Les lobbys qui tiennent la France

vendredi 18 mai 2012.
 

« Lutter contre les vieux ennemis de la paix - le monopole industriel et financier, la spéculation, la banque véreuse, l’esprit de clan. Ceux-là considèrent le pouvoir [...] comme un simple appendice de leurs affaires privées. Jamais dans toute notre histoire ces forces n’ont été aussi unies contre un candidat, unanimes dans leur haine à mon en-droit. Et leur haine me fait plaisir. »

L’auteur de ce discours prononcé au Madison Square Garden en octobre 1936 s’appelle Franklin Roosevelt, can-didat sortant à la présidence des Etats-Unis.

Autres temps, autre verve. Autres moeurs, surtout : à l’ivresse rooseveltienne de défier tous les lobbys semble succéder aujourd’hui le besoin de les rassurer, l’obligation de composer avec eux. Sous surveillance - forcément négative -, le prochain président de la République, au seuil de lendemains redoutables, se prépare fébrilement à les rencontrer. Certains y verront la couardise d’une classe politique française désarmée. Peut-être. Mais ce sont surtout les lobbys qui se sont renforcés par rapport au passé. Plus nombreux, mieux organisés, plus riches aussi. Quelques chiffres suffisent à s’en convaincre : capitale européenne du lobbying, Bruxelles compte environ 30 000 lobbys, soit en moyenne 40 par député européen, et un pour deux fonctionnaires. En France, au registre légal de l’Assemblée nationale, ouvert en 2009 pour améliorer la transparence, figurent seulement 153 "pros" de l’influence. Chiffre officiel.

L’Assemblée largement ouverte aux "visiteurs"

Mais rien n’empêche les lobbys non inscrits d’aller frapper à la porte d’un député. Et ils se font rarement prier. Selon les pointages de l’association Regards citoyens, quelque 2 500 organisations professionnelles ou représentants d’intérêts privés se sont introduits à l’Assemblée pour faire entendre leurs voix en trois ans (2007-2010). Pour rédiger les rapports parlementaires, une douzaine d’auditions "extérieures" se tiennent en moyenne tous les jours dans un Palais-Bourbon assailli par les groupes de pression. Les plus écoutés, ou du moins les plus entendus, se recrutent logiquement parmi les groupes du CAC 40.

Les coulisses de Bruxelles sur grand écran

Dans le petit monde feutré des fonctionnaires bruxellois, la sortie sur grand écran du documentaire « The Brussels Business », à la mi-avril, a fait l’effet d’une bombe. Le film dévoile les coulisses des lobbys et leurs méthodes pour laisser leur trace sur les décisions prises par la Commission. Il révèle surtout l’influence de la puissante et tentaculaire ERT (European Round Table of Industrialists) - une association regroupant les patrons des cinquante plus grandes entreprises européennes - sur les structures de l’Union européenne et sur son orientation libérale. Ce film a été financé en grande partie par des subventions du gouvernement autrichien. "Il y a aujourd’hui une école autrichienne du documentaire réquisitoire", explique Matthieu Lietaert, un des réalisateurs du film. En effet, après le controversé Cauchemar de Darwin, réalisé en 2004 par Hubert Sauper, c’est encore une fois un réalisateur autrichien, Erwin Wagenhofer, qui a réalisé en 2005 « We Feed the World », une charge violente contre le lobby agroalimentaire, et en 2009 le cinglant « Let’s Make Money », qui dénonçait les dérives de la finance.

Selon une recension exclusive réalisée par Regards citoyens à la demande de L’Expansion, au top 5 de l’influence figurent ainsi EADS, EDF, Total, GDF Suez et Bouygues. "Ces entreprises agissent aussi par l’entremise d’asso-ciations professionnelles qui représentent 21 % des auditions", précise un des auteurs de l’étude, Tanguy Morlaix. Avec de bons succès à leur actif. Au cours de l’année passée, les boissons sucrées ont échappé in extremis à une surimposition, les cigarettiers, à une contribution sur leur chiffre d’affaires, et les banquiers, à une taxe Tobin digne de ce nom.

Le lobbying enseigné dans les grandes écoles

Mais ces victoires ont un prix. A Bruxelles, l’art de persuader les décideurs publics générerait chaque année environ 1 milliard d’euros de facturations diverses et variées, selon les estimations de l’ONG Corporate Europe. Et chez nous ? Rien n’oblige les entreprises à publier leurs dépenses en France... Mais pas aux Etats-Unis. Or, une vingtaine de fleurons industriels français déclarent dépenser à Washington, entre les lobbyistes maison, les lawyers de l’influence, les associations "diplomatiques", l’équivalent de 0,03 % de leur chiffre d’affaires. Une telle proportion, appliquée à l’ensemble du CAC 40 et à la totalité de son business, ferait monter le poste "dépenses de lobbying" à environ 400 millions d’euros. Une somme ! Mais le retour sur investissement en vaut la peine. Confirmé chiffres à l’appui par une étude de l’université du Kansas : les dépenses de lobbying engagées pour obtenir du Congrès les adoucissements fiscaux de l’American Jobs Creation Act (2004) affichent une rentabilité de 21 900 %. Autrement dit, 1 dollar déboursé en fait économiser 220. La profession a de beaux jours devant elle. Et elle le sait fort bien.

Même en pleine crise économique, elle se montre d’ailleurs de plus en plus décomplexée. Le métier, aux contours longtemps très flous, est aujourd’hui reconnu sur la place publique. […] La matière est aujourd’hui enseignée dans de nombreuses grandes écoles, Sciences Po-Paris en tête. Et la carrière commence à faire rêver la future élite. […]

Les groupes du CAC 40 les plus dépensiers à Bruxelles

Dépenses en lobbying (2011) en millions d’euros
- Veolia Environnement 7,6
- Schneider Electric 5,8
- GDF Suez * 3,9
- Total * 2,4
- BNP Paribas 1,8
- Alcatel-Lucent 1,1

* Année 2010. Source : Registre du Parlement européen

Dans la longue liste, plusieurs Français s’illustrent. Dernier exemple en date, Bruno Dethomas, porte-parole de la Commission sous la présidence Delors entre 1988 et 1995, et jusqu’en décembre 2010 chargé des relations avec les pays de l’Est non membres de l’Union (dont la Russie), a été embauché en mars 2011 - soit trois petits mois après son départ - par G + Europe, l’un des plus influents cabinets de lobbying européens. On comprend pourquoi : la Fédération de Russie et le géant Gazprom comptent parmi les plus gros clients du cabinet. […]

Des politiques rendus dépendants des experts

[…] En ces temps de crise systémique où le parlementaire est sommé de voter dans l’urgence, rien de mieux pour légiférer qu’une étude chiffrée, documentée, une sorte d’aide-mémoire. "La complexité des enjeux rend les poli-tiques très dépendants des études réalisées par ces fameux experts et think tanks indépendants", analyse Martin Pigeon, chercheur à Corporate Europe. Au sein du club des experts savants, les économistes sont particulière-ment courtisés. "Ce qui est stratégique, aujourd’hui, c’est de montrer les effets en termes d’activité et d’emploi", explique Fabrice Fages, avocat chez Latham & Watkins. Une telle étude peut coûter entre 30 000 et 50 000 euros. Récemment, le cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers a commandé à deux économistes de renom, Bertrand Jacquillat, professeur à Sciences Po-Paris, et Olivier Pastré, professeur à Paris VIII, un rapport sur les consé-quences des préconisations de la Commission européenne sur l’évolution du métier d’audit. On peut y lire : "L’idée d’une rotation obligatoire des auditeurs, séduisante a priori, présente quatre limites, [notamment celle] d’accroître la concentration de l’industrie de l’audit." Des arguments repris quasiment tels quels par Pricewaterhouse Coopers dans une note écrite en mars 2012 et qui devraient servir de base aux prochaines négociations avec Bruxelles.

A l’Elysée aussi, les dossiers s’entassent déjà sur le bureau du président. Selon les scrupuleux calculs de Guillaume Courty, professeur à Sciences Po-Lille, quelque 240 interpellations publiques ont été envoyées à chacun des principaux candidats par les groupes de pression. Trop forts, ces lobbys. Ils vont plus vite que l’élection...

Questions à... Brice Person, cofondateur de Regards citoyens :

Votre association milite pour plus de transparence dans la vie politique. L’Assemblée nationale s’est dotée d’un registre des lobbys pour les "encadrer" davantage. Quel bilan en tirez-vous, deux ans après ?

Le registre est très incomplet, et sa gestion, discrétionnaire. Il ne recense que 153 inscrits, alors que, avec Transparency International, nous avons identifié plus de 2 500 organisations privées au travers de 9 300 auditions réalisées à l’Assemblée entre 2007 et 2010. L’Assemblée s’est certes dotée d’un "déontologue", mais ses propositions ne changent pas la donne. En se contentant de demi-mesures, l’Assemblée alimente les suspicions sur l’influence qui s’exerce en son sein.

Y a-t-il une spécificité française dans les relations entre politiques et lobbys ?

Elles sont assez ambiguës. D’un côté, les élus affirment publiquement que le lobbying n’existe pas au Parlement, refusant toute mesure d’encadrement avant la création du registre, en 2009. De l’autre, ils laissent leur porte grande ouverte aux représentants de toute sorte, en leur donnant des badges d’accès et en les laissant développer au sein de l’institution colloques et clubs de défense d’intérêts particuliers.

Comment améliorer la transparence ?

L’Assemblée devrait d’abord apporter un maximum de transparence sur les acteurs consultés par les députés, en publiant en ligne le nom des personnes rencontrées dans le cadre de leur mandat. Ensuite, elle devrait assurer un vrai contrôle des conflits d’intérêts, assorti de sanctions pour les lobbys et les élus mis en cause.

Ces papys-patrons du CAC qui font de l’influence

Bien sûr, la mention "ancien patron du CAC 40" ne figure jamais sur leur carte de visite. Pas la peine. Dans les cercles influents de Paris, les antichambres du Parlement ou les boudoirs des ministères, tout le monde les connaît. Gilles Pélisson, Claude Bébéar, Denis Ranque...

Quelques grands vétérans du capitalisme français mettent leurs carnets d’adresses au service de causes économiques, d’intérêts catégoriels ou de groupes d’influence. Avec un certain succès, il faut le reconnaître. Fort de son entregent d’ex-patron d’Accor, Gilles Pélisson, passé à la tête du GPS (Groupement des professions de services) n’a pas eu beaucoup de mal à rencontrer Michel Sapin, la cheville ouvrière du programme socialiste et son homologue de l’UMP, Emmanuelle Mignon, pour leur proposer son manifeste "2012 pour les services". "Deux personnes très sollicitées en ces temps de campagne électorale, impossibles à voir directe-ment sans une certaine urbanité", admet un proche de Gilles Pélisson.

Mais les papys les plus influents se recrutent surtout dans le domaine de la finance. L’institut Montaigne, le think tank de Claude Bébéar, ancien PDG d’Axa, présente sans coup férir un programme présidentiel clés en main pour le prochain locataire à l’Elysée : 31 propositions d’inspiration libérale... diffusées à la télévision sur des chaînes de la TNT. Son budget de 2,7 millions abondés par des grandes entreprises en fait une belle machine de guerre médiatique.

[…] Le bon vieux secteur manufacturier dispose aussi de ses stars patronales. Denis Ranque, ex-Thales, préside le Cercle de l’industrie jusqu’à l’été prochain. Derrière lui figurent une trentaine de fleurons français mais aussi quelques parlementaires de premier plan : Alain Lamassoure (un des députés les plus influents du Parlement européen) et Pierre Moscovici (directeur de campagne de François Hollande). "Les vice-présidents viennent toujours du monde politique", précise Denis Ranque. Idéal pour créer des liens.


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