Florian Gulli et Jean Quétier : «  La génération qui émerge n’a pas le même rapport aux textes de Marx  »

vendredi 27 avril 2012.
 

Respectivement professeur et doctorant de philosophie, les auteurs de l’anthologie de douze textes commentés, Découvrir Marx (Éditions sociales), reviennent sur l’actualité de l’œuvre de Marx et du marxisme en présentant un continuum, mais aussi en soulignant la nécessité de se nourrir des différentes lectures. Une découverte et une exigence qu’ils mettent au cœur de la pratique politique.

Découvrir Marx , est-ce à dire que l’œuvre du philosophe allemand est encore un champ nouveau à explorer  ?

Jean Quétier Il s’agit à la fois de commencer et de recommencer à lire Karl Marx. Et il y a bien quelque chose de nouveau. Une génération de lecteurs émerge qui n’a pas le même rapport aux textes de Marx que les générations précédentes. En France, jusqu’aux années 1980, des institutions politiques, notamment le Parti communiste, permettaient de diffuser massivement la pensée de Marx auprès de larges couches de la population. Puis, durant les années 1990-2000, il y a eu un trou de génération. Tout un public n’a entendu parler de Marx que par ouï-dire ou alors au travers d’idées reçues ou de préjugés. Il y a aussi de la nouveauté du point de vue du contenu parce qu’un certain nombre de lectures ont pu être simplificatrices durant cette période de diffusion très large.

Florian Gulli Il n’y a rien de nouveau au sens où ce n’est pas une thèse universitaire qui défendrait de nouvelles considérations sur Marx. En revanche, il y a forcément du nouveau dans la mesure où chaque époque est intéressée par des textes différents. Par exemple, l’extrait sur les droits de l’homme permet aussi de répondre aux « nouveaux philosophes », pour qui la critique de Marx des droits de l’homme aboutirait au totalitarisme. Nous montrons que cela n’a aucun rapport  : Marx critique alors des déclarations qui sacralisent la propriété privée. De la même façon, le texte sur la Russie qui aborde le rapport des sociétés à leurs traditions correspond à des questions posées aujourd’hui en pleine mondialisation. Ces textes-là étaient peut-être moins lus auparavant.

Vous présentez douze textes que vous dites d’une « actualité brûlante ». Pourquoi ces analyses faites au XIXe siècle sont-elles si à propos  ?

Jean Quétier Je citerai l’extrait que nous commentons de l’introduction dite de 1857. Marx y critique la méthode des économistes classiques. Cette critique s’applique a fortiori aux « experts », que l’on entend aujourd’hui à la télévision à longueur de journée. Autre exemple, celui du coût du travail. On nous rabâche que le travail coûte trop cher alors qu’il est justement la source de la richesse et du profit du capitaliste  ! Lire Salaire, prix et profit, un texte rédigé en 1865, permet de battre en brèche les évidences véhiculées aujourd’hui par le discours libéral.

Florian Gulli Les exemples sont légion. J’évoquerai le deuxième texte que nous présentons dans notre recueil, un extrait de l’Idéologie allemande. Il insiste sur le fait que l’on ne peut comprendre l’histoire à partir des idéologies. Même si ces dernières jouent un rôle, les facteurs économiques et les phénomènes sociaux sont davantage déterminants. L’abandon de ce point de vue, qui met en son cœur la lutte des classes, a rendu le monde social complètement opaque. On pense dorénavant en termes de « guerre de religion », de « choc des civilisations », des phénomènes qui sont des conséquences de la lutte de classes dans le cadre national et de l’impérialisme à l’échelle internationale (1). Quelle régression historique d’avoir laissé de côté une catégorie comme celle de classe sociale  !

Vous proposez une découverte sous forme thématique. Lire, étudier et penser avec Marx, est-ce si facile  ?

Florian Gulli Les lecteurs le diront. Notre objectif n’est pas de nous adresser au champ académique, mais d’ouvrir à la plus large diffusion possible. D’où le choix du format et le langage employé qui évitent de tomber dans le jargon. Il existe déjà des introductions d’un point de vue soit historique soit systématique. Le lecteur peut ici ne piocher qu’un aspect et se dispenser d’une lecture studieuse ou universitaire.

Jean Quétier Le terme d’« antichambre » me semble approprié pour qualifier ce que nous avons cherché à faire. Nous ne voulions pas d’une synthèse de la pensée de Marx qui en ferait un exposé systématique et éventuellement simplificateur, nous souhaitions favoriser un accès direct aux textes en le préparant et en l’accompagnant, ce que l’on pourrait appeler une boîte à outils, en quelque sorte. Nous avons retenu des extraits relativement courts présentant différentes œuvres, différentes périodes, différents types de texte. Il y a des lettres, des travaux plus économiques, des essais plus philosophiques, d’autres plus historiques. À chaque fois, nous essayons de commenter un texte qui concentre une problématique en présentant, à partir d’un extrait, les concepts principaux et en mettant de courts encadrés afin de contextualiser. Nous étions partis d’un constat  : il y a une diffusion de Marx dans les cercles intellectuels, mais finalement, quand il s’agit de découvrir Marx et que l’on n’a pas une formation universitaire, ce n’est pas toujours évident. Nous avons donc cherché à trouver une solution pour faire le lien entre les deux.

À l’origine de cette parution, il y a votre participation à la Revue du projet  ?

Florian Gulli C’est en effet la création d’une rubrique mensuelle dans la Revue du projet intitulée « Dans le texte ». En 2015, c’était Marx. En 2016, Engels. Pour 2017, et un certain centenaire, ce sera Lénine…

Jean Quétier Il est important de faire le lien avec la revue politique du PCF. Cet ouvrage se place dans une continuité militante. Il a été produit par des communistes avec une volonté de contribuer à la formation des militants. En même temps, il ne s’adresse pas qu’à des communistes. La fonction de formation militante était assuré par la publication dans la revue. Le fait d’en faire un livre permet de le faire circuler auprès d’un large public, des jeunes, des lecteurs curieux de découvrir Marx. Cela peut servir d’antichambre non seulement aux textes de Marx, mais aussi à l’engagement politique. Pour nous, les deux vont de pair.

Découvrir Marx initie également une nouvelle collection des Éditions sociales, les « Propédeutiques » (2)  ?

Jean Quétier C’est en effet une collaboration entre la Revue du projet et les Éditions sociales qui inaugure les « Propédeutiques », avec toujours cette idée d’antichambre en mettant en avant des textes accessibles au plus grand nombre. Le deuxième volume de la collection est une conférence d’Alain Badiou intitulée « Qu’est-ce que j’entends par marxisme  ? ». Les Éditions sociales publient par ailleurs la Grande Édition Marx et Engels (Geme).

Florian Gulli Il faut aussi souligner que Lucien Sève signe la postface de notre ouvrage. Notre démarche s’inscrit dans la continuité de son travail philosophique, en lien avec des générations et des organisations militantes. Cela nous tenait à cœur.

De nombreux travaux visent à penser un monde nouveau avec Marx. Selon vous, quels sont les plus importants  ?

Florian Gulli Il faut souligner les nombreuses traductions de travaux issus des universités américaines comme ceux du géographe David Harvey. Il ne s’agit pas là d’exégèse mais de développer des concepts afin de penser le monde contemporain. On peut vraiment parler aujourd’hui d’un retour de Marx. Pour autant, on peut aussi regretter que beaucoup d’élaborations théoriques soient déconnectées des pratiques militantes. On parle parfois d’un « radicalisme de campus »…

Jean Quétier Il faut pointer la variété des angles d’approche. Ce sont des historiens, des philosophes, des économistes, des sociologues, des anthropologues qui mettent en avant des outils conceptuels présentés par Marx. En Allemagne, quelqu’un comme Michael Heinrich a favorisé les lectures collectives de Marx. En France, l’économiste Cédric Durand a publié un ouvrage intitulé le Capital fictif, dans lequel il part d’un concept de Marx pour penser la finance d’aujourd’hui. Bernard Friot retravaille la théorie de la valeur de Marx pour penser le « déjà-là révolutionnaire » des institutions du salariat en France. On pourrait, bien sûr, en citer d’autres… Le travail de recherche fondamentale est nécessaire. On a besoin de se nourrir des innovations dans les analyses.

De nombreux intellectuels ont ainsi enrichi la pensée de l’émancipation sociale de Marx, en font une référence ou encore s’y confrontent. Qu’en est-il du marxisme  ? Faut-il s’en revendiquer  ?

Jean Quétier Certains penseurs évitent de se dire marxistes et préfèrent se dirent marxiens pour ne pas être rattachés à une approche un peu trop simplificatrice et dogmatique de Marx. Mais, dès le départ, le marxisme a été traversé par des courants, par des débats. Il a d’emblée été pluriel. De ce fait, ce reproche tombe un peu à côté. Il me paraît donc tout de même important d’utiliser ce terme de marxisme parce qu’il signifie que l’on ne se situe pas dans la seule exégèse des textes de Marx mais que l’on s’engage sur l’avenir. Être marxiste, c’est vouloir tirer de Marx des leçons pour la pratique politique, pour la compréhension du monde qui nous entoure et pour la transformation de la société dans laquelle on vit. À ce titre, le marxisme est une approche qui fait de l’œuvre de Marx un outil de compréhension et de transformation. Dire « je ne suis pas marxiste », cela équivaut souvent à ne pas s’engager sur telle ou telle question parce que Marx n’en a pas parlé. Pour moi, on peut être marxiste sans être dogmatique mais tout en gardant l’ambition de faire de Marx un usage politique.

Florian Gulli La réticence à se dire « marxiste » vient peut-être aussi d’une approche un peu religieuse des textes de Marx. Il y aurait la vérité du texte de Marx qu’il faudrait retrouver, les approches ultérieures n’étant que des déformations. Il faut, tout à l’inverse, désacraliser Marx, c’est-à-dire le lire de façon critique et étudier toutes celles et ceux qui se sont ensuite réclamés de Marx et du marxisme. Ce corpus immense, aujourd’hui relativement délaissé, mérite d’être revisité. On y trouve de véritables trésors  : les analyses de Rosa Luxemburg sur le développement capitaliste à l’aube du XXe siècle, le livre d’Otto Bauer sur les nationalités, jusqu’à la théorie de l’État capitaliste de Poulantzas, sans oublier Gramsci. Cela n’exclut pas, bien sûr, de lire les autres traditions. Le marxisme a peut-être eu tendance à certains moments à ne pas se nourrir d’autres approches ou à ne pas dialoguer avec.

Dans la postface de votre publication, le philosophe Lucien Sève en appelle à la lecture de Marx car « la lutte des classes passe d’abord par la lutte des idées ». Faut-il y voir toute la contradiction entre idéalisme et matérialisme  ?

Florian Gulli Il ne s’agit pas de nier le rôle des idées mais de considérer qu’elles sont liées et donc subordonnées aux énormes restructurations en cours, à l’échelle planétaire, avec la mondialisation, les évolutions dans le travail, etc.

Jean Quétier Cela renvoie précisément à la solidarité entre lutte des classes et lutte des idées. Le point de vue idéaliste consisterait à penser qu’il suffit de formuler ses idées sans se préoccuper de leur diffusion, de leur institutionnalisation. Je comprends donc l’interpellation de Lucien Sève, en faisant référence à Marx  : c’est quand elle « s’empare des masses » qu’une théorie devient une « puissance matérielle ». Les idées de Marx, et plus généralement les idées progressistes, n’auront d’effet dans le réel que si elles font l’objet d’une appropriation par le plus grand nombre.

NOTES

(1) Cet échange est antérieur à l’élection de Donald Trump.

(2) La propédeutique, telle une entrée en matière, est un ensemble de savoirs servant de base à de futurs enseignements. Une philosophie de transformation

Un travail philosophique en prise directe avec le militantisme politique, voilà ce qui résume assez bien la démarche de Florian Gulli et Jean Quétier, tous deux membres du comité de rédaction de la Revue du projet, éditée par le PCF. Ils viennent de publier Découvrir Marx (Éditions sociales, 140 pages, 9 euros). Le premier, âgé de 38 ans, est agrégé de philosophie, professeur à Besançon. Il dirige la section communiste locale. Le second, âgé de 26 ans, est doctorant en philosophie à l’université de Strasbourg. Sa thèse s’intitule « Le communisme de Marx ».

Pierre Chaillan


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