« Le Front national prospère 
dans le désert des idées politiques » Bernard   Stiegler

lundi 15 juillet 2013.
 

Dans son dernier ouvrage,  Pharmacologie du Front national, le philosophe Bernard Stiegler établit un lien entre la montée du parti des Le Pen et ce qu’il nomme «  la destruction de l’attention  » par le marketing et la société de consommation.  Avec son collectif  Ars Industrialis, il propose la mise en place d’une politique qui fasse appel à «  l’intelligence des ‘‘gens’’  ».

Dès votre première phrase, vous écrivez  : « Cet ouvrage est un instrument. »

Bernard Stiegler. Les livres d’Ars Industrialis (Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit) sont en effet des instruments qui tentent d’appréhender ce que nous arrive et luttent contre la déconceptualisation généralisée qui détruit la vie politique. La politique ne peut pas avancer sans concepts. L’opposition de la droite et de la gauche résulte d’une opposition entre des modèles conceptuels forgés par la République des lettres. Plus récemment, il y avait en France une droite gaulliste qui pensait et à laquelle la gauche opposait ses propres concepts. Aujourd’hui, le marché inonde la sphère publique de «  concepts marketing  » qui court-circuitent la pensée et tuent la vie politique.

Vous tentez de reconstruire d’autres concepts  ?

Bernard Stiegler. Nous renouons avec une vieille tradition qui vient de Marx. Mais nous ne nous disons pas «  marxistes  »  : Marx a été mal interprété par le marxisme. Lui-même a d’ailleurs «  dérivé  »  : le dernier Marx, celui du Capital, est moins intéressant que celui des années 1840 et 1850. Le sujet de Pharmacologie du Front national est l’idéologie dont Marx parle dans l’Idéologie allemande (en 1845, avec Engels – NDLR). Il y pose que l’être humain est avant tout un être technique. Penser l’humain, c’est penser la technique formant le milieu dans lequel se nouent les relations sociales. Or on a progressivement oublié cette idée chez Marx – et Althusser a minoré ce texte que l’on a arrêté de lire.

Et si on relisait ce texte  ?

Bernard Stiegler. On n’entendrait plus des leaders politiques de gauche dire  : «  Il nous faut une bonne idéologie.  » Dire cela, c’est avoir tout oublié du concept de Marx pour qui il n’y a pas des idéologies, mais l’idéologie, c’est-à-dire une illusion produite par une inversion de causalité qui légitime des dispositifs de domination. L’idéalisme qui en est la matrice prétend que la technique est produite par l’esprit. Marx affirme au contraire que l’esprit surgit de la vie technique.

Le marketing politique s’est substitué 
à la pensée critique dites-vous. Vous parlez aussi d’un «  effondrement de l’attention  » comme d’une des causes de ce renoncement

Bernard Stiegler. Le marketing détourne le désir de ses objets primordiaux (parents, proches, savoirs, culture) vers la marchandise. Pour cela, il capte l’attention comme l’expliquait Patrick Le Lay, ex-PDG de TF1  : «  Mon travail, c’est de vendre à Coca-Cola du temps de cerveau disponible.  » Or cette captation détruit l’attention, qui est la forme ordinaire du désir, lequel régresse ainsi au stade de la pulsion. Le désir prend soin de son objet  ; la pulsion détruit son objet.

Notre cerveau est ainsi préparé à aller vers n’importe qui peut le manipuler. Y compris
le Front national  ?

Bernard Stiegler. La destruction de l’attention pousse de plus en plus de gens vers le Front national parce qu’elle fait souffrir ceux qui la subissent tout en les empêchant de comprendre de quoi ils souffrent. L’attention est produite par l’éducation. Mais si on peut et on doit la former, on peut aussi la déformer. Le marketing la déforme en la manipulant avec d’énormes moyens. La formation de l’attention produit des savoirs – savoir vivre, faire ou conceptualiser. Politesse, chaudronnerie et mathématiques sont des formes d’attention. La déformation de l’attention est le désapprentissage de ces savoirs. Privé de ces savoirs, on est privé de place sociale  : on n’est plus soi-même un objet d’attention. Les électeurs du Front national souffrent de cette destruction de l’attention psychique et du manque d’attention sociale qui en résulte.

Vous écrivez qu’il ne faut pas accuser 
les électeurs du Front national, mais en prendre soin, car «  prendre soin des électeurs du FN, c’est prendre soin de la société tout entière  »

Bernard Stiegler. Combattre la destruction de l’attention, c’est mettre en question le modèle consumériste qui a fait faillite en 2008. Parce qu’ils n’ont pas le courage d’affronter cet état de fait, les politiques font la morale aux électeurs du Front national, voire les insultent, telle Eva Joly parlant d’une «  tache sur la démocratie  », au soir de la présidentielle. Si le FN n’est pas bon pour la démocratie, ce n’est pas en insultant ses électeurs qu’on les ramènera vers la démocratie. Faire en sorte que celui qui souffre parce qu’il est malade soit accusé d’être la cause de sa maladie, c’est en faire un bouc émissaire – tout comme le FN fait des immigrés la cause d’une souffrance que ceux-ci subissent en général plus que quiconque.

Voulez-vous dire que la dénonciation morale 
est vaine  ?

Bernard Stiegler. Cette rhétorique morale sert à dissimuler une incurie politique. Le succès du Front national résulte de la révolution conservatrice. C’est elle qu’il faut analyser et combattre. C’est à mesure qu’elle s’impose que les idées du FN se répandent dans la société.

Paradoxe, aujourd’hui le FN n’affiche plus 
ses croyances libérales, mais se donne une image sociale

Bernard Stiegler. Dans les années 1980, Jean-Marie Le Pen se fait appeler le «  Reagan français  » et promeut l’ultralibéralisme qui constitue l’idéal du FN – dont la croissance repose sur la manipulation du mal-être que provoquent les effets calamiteux de cet «  idéal  » pour aveugler les esprits. La souffrance est ce qu’il y a de plus manipulable. L’idéologie en général fait passer les effets pour les causes et le FN accomplit cette tâche en exploitant le mécanisme du bouc émissaire qui fait que, quand on souffre, et que l’on ne comprend pas la cause de sa souffrance, on recherche une victime expiatoire. Cependant, à mesure que les effets catastrophiques de l’idéologie néoconservatrice deviennent patents, et, en particulier après 2008, la fille Le Pen complexifie cette tactique  : elle profite de l’absence totale de discours politique sérieux sur le renouveau de la puissance publique de la part des partis de gauche – réformistes aussi bien que radicaux – pour s’engouffrer dans ce qui fait dire de ce fait que son discours ressemble à celui de Jean-Luc Mélenchon…

En quoi  ?

Bernard Stiegler. Ce que dissimule le FN, c’est la cause véritable de la catastrophe en cours, à savoir l’hyperconsumérisme que l’idéologie conservatrice a généralisé dans le monde entier en remplaçant les institutions publiques par le marketing. Jusqu’à la fin des années 1970, les États contrôlent la socialisation de l’innovation technique pour limiter les effets toxiques qu’elle risque toujours d’engendrer – en détruisant l’attention, la santé, les emplois, l’éducation, l’environnement, etc. Une technique est toujours un pharmakon au sens de Platon  : à la fois un poison et un remède. Comme le médicament, ce pharmakon peut tuer celui qu’il est censé soigner – faute d’une véritable thérapeutique. La politique est cette thérapeutique. On a vu se succéder ces dernières années les scandales sanitaires donnant l’impression que les pharmaciens devenaient des dealers. Mais il ne peut en aller autrement dès lors que l’on ne conditionne plus la consommation pharmaceutique à une prescription thérapeutique. Ce qui est vrai des médicaments l’est de toutes les techniques. Les ultralibéraux soutenus par Le Pen ont entrepris de détruire les thérapeutiques sociales en quoi consistent les savoirs sous toutes leurs formes, et tels que l’éducation les transmet. Ils ont été remplacés par des compétences adaptatives. Le résultat a été la généralisation de l’incurie et de l’irresponsabilité par l’hyperconsumérisme, les producteurs, les consommateurs, les investisseurs et les États devenant structurellement insolvables. En 2008, avec la crise des subprimes, il est apparu que ce modèle était devenu radicalement toxique. Mais comme la gauche ne propose aucune alternative à ce modèle et s’accroche à «  la défense du pouvoir d’achat  », au Front de gauche comme au Parti socialiste, le FN prospère dans ce désert des idées politiques en se posant en défenseur de la puissance publique – proposant l’instauration d’un État autoritaire qui ferait enfin régner l’ordre dans cette incurie généralisée… À l’inverse personne ne se demande à gauche le sens du fait que l’État que Lénine et Althusser voulaient détruire l’a bien été… mais par Reagan et Thatcher.

Mais vous-même incitez le gouvernement 
à prendre ses responsabilités à travers 
une série de mesures que vous détaillez dans une sorte de feuille de route...

Bernard Stiegler. Tandis que le consumérisme s’effondre, un autre modèle émerge, dont ni la gauche ni la droite ne disent un mot. Le rapport Gallois est à cet égard consternant. Les infrastructures numériques configurent depuis l’avènement du Web un modèle industriel qui ne correspond plus du tout à celui du XXe siècle parce qu’il dépasse l’opposition fonctionnelle entre production et consommation. La gauche n’en dit et n’en fait rien par manque de courage et de confiance dans l’intelligence des gens qui ne demandent qu’à penser et à se retrousser les manches pour fonder un nouveau monde – en particulier la jeunesse. Les gens veulent des concepts politiques porteurs d’une vision, la France veut savoir où elle va, et seul le courage de recommencer à penser et à inventer permettra de répondre à l’angoisse qui fait la fortune de Marine Le Pen. Le nouveau modèle participe à la fois de ce que l’on appelle l’économie des données, la production logicielle libre, la production matérielle décentralisée avec les fab labs, les smart grids en matière énergétique, etc. Ce modèle est «  pharmacologique  » lui-même  : il peut être mis au service des pires politiques commerciales, comme le fait Facebook. Mais il ouvre des perspectives extrêmement prometteuses – pour autant qu’une action publique novatrice en crée les conditions de solvabilité. Cela nécessite de mettre en œuvre une politique du numérique requalifiant de concert et avec les Français toutes les politiques ministérielles et relançant ainsi une véritable stratégie industrielle pour le XXIe siècle  : c’est ce que nous décrivons en conclusion de Pharmacologie du Front national.

Vous préconisez ces mesures à partir d’une analyse détaillée du système consumériste ultralibéral mis en place il y a trente ans 
et qui a fini par s’autodétruire. Cette crise était-elle prévisible  ?

Bernard Stiegler. Bien sûr, et nous l’avions assez bien décrite en 2005 dans notre premier manifeste (cf. arsindustrialis.org). C’est pour cela que nous sommes assez fâchés contre la gauche – et pas seulement contre le Parti socialiste. Nous discutons avec beaucoup de militants et syndicalistes, réformistes ou pas, sociaux-démocrates ou «  à gauche de la gauche  »  : à chaque fois qu’on aborde ces questions, on nous dit «  les gens ne sont pas prêts à l’entendre.  » C’est absolument faux, c’est même exactement le contraire. «  Les gens  » sont tout à fait prêts à l’entendre  : ils attendent un discours rationnel qui leur fait confiance. On dit que le populisme advient par les masses qui ne font pas confiance aux dirigeants. La réalité est que ce sont les dirigeants qui, ne faisant pas confiance aux citoyens, permettent aux populistes de manipuler la misère. Nos dirigeants de droite ou de gauche ne croient pas à l’intelligence «  des gens  ». Nous, nous croyons «  aux gens  »  : nous sommes ces «  gens  ».

Ce Front national qui se réclame des petites gens, pour vous, est-ce la maladie dont souffre la société ou un symptôme  ?

Bernard Stiegler. La maladie, ce n’est pas le Front national. La maladie, c’est le consumérisme et la révolution conservatrice qui a été intériorisée par tous, y compris l’extrême gauche. Le FN en est le symptôme le plus violent, mais il y en a bien d’autres sur tout le nuancier politique. Cette maladie, c’est le désespoir qui fait croire et accepter que la régression serait inéluctable. Il est honteux et lâche de s’y soumettre.

(1) Pharmacologie du Front national, de Bernard Stiegler, 
suivi du Vocabulaire d’Ars Industrialis, par Victor Petit, Flammarion, 2013, 448 pages, 23 euros.

Entretien réalisé par Grégory Marin


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message