelle, elle fut portée au XIXe siècle par des féministes, et, non sans ambiguïté par quelques syndicalistes, en Belgique comme dans d’autres pays industrialisés.

Refus d’une définition dévalorisante du travail fait par des femmes

Après 1918, et surtout après 1945, elle prend un aspect plus officiel, l’article 23 de la ­Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 énonce le principe d’égalité salariale  ; en 1951, l’Organisation internationale du travail passe du principe à son application par un certain nombre de recommandations. L’Europe en formation le reprend, le 25 mars 1957, lors de la naissance de la Communauté économique européenne, la France, par peur de dumping social, exigeant l’adoption de l’article 119 sur l’égalité des rémunérations. Mais il y a loin du principe à son application, ni les patrons, ni les syndicats n’en font une priorité. Les grévistes de la FN, en s’en emparant, en appuyant sur le droit leur demande, font d’une « grève sauvage » une grève légitime, à portée universelle. Elles obligent, comme le faisaient d’ailleurs les derniers textes officiels, à une lecture plus complexe du texte. À l’usine d’armement établie à Herstal, près de Liège pour les fonctions mixtes, femmes et hommes se voyaient appliquer le même barème, le problème est donc l’égalité des salaires pour un travail de valeur égale. Elles refusent une définition dévalorisante du travail exécuté par des femmes, et contraignent à prendre en compte le travail, non le sexe du travailleur. Elles mettent aussi en cause le concept, si partagé, de « salaire d’appoint » qui servait à justifier la faiblesse de leurs gains.

Encadrées par les syndicats, elles n’acceptent pas qu’ils parlent à leur place

La grève dure quatre-vingts jours (1), encadrée par les syndicats. Mais les ouvrières ne les laissent pas parler à leur place, elles forment un comité de grève où toutes sont représentées, participent en nombre aux assemblées, occupent la rue, font preuve d’une volonté à toute épreuve et – malgré les difficultés quotidiennes – d’entrain et d’humour, inventant des slogans insolites, subvertissant, pour en faire leur hymne, la chanson burlesque Le travail, c’est la santé… Il règne, entre elles, une telle solidarité que jamais un piquet de grève ne fut nécessaire. Les hommes mis au chômage technique les soutiennent. La solidarité s’étend loin du bassin de Liège, elles organisent alors les secours pour ceux qui souffrent le plus. Il faut un vote à bulletin secret pour qu’elles ­acceptent de reprendre le travail, car sur le plan financier la victoire est partielle. Cependant, à travers la revendication salariale, c’est l’égalité des droits, la dignité ouvrière, la lutte contre toutes formes de discrimination dont est porteuse cette grève de femmes. Certains voient en elle le premier pas vers la renaissance d’un mouvement féministe. « Ce que nous avons fait d’autres vont le faire », paroles d’espoir prononcées, il y a soixante ans, par les grévistes regagnant leurs ateliers. Leur retour, drapeaux en tête, fut malgré tout, triomphal. Et leur histoire, racontée encore et toujours, prend figure d’un mythe fondateur pour la classe ouvrière féminine, avec la « vieille Germaine », qui au premier matin mit un chiffon rouge au bout d’un balai et lança en wallon l’appel à la grève.

Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, Historienne (publié par L’Humanité)

La Fabrique nationale de Herstal

Grande entreprise du bassin industriel de Liège en Belgique fondée en 1889, fabrique d’armes à l’origine, elle a diversifié sa production (vélos, voitures, moteurs…). C’est une ville dans la ville, on vient y travailler de loin, par familles entières. Elle regroupe en 1966 13 000 travailleurs dont 30 % de femmes. L’usine a connu tout le long du siècle dernier d’importants conflits sociaux, et les salaires y sont meilleurs qu’ailleurs. Elle est plus généralement connue sous le nom Fabrique nationale, ou sous son abréviation «  FN  ». Les 24et 25 mars derniers, le Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire organisait, à Liège, un colloque pour commémorer, analyser, la première grande grève de femmes.

Repères

10 décembre 1948 Adoption de l’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme par l’ONU.

25 mars 1957 L’article 119 du traité de Rome reprend le principe « À travail égal, salaire égal ».

16 février 1966 Les 3 000 ouvrières de la fabrique nationale d’Herstal, en Belgique, se mettent en grève.

13 juillet 1983 Vote en France de la loi Roudy pour l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.


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