Donner de vraies chances aux jeunes

samedi 30 décembre 2006.
 

Les jeunes d’aujourd’hui subissent plus durement qu’hier la précarité du monde du travail. A qui la faute ? Comment sortir de cette situation ? Une analyse du sociologue Louis Chauvel, extrait de la revue de la CFDT.

Depuis vingt ans, la situation se dégrade. Le fossé des générations se creuse. Pourtant plus qualifiés, plus diplômés, les jeunes ont une entrée dans la vie active plus difficile et la sortie des études se fait dans une plus grande précarité, avec un pouvoir d’achat plus faible. En 1970, les quinquagénaires gagnaient 15% de plus que les trentenaires et en 2000 l’écart atteignait 40%. Deux questions se posent : cette situation est-elle spécifiquement française et comment en est-on arrivé là ?

En effet, il y a un vrai problème dans la société française, qui est partagé par les sociétés italienne et espagnole : l’entrée de plus en plus difficile des nouvelles générations dans le monde du travail. En parlant des jeunes, dans le langage commun, on pense surtout aux moins de 25 ans. Or, cela fait très longtemps que les problèmes ne s’arrêtent pas à 25 ans, ni à 26 ans, et même plus à 30 ans, et on risque de les occulter en se concentrant sur les moins de 25 ou 26 ans. Les difficultés des jeunes touchent les 15 ans à 45 ans, voire très largement au-delà. Ce sont là des problèmes très importants, de plus en plus pesants à mesure que les difficultés se sont accumulées.

Au cours des douze derniers mois, il y a eu deux mouvements majeurs qui ont agité la question de la jeunesse avec les émeutes de novembre et avec la crise du CPE (Contrat première embauche) au printemps dernier. En analysant plus attentivement la situation, il s’avère que beaucoup d’événements se sont déroulés depuis 2005. La réforme Fillon a été retirée au printemps 2005. Il y a eu aussi la grogne des trentenaires, le mouvement de la génération précaire, la révolte des jeunes chercheurs ; sans compter le « non » au référendum où les jeunes ont exprimé un profond malaise, alors qu’ils avaient été en pointe sur le « oui » à Maastricht. Cela montre clairement que de 15 jusqu’à au moins 35 ans et de Bac +3 jusqu’à Bac +8, existent en France de nombreux problèmes, exprimant des frustrations croissantes.

Les conséquences pour les jeunes d’une entrée difficile dans le monde du travail

Jusqu’à présent il n’y a pas eu jonction de ces mouvements, mais se posent de multiples interrogations en ce qui concerne les nouvelles générations, notamment celles qui sont entrées dans le monde du travail à partir du moment où le plein emploi a connu une totale remise en cause, depuis la fin des années 1970. De nombreux éléments de diagnostics pourraient être faits pour complexifier le diagnostic, mais rappelons simplement qu’en 1973 il y avait 4% de taux de chômage dans les deux ans après la sortie des études. Les jeunes salariés étaient en situation de choisir leur employeur plutôt que l’inverse. À partir du milieu des années 1980 en France, ce même taux de chômage dans les deux ans après la sortie des études se situait autour de 25% à 30%.

Le chômage est devenu la voie d’entrée standard d’une énorme partie de la jeunesse aujourd’hui. Ces chiffres sont encore plus concentrés auprès des populations les moins qualifiées, mais malheureusement, la crise du CPE l’a bien souligné, les difficultés montent progressivement dans la hiérarchie sociale française. À l’image d’un sucre posé au fond d’une tasse de café, ce sont d’abord les parties inférieures qui se désagrègent, mais le dessus finira tôt ou tard par y passer.

Depuis quelques mois, les jeunes de classes moyennes à Bac +4 et même plus commencent à être touchés par la crise économique. À 25 ans, ils acceptent des emplois, avec trois années d’études de plus que leurs propres parents, qui, en termes de rétribution et de position sociale, sont en moyenne en deçà de ceux de leurs parents. Pour les catégories populaires, c’est terrifiant. Pour les catégories moyennes, les jeunes sont financés de plus en plus longtemps pour continuer à suivre des études de plus en plus longues. Mais, en définitive, ils ne sont pas accueillis dans le monde du travail à la hauteur de l’investissement éducatif, humain, social, familial, qui a été réalisé au cours de leur formation, c’est le moins que l’on puisse dire.

Malheureusement, ce bizutage à l’entrée dans la vie adulte ne s’arrête pas à l’âge de 30 ans. Une fois que les jeunes ont accepté des situations moins favorables pour intégrer le monde du travail durablement, une partie d’entre eux rattrape, mais ce n’est pas le cas en général, et beaucoup continuent de subir à long terme les séquelles de ces conditions d’entrée plus difficiles dans le monde du travail.

Ces problèmes sont beaucoup plus larges que le monde du travail. Ils touchent aussi la consommation, le logement. Une année de salaire de trentenaire dans Paris intra-muros correspondait à 9 m2 en 1984. Aujourd’hui, ce sont 4 m2, c’est-à-dire moins de la moitié. Par conséquent, ce ne sont pas simplement les salaires qui sont moindres. Le coût de la vie est de plus en plus un souci pour ceux qui n’ont pas pu acheter un logement dans les années 1970, simplement parce qu’ils sont nés à cette époque.

Cette situation a des conséquences sur l’ensemble des aspects du monde de la décision. En effet, en 1997, les députés français avaient un âge médian de 52 ans ; en 2002, il est de 57 ans. Autrement dit, il y a eu un vieillissement de quatre ans et demi de la médiane en cinq ans de temps. Il s’agit d’une quasi-absence de renouvellement. Les syndicats suivent aussi une pente un peu semblable. Par exemple, il est dit qu’à la CGT un tiers des adhérents seraient retraités. Il faudrait vérifier précisément, mais il est certain qu’en moyenne les titulaires d’un syndicat ou d’un parti politique en France, tout syndicat et toute politique confondue avaient 45 ans en 1982, et 57 ans au début des années 2000. Il existe donc un vrai vieillissement. À quelle génération seront transmis l’ensemble des savoir-faire, des connaissances, des compétences qui sont nécessaires au bon fonctionnement de la social-démocratie, de la démocratie tout court, et de l’ensemble de l’ordre social ?

Comparaison avec d’autres pays

S’agit-il d’un phénomène typiquement français ? L’Italie, l’Espagne, la France, ces trois États sont les moins bien placés en matière d’intégration des jeunes dans le monde du travail, dans la vie syndicale, dans la vie adulte, dans la vie politique à tout point de vue. Le modèle latin mettrait à l’écart les jeunes, notamment parce que le modèle social, le modèle de l’État-providence irait de pair avec un système plutôt corporatiste, protégeant avant tout les cotisants. Évidemment les difficultés d’une crise sont reportées sur ceux qui ne sont pas dans le système, ou se trouve moins en situation de négocier, c’est-à-dire les femmes, les jeunes, les immigrés qui sont les plus fragilisés, sans compter bien sûr les jeunes femmes immigrées. C’est une façon de voir la question des différentiels internationaux où la France est allée très loin. Les pays du Nord montrent qu’il est possible d’intégrer les jeunes, encore faut-il en avoir le désir. Par ailleurs, l’une des chances de l’Italie et de l’Espagne, c’est leur fécondité. À très court terme, c’est-à-dire dans les cinq prochaines années, ils n’auront plus de souci de jeunes car il n’y en aura pratiquement plus. Ils auront d’autres difficultés, notamment celle du financement des retraites. Ce sera moins le cas en France, mais nous devrons en revanche intégrer les jeunes pendant quelques années. C’est à la fois négatif et positif. Il faut voir les deux facettes du problème.

Des responsabilités politiques et générationnelles

Il importe aussi d’avoir une lecture politique en posant la question des responsabilités. Cela fait une petite dizaine d’années que je travaille sur la responsabilité générationnelle, sur l’ensemble de ces diagnostics. Il y a dix ans on pouvait dire qu’on ne savait pas. Aujourd’hui, il n’est plus possible de tenir ce discours, et il me semble que les responsabilités sont très largement partagées par l’ensemble de la population.

Il y a une grande responsabilité politique à avoir préféré gérer des problèmes de court terme plutôt que de planifier à long terme, car les jeunes d’aujourd’hui sont bien évidemment les vieux d’après-demain, et les jeunes paupérisés d’aujourd’hui risquent bien de nous promettre à un avenir où les vieillards occuperont de nouveau une foultitude de petits emplois, comme aujourd’hui en Argentine, par exemple. Cette responsabilité politique serait énorme.

Parallèlement, les travailleurs et les syndicats de salariés sont aussi responsables, en tout cas une grande partie d’entre eux, car ils n’ont pas fait de cette question de l’intégration des jeunes dans le monde du travail une priorité. Les syndicats de travailleurs font ce qu’ils peuvent dans un climat intellectuel et politique de rapports sociaux qui sont ce qu’ils sont.

À mon sens, il y a aussi une responsabilité des universitaires, dont je fais partie. Nous avons accepté de former plus longtemps les jeunes avec peu de moyens. Pour mémoire, en France un jeune étudiant coûte 6500 euros de dépenses annuelles à l’université, alors qu’un apprenti à 17 ans en Allemagne coûte 10000 euros. Il a été accepté de former des étudiants de 22 ans en France avec moins de moyens qu’un apprenti de 17 ans en Allemagne. Sont dépensés 13500 euros par an pour un élève en classe préparatoire aux grandes écoles, 40000 euros par an pour un Polytechnicien et 120000 pour un Énarque (École nationale d’administration). Il est vrai qu’il est difficile de comparer. Mais la responsabilité des enseignants qui ont accepté cette situation de paupérisation de l’enseignement supérieur est terrible. Il me semble que les mêmes acteurs en ont une autre, qui concerne le contenu des enseignements, et les modalités des études : il est très difficile en France de suivre des études supérieures à temps partiel. Pour autant, pour les dédouaner en même temps, ils en ont fait avec les moyens qui leur ont été confiés. À tous ces acteurs sociaux cités, il faut ajouter les étudiants et leurs parents, qui, d’une façon ou d’une autre, ont accepté de faire en sorte que leurs enfants soient formés dans ces conditions. Il existe en France une surenchère du diplôme avec une acceptation d’orientation qui n’est pas forcément la plus efficace. En tant que sociologue, cela ne me semble pas forcément très productif d’avoir autant de jeunes sociologues. À mon avis, il serait mieux que la sociologie soit apprise un peu plus à tout le monde que concentrée sur beaucoup de jeunes sociologues, beaucoup de jeunes philosophes, beaucoup de jeunes qui ne feront que ça.

J’allais oublier aussi la responsabilité des entreprises, qui ont parfois (souvent) tiré bénéfice du chômage des jeunes, des bas salaires, de la précarisation, de l’aide de plus en plus massive et durable des parents à leurs enfants, qui permettent maintenant de trouver des stagiaires dévoués pour 350 euros par mois. Les responsabilités sont partagées et, à la CFDT, comme dans les autres syndicats, au Medef, dans tous les partis politiques et ailleurs, il est temps de réfléchir une fois pour toute au long terme à offrir aux jeunes d’aujourd’hui qui sont les cotisants de demain et les retraités d’après-demain.

Organiser les transitions de formation et les transitions professionnelles

Pour remédier à cette situation bien française, il faudrait lutter contre le déterminisme social qui existe actuellement et qui ne cesse de s’ancrer. Si vous êtes né du côté de la rue Soufflot à Paris, proche du Lycée Henri IV, vous avez des chances d’être normalien à 19 ans, de cotiser à partir de 19 ans et de finir Énarque en faisant valoir vos droits à la retraite à 57 ans ou à 58 ans, comme quelques-uns de nos Premiers ministres passés. En revanche, si vous êtes né près du Lycée Jacques Brel, du côté de la Courneuve en Seine-Saint-Denis, le risque de l’échec scolaire est fort. Le problème de la France apparaît clairement en comparaison avec les pays nordiques. Les Français, qu’ils soient issus des classes moyennes, supérieures ou des catégories populaires, ont un accès tardif à l’emploi valorisé.

Les Nordiques intègrent réellement le monde du travail de façon beaucoup plus précoce que dans l’Hexagone. L’alternance, trop rare chez nous, est une norme dans ces pays : pour eux, il est normal qu’à l’université, il y ait des gens de 18 à 38 ans, ou au-delà, qui progressent ensemble grâce à la diversité de leurs origines et de leurs parcours. En France, il existe une institution centrale extraordinaire, le CNAM (Conservatoire national des arts et métiers), mais cette voie représente une exception dans les pratiques de cheminement professionnel et d’éducation. Il faut parvenir à la généralisation d’un accès précoce au monde du travail véritablement valorisé, dès la sortie de l’adolescence. Ensuite, il faut systématiquement pouvoir envisager des retours à des formations qui ne soient pas des formations continues, mais des retours à une formation diplômante.

Cette séparation française entre d’un côté les études et de l’autre le travail est complètement mortifère pour la jeunesse. Les trois années d’études après le Bac se déroulent sans accès au monde du travail, au monde de la vie adulte. Les Nordiques sont en situation de faire exister de vrais allers et retours entre le monde du travail et le monde de l’université avec des possibilités de retourner à des masters jusqu’à l’âge de 28 ans ou même de 32 ans, par exemple.

Pour l’instant, en France, ce sont de trop rares exceptions. Ces transitions doivent être organisées, le patronat doit accepter de donner des places aux jeunes de 18 ans. En effet, avant 25 ans, voire avant 30 ans, les jeunes ne participent pas au monde du travail, tout comme les seniors d’ailleurs. Il serait intéressant de créer un vrai contrat d’autonomie qui accompagne les relations, la transition entre le monde du travail et celui de l’éducation, et organise aussi le retour dans la formation de façon systématique, sans ces bricolages qui se sont accumulés au cours des trente dernières années.

Les jeunes mériteraient d’avoir davantage leur chance, ce qui leur permettrait de se motiver. En effet, les salaires nets de l’ensemble de la population des salariés rapportent de moins en moins ; ceux des jeunes travailleurs sont encore moins rémunérateurs. Pour un jeune diplômé qui entame sa troisième année de stage à 350 euros par mois, qui vit grâce à l’effort massif de ses parents voire de ses grands-parents, il n’est pas facile de rester motivé des années entières. D’autant que les perspectives sont souvent bouchées : une espèce de nasse où une seule place stable sera faite pour cinq candidats. La démotivation au travail que l’on attribue aux jeunes pourrait bien dépendre aussi de notre responsabilité collective à avoir accepté des conditions de travail aussi terribles. Nous risquons aussi, à terme, d’en payer chèrement les conséquences.

Louis Chauvel, sociologue, professeur à Sciences-Po Paris. Vient de publier : Les classes moyennes à la dérive, Le Seuil / République des idées, octobre 2006.

Texte extrait de la Revue de la CFDT n°78


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