1918 1938 L’Autriche en flammes

lundi 18 février 2013.
 

L’histoire de la jeune république autrichienne, élevée sur les ruines de l’empire des Habsbourg, est rythmée par des émeutes, des insurrections, des conflits plus ou moins ouverts que parachèvent des répressions.

Les dirigeants sociaux-démocrates Friedrich Adler et Otto Bauer à leur tête s’emploient à des stratégies d’apaisement qui, au fil du temps, découragent nombre de leurs partisans. Dans la lignée de Karl Kautsky, ils se veulent des " révolutionnaires sans révolution ".

Ils marchent sur des oeufs. Ils se persuadent atteindre leurs objectifs par les urnes et " progresser par la démocratie vers le socialisme ". Pour eux, les puissances de l’Entente " affameraient une Autriche soviétique ".

Là où ils sont fortement implantés, les sociaux-démocrates prônent et pratiquent une politique sociale, illustrée, à Vienne, par l’édification de cités ouvrières, novatrices dans leur conception et baptisées de grands noms du mouvement ouvrier. Ces cités symbolisent l’influence et le succès de la social-démocratie et l’expression d’un désir réel de justice, bientôt contrebalancé par un chômage de masse, des suicides croissants, trois mille par an, principalement chez les travailleurs.

De fait, la société se disloque. Elle est grosse d’une révolution qui avortera, et les origines en sont multiples : une espèce d’hésitation de la part des socialistes qui, à partir de 1927, rompent néanmoins leurs liens avec les populistes au pouvoir, lesquels pour renforcer leur assise s’accordent de plus en plus avec l’extrême droite de Dollfuss et ses milices. Par ailleurs, à gauche, les communistes se soumettent encore à la tactique dictée par le Komintern " Classe contre classe ". Ils estiment que la social-démocratie fait obstacle aux desseins émancipateurs du prolétariat.

Des faits semblent leur donner raison depuis le 15 juin 1919 où une manifestation en faveur de la République des conseils de Hongrie se solde par la mort de dix-sept sympathisants à la cause bolchevique... Le ministère de l’Intérieur est dirigé par Eldersch, lui-même responsable social-démocrate.

Le 15 juin 1927, une insurrection éclate spontanément après l’annonce de l’acquittement de quatre accusés convaincus d’assassinats d’ouvriers.

Les insurgés incendient le palais de justice. Julius Deutsch, commandant le Schutzbund, l’organisation autodéfense ouvrière, s’engage auprès des autorités à maintenir l’ordre. Ses troupes le débordent. Elles réclament le soutien du Parlement " car la police les massacre ". Otto Bauer, sollicité, refuse une solution qui " signifierait la guerre civile ", si l’on donne satisfaction aux révoltés. Au bout du compte, après deux jours d’affrontements, quatre-vingt dix d’entre eux auront péri. L’Autriche succombe à des tergiversations et entre, pour ainsi dire, en convulsions.

En 1932, dans un climat de crise et de confusion propice à l’extension des fascismes en Europe, Dollfuss accède au pouvoir.

Dollfuss est, si l’on peut dire, un fasciste à l’italienne. Il est menacé sur son aile droite par les nazis, partisans de l’unification germanique. En 1933, le chancelier autrichien se convertit en dictateur. Prétextant une grève des cheminots, il suspend le Parlement et entreprend la répression de ses opposants de gauche.

Sur fond de crimes perpétrés par ses adeptes et de violences qui se banalisent, les organisations se réclamant d’une certaine subversion radicale seront les premières éprouvées : le Parti communiste, le Secours rouge, les Amis de l’URSS, l’Association des libres-penseurs (Dollfuss est un catholique conservateur) et, en particulier, le Schutzbund.

Les droits de grève et de réunion sont supprimés... Des cours martiales sont créées et la peine de mort reconduite.

L’atmosphère s’assombrit. Restent, à cette époque, les institutions locales dirigées par les sociaux-démocrates. En 1934, la situation, déjà préoccupante, s’aggrave.

Tout d’abord, les Heimwehren, équivalent autrichien des Sections d’assaut nazies et des Chemises noires italiennes, s’activent.

Le pouvoir leur laisse non seulement la bride sur le cou mais les excite à réduire les poches sociales-démocrates.

Le 30 janvier 1934, les Heimwehren s’emparent d’Innsbruck et exigent la dissolution du Parti social-démocrate.

Et la guerre civile tant redoutée par Otto Bauer fermente. Elle prendra très vite son essor.

Le 7 février 1934, les Heimwehren renouvellent leurs exactions : ils pénètrent dans Linz où ils installent des batteries de mitrailleuses afin de juguler les résistances.

Le Tyrol et la Haute-Autriche sont muselés. En Basse-Autriche, les fascistes confisquent leurs pouvoirs de police à vingt et un maires sociaux-démocrates.

Le 10, c’est au tour de Vienne de connaître le même sort, bien que le premier magistrat de la ville, Karl Seitz, ait prononcé quelques jours auparavant un discours étrange en de pareilles circonstances :

" Une ville comme notre Vienne, avec son histoire, sa culture, ne peut pas être gouvernée par la violence. Cela contredit la mentalité de l’Allemand autrichien. Nous ne pouvons régler nos divergences que par des moyens pacifiques. "

Otto Bauer a mené des négociations avec Dollfuss, en pure perte.

Le jour même, dans son édition clandestine, le Rote Fahne, organe du Parti communiste autrichien, lance un appel à la riposte : " Écrasez le fascisme avant qu’il ne vous écrase ! Cessez aussitôt le travail ! Élisez des comités d’action pour organiser la lutte dans chaque entreprise ! Descendez dans la rue ! Désarmez les fascistes ! Donnez des armes aux ouvriers ! "

Le Schutzbund ressurgit le 12 février. À la maison du peuple de Linz, un détachement de l’organisation livre un combat d’une telle intensité contre les Heimwehrer qu’on alerte des régiments de l’armée régulière. Leurs renforts s’avèrent indispensables pour mater les défenseurs.

Désormais, l’Autriche s’embrase. À Vienne, qualifiée de rouge, la grève générale est proclamée. Des combats se développent sur tout le territoire.

Dollfuss décrète l’état de siège et, simultanément, décide que " le gouvernement est maître de la situation ". En province, des journaux titrent : " L’ordre le plus parfait règne à Vienne. " Le vice-chancelier Fey, dans un discours radiodiffusé, dépeint la situation sous un jour idyllique et rassurant. " les magasins ont rouvert leurs portes ", " les barrages sont maintenus ", " les cours martiales fonctionnent ", " des combats continuent dans les quartiers ouvriers ". En un mot, l’insurrection est circonscrite. Il n’y a plus rien à en craindre.

Pourtant, l’incendie se propage et Dollfuss recourt à un double langage.

Tantôt, il informe que la mort frappera les insurgés, tantôt il prêche la clémence : " Nous pardonnerons à tous ceux qui se soumettront. Ouvriers, vous êtes le sang de notre sang ; nous ne voulons pas rogner les droits de la classe ouvrière. "

L’Autriche se mue en une Commune de Paris à l’échelle d’un pays.

On massacre des centaines, voire des milliers de personnes.

Les cours martiales condamnent à tour de bras. On dresse des potences dans les cours de prison et de palais de justice.

On se bat au Karl-Marx-Hof, face auquel l’armée déploie des canons.

Les décombres s’accumulent et de l’autre côté, celui de la résistance au pouvoir, on dynamite des ponts sur le Danube et un pont de chemin de fer à Vienne. À Bruck-sur-Mur, occupée par les détachements ouvriers, on déboulonne les rails quand on apprend que les autorités envoient un train blindé.

À l’époque, afin de figurer la férocité des troupes gouvernementales, on fait allusion à de probables bombardements aériens ainsi qu’à l’usage de gaz.

L’insurrection de février 1934 confine par bien des aspects à l’épopée, une épopée qui comprendra non seulement ses héros, mais aussi ses martyrs, tel l’ouvrier Munichreiter porté au gibet sur une civière.

Des femmes, soulignons-le, participèrent à la lutte.

Pour nombre de sociaux-démocrates, le soulèvement les mène à radicaliser leurs convictions. L’ingénieur Weissel, jusqu’alors invariable dans ses idées, s’écriera au pied de la potence : " Vive l’Internationale communiste. " Cette évolution idéologique, Anna Seghers la traduira, non sans amertume, dans un roman, Via di Febbraio, relatif au désastre viennois. Un personnage y dit " Le Karl-Marx-Hof n’est pas en ruine. Il a survécu, mais notre foi dans le parti s’est éteinte. "

Les combats auront fait rage. La répression fut égale à leur âpreté. La solidarité internationale aussi.

Des grèves de soutien furent organisées en Espagne, en Pologne et en Tchécoslovaquie. Les associations humanitaires, liées au mouvement ouvrier, s’évertuèrent à des collectes, à héberger des orphelins. De l’argent parvint d’Amérique du Nord et du Sud ainsi que d’Europe. Une espèce d’unité diffuse se réalisa à partir de leurs actions.

Le premier combat armé contre le fascisme s’est conclu par une défaite, mais une défaite qui infléchit des orientations politiques et fut un prélude à la stratégie du Front populaire.

Au mois d’août, Dollfuss est assassiné par ses nazis, mis hors la loi.


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