1986, 1994, 2006, 2016 Mouvements jeunes, marché du travail et prétendue manipulation

mercredi 23 mars 2016.
 

Le mouvement contre la loi travail est mené sous l’impulsion des lycéens et des étudiants. Un scénario classique, mais la jeunesse estudiantine reste largement méconnue. En spécialiste, Robi Morder explique comment elle se mobilise et se politise.

Guillaume Liégard (Regards). On assiste à une mobilisation importante de la jeunesse scolarisée pour la première fois depuis des années. Quelle est la raison d’une si longue absence ?

Robi Morder. Beaucoup de commentateurs s’étonnent de voir un mouvement étudiant ressurgir après dix ans de calme. Or, depuis 2006, il y a eu les luttes sur la loi LRU sous Sarkozy-Pécresse, de fortes participations étudiantes et lycéennes dans les grèves et manifestations sur la réforme des retraites, l’affaire Leonarda qui a mobilisé les lycéens… En réalité, ce n’est pas tant l’absence d’engagements des jeunes qui est en cause que le manque de curiosité de certains journalistes, qui ne s’intéressent aux mobilisations que quant elles sont susceptibles de produire du spectaculaire, ou qui méconnaissent l’histoire récente de ces mouvements. C’est une des raisons pour lesquelles le réseau des chercheurs du GERME, grâce aux archives de la Cité des mémoires étudiantes, s’avère utile et est d’ailleurs sollicité par les medias.

Quels mouvements ont été particulièrement ignorés ?

Il y a eu des mobilisations contre la loi LRU, mais si elles ont touché une grande masse d’étudiants, c’est sur une période de plusieurs années. En effet, la réforme étant une « réforme-cadre », dans le contexte de l’autonomie universitaire, les batailles se sont déroulées quand la question de son application venait à l’ordre du jour. En réalité, la dernière grande réforme centralisée était la réforme Devaquet (1986) : l’autonomie a changé la donne et le cadre des mobilisations en conséquence. Ce n’est pas un hasard si les derniers grands mouvements centralisés ont porté sur des réformes non universitaires : le CIP de 1994 et le CPE de 2006 touchant à la législation du travail. Et si les étudiants et lycéens ont été nombreux dans les manifestations pour les retraites, mais aussi le 11 janvier, ils n’étaient pas – ou peu – visibles en tant que tels, fondus dans le mouvement général.

Quelle est la composition du monde étudiant en France ?

On comptait en 2014-2015 près de deux millions et demi d’étudiants (2.470.000 exactement selon les chiffres ministériels), dont 1,5 million dans l’université proprement dite, y compris les 116.000 étudiants en IUT. Le reste se répartissant dans les classes de STS et préparation aux grandes écoles localisées dans les lycées (329.000), plus d’un demi-million dans les écoles d’ingénieurs, de commerce, paramédicales, de journalisme, etc. Deux chiffres doivent faire réfléchir : en ajoutant à ces écoles les étudiants en IUT, en master 2, en IEP et quelques formations autres – qui s’affirment notamment « professionalisantes » telles les IAE (institut d’administration des entreprises) –, près de la moitié des élèves de l’enseignement supérieur étudient aujourd’hui dans des filières sélectives. Que cette sélection s’effectue sur critère de résultats dans le public, ou en fonction des moyens (droits d’inscription beaucoup plus élevés) dans le privé, qui regroupe 430.000 personnes environ, soit 20% du total post-bac. Au sein même de l’université, les filières les plus importantes sont les lettres et sciences humaines (310.000), sciences (211.000), économie et AES (170.000), droit et sciences politiques (130.000), médecine, pharmacie, santé (73.000) et enfin STAPS (43.000).

Comment les étudiants s’inscrivent-ils sur le marché du travail ?

Le CIP, et encore plus le CPE ont concrétisé la fin du « ghetto étudiant ». Pour leur grande majorité enfants de salariés, au destin de salariés plus ou moins qualifiés (alors que même les cadres n’apparaissent plus comme des privilégiés, alliés naturels du patronat, mais exploités eux aussi), ils constituent aussi, en cours d’études, 5 à 6% du salariat. Selon les données de l’OVE, qui a mené l’enquête dans l’université et certaines filières privées reconnues par l’État, 45% d’entre eux travaillent, soit 900.000 pour 18 millions de salariés soumis au code du travail. Évidemment, les statuts comme le temps de travail varient : pour près d’une moitié, ils travaillent six mois par an, le reste se partageant entre plus ou moins de trois mois. Phénomène important, 29% de ceux qui travaillent sont à temps plein, et 19% à mi-temps au moins. Alors qu’il a été établi qu’au delà de 10/12 heures par semaine, le travail pénalisait sérieusement les études…

Peut-on apprécier le degré de politisation de la jeunesse scolarisée, aujourd’hui ?

La politisation – au sens de participation à la vie citoyenne – ne se limite pas à la participation électorale. Elle prend plusieurs autres formes : engagements associatifs, syndicaux, plus ponctuels dans des luttes et des actions. Ce qui est certain, c’est que les étudiants ont les caractéristiques de leur classe d’âge (or les jeunes votent moins) et celle de leur situation d’étudiants (or les diplômés votent plus). La plupart des enquêtes électorales s’intéressent aux jeunes en général, et – sauf exceptions – peu aux étudiants, alors qu’ils offrent des caractéristiques particulières. Tirer de la faible participation aux élections universitaires la conclusion d’une « dépolitisation », c’est aller vite en besogne. D’abord, la faible participation (autour de 10/15%) aux élections de leurs représentants dans les conseils n’est pas nouvelle : ce phénomène n’a connu d’exception qu’en 1969/1970, au moment de la mise en place de la Loi Faure, dans la foulée de mai-juin 1968. Ensuite, le pourcentage d’étudiants qui votent aux élections générales (présidentielles, législatives, municipales) est bien plus élevé. En réalité, l’université n’apparaît pas aux yeux de l’étudiant – qui n’est dans son université de passage que pour une courte durée – comme un lieu légitime de citoyenneté. D’où, également, le pourcentage très réduit de militants dans les organisations de représentation (syndicats, associations de filières), alors que l’investissement associatif des étudiants est important… hors de l’université ou sur des problématiques extra-universitaires (humanitaire, civique, etc.).

La droite, comme le gouvernement, agite le spectre de la manipulation. Un grand classique...

Le lien avec les syndicats demeure un lien « utilitaire ». On ne vote pas, mais on s’adresse en cas de besoin aux élus dans les conseils, quand il faut « y aller » – c’est-à-dire quand la mobilisation apparaît nécessaire pour obtenir ce que la routine institutionnelle n’offre plus –, ils « y vont » : en AG, en manif. Et à ce moment-là, se combinent la délégation de pouvoir traditionnelle et la prise de parole de toutes et tous les participants. C’est sous cet angle qu’il faut traiter la question de la « manipulation ». Je remarque au passage qu’en règle générale, ceux qui la posent le font à propos des mouvements de jeunes… mais pas des mouvements de paysans, des taxis, etc. Comme si les jeunes étaient plus manipulables, et comme si dans d’autres luttes et secteurs sociaux, il n’y avait pas des forces, groupes ou appareils tentant de profiter des occasions de mobilisation. Or, avec justement un faible encadrement syndical ou politique, c’est dans ce secteur qu’il est le plus difficile de « manipuler » des mobilisations touchant des dizaines de milliers de jeunes.

Les mouvements étudiants tiennent à affirmer leur autonomie ?

Il suffit d’aller dans les assemblées générales, d’écouter les discussions, les échanges d’arguments, pour constater la capacité de ces étudiants à s’organiser (même si la forme peut parfois paraître folklorique), la méfiance vis-à-vis de la « récupération ». Aujourd’hui, la thèse de la manipulation (sorte de complotisme) est devenue subtile : la droite au pouvoir accusait le PS, et le PS au pouvoir – relayé par la droite – semble maintenant accuser ses « frondeurs » de manipuler l’UNEF. Mais si l’on posait la question dans l’autre sens, au lieu de voir la main des « frondeurs » du PS dans l’UNEF, pourquoi ne pas voir la main de l’UNEF dans le PS tant l’UNEF a « produit », notamment avec sa « génération CPE », des militants, des responsables politiques, syndicaux, associatifs désireux de transformation sociale ? Plus globalement, ce sont en vérité dans ces périodes de mobilisation que les jeunes « manipulent » (au sens propre de prise en main d’un outil) les partis et les organisations, qu’ils entraînent sur leur terrain. Comme en 1986, où c’est la mobilisation qui a forcé le PS à demander le retrait du projet Devaquet, et pas l’inverse.

* Robi Morder est président du GERME, le Groupe d’études et de recherches sur les mouvements étudiants.


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