« Projet », conscience de classe et dynamique politique

lundi 22 avril 2013.
 

Quand on votait communiste, dans la France des années 1930 ou 50, on «  votait ouvrier  »  : contre l’exploitation patronale, pour de bons salaires, de meilleures conditions de travail... Et derrière ces objectifs, il y avait tout un paysage  : les révolutions françaises, l’histoire du mouvement ouvrier, l’aventure naissante de l’URSS, et même les théories de Marx dont il disait avec Engels dans le Manifeste qu’elles pouvaient tout entières «  se résumer dans cette formule unique  : abolition de la propriété privée  ». C’était des aspirations, des valeurs, des analyses, des idées et des choix politiques (dont, en 1936, celui du Front populaire pour assurer «  le pain, la paix, la liberté  »), c’était des luttes inscrites dans l’imaginaire d’une autre société possible. C’était un véritable «  projet  » porteur de sens  : sens humain, sens social, sens historique. Il dessinait un «  horizon d’attentes  » vers lequel, par millions, des femmes et des hommes se sont projetés. C’est ce qui a fait sa force. Elle a soulevé des montagnes.

L’étatisation de l’économie a fini en échec. L’égalité sans la liberté a produit un cauchemar. Le modèle soviétique est devenu repoussoir. Quand on interroge aujourd’hui les Français, ils sont pourtant très nombreux à dire que le communisme est «  une très belle idée... à condition de la réinventer complètement  ». L’égalité n’a donc pas dit son dernier mot, pas plus que «  l’option communiste  » dont la braise rougeoie encore sous la cendre. Réaliser l’émancipation humaine par la mise en commun et la coopération des «  producteurs associés  » demeure en filigrane, dans l’imaginaire collectif, l’espérance d’une alternative historique aux systèmes fondés sur la propriété pléthorique de quelques-uns, l’assujettissement et la mise en concurrence de tous les autres.

Mais en l’état, il n’y a plus de «  projet  » crédible  : on ne croit pas, particulièrement dans les couches populaires, en une autre société possible. La «  conscience de classe  », c’est-à-dire l’adhésion d’une bonne partie du monde ouvrier à ce «  projet  », s’est défaite. L’affaiblissement du courant communiste, dans toute l’Europe, est depuis cinquante ans l’histoire de cette inexorable séparation entre un «  projet  » et la classe qui le portait. Les ouvriers représentent encore le quart de la population active. Avec les employés, sociologiquement très proches, ils en sont plus de 50 %. Mais ils n’ont plus ni cap ni boussole. Ils sont divisés, donc impuissants.

Le Front de gauche a créé l’espoir, par le «  rassemblement  », de pouvoir à nouveau peser. Mais il est moins présent dans les couches populaires en difficulté que dans les catégories politisées. Il progresse plus dans les centres-villes que dans les banlieues en souffrance. Ces caractéristiques en limitent aujourd’hui l’expansion, comme de tels rassemblements dans d’autres pays d’Europe, autour de 10 à 15 %. Et il est très sensible à la conjoncture  : on a vu l’an dernier comment sa dynamique s’est essoufflée face à la peur d’une remontée de Sarkozy. Tout l’enjeu de la période actuelle est de savoir si pourra se reformer une grande espérance collective – un nouveau «  projet  » – faisant grandir une nouvelle «  conscience de classes  » dans les couches populaires, permettant leur (re)mise en mouvement.

Cela suppose de revenir sur les questions de fond. On ne peut pas faire comme si l’effondrement du «  socialisme  » soviétique était simplement à renvoyer dans le passé ou qu’il suffirait de le «  juger  ». Le problème est politique. Recréer de la cohérence et du sens suppose de mettre au jour les causes de l’échec, et d’ouvrir de nouveaux chemins. Par exemple, si l’objectif n’est plus l’administration de l’économie par l’État, comment assurer la maîtrise sociale de la production  ? Quelle vision a-t-on aujourd’hui du «  marché  », et qu’est devenu «  l’État  »  ? Comment réduire les inégalités sans tomber dans l’égalitarisme  ? Quelles solidarités collectives qui ne débouchent pas sur le «  collectivisme  »  ? Quelle conception de la liberté et de ses limites  ?

Et comment faire face aux défis nouveaux de notre époque  ? Quelles luttes de classes, et à quelles échelles, face à un capital mondialisé  ? Que signifie le «  progrès  » dans un écosystème déjà à ses limites  ? Quelle conception du «  développement  » valable pour l’humanité entière  ? Quelle place de la culture dans l’épanouissement humain  ? Quelle division internationale du travail qui ne consiste pas à délocaliser d’un continent à l’autre  ? Quel devenir de l’Europe  ? Comment construire du «  commun  » à l’échelle du monde  ?...

Il n’appartient pas à un parti d’apporter à lui tout seul les réponses à tant de questions théoriques, philosophiques, historiques, économiques, etc. Sa responsabilité, en revanche, est de s’ouvrir à tout ce qui bouge, réfléchit et crée dans la société, et, par ses analyses, ses prises de position et ses actes, de contribuer sur le terrain directement politique à dessiner une vision 
de la société et de son devenir possible.

La crise actuelle de la politique est une panne générale de projets. C’est une panne de sens. Les transformations du monde sont si rapides et profondes que les forces politiques ont été incapables de s’y adapter. Mais si les forces dominantes peuvent au moins se disputer le pouvoir, ou représenter des sensibilités différentes sur certains enjeux, celles qui visent à transformer l’ordre social n’ont de place qu’en se hissant au niveau 
de la question historique désormais posée  : dans quelle société voulons-nous vivre  ?

Patrice Cohen-Séat


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