Réflexions pour le Front de gauche

mercredi 4 juin 2014.
 

1. La gauche dans son ensemble est au plus bas : elle vient d’enregistrer son plus bas pourcentage en suffrages exprimés depuis 1936, toutes élections confondues. La gauche de gauche est elle aussi mal en point : le total du Front de Gauche (FDG) et de l’extrême gauche (8 %) est le plus modeste en scrutin européen, un des trois plus faibles toutes élections confondues (pour le total PCF-extrême gauche). Pendant des décennies, le PCF a reculé sans que nul, à la gauche du PS, ne se montre en état de récupérer ce qu’il a perdu. Entre 1997 et 2008, l’extrême gauche trotskisante a fait une percée non négligeable. Elle s’effondre aujourd’hui, sans que le FDG récupère ce qu’elle perd.

2. Nous avons affaire à une crise politique qui est en même temps une crise de la politique. Non pas de la politique en général, mais de la politique dans sa forme instituée. Les partis dits de gouvernement sont pénalisés par le recul de l’État, qui les rend incapables de répondre à la demande sociale « d’en bas ». De façon plus générale, le fonctionnement vertical des partis contredit le désir de délibération et de décision directe des individus. Il ne parvient plus à maîtriser le rapport complexe du social et du politique. Désormais, la reconstruction des cadres mêmes de la démocratie et la relance politique doivent se penser en même temps, selon des logiques voisines, à partir des mêmes exigences.

3. Il n’y a donc pas de solution purement partisane à la crise politique actuelle. Inutile d’envisager un parti central, au cœur d’une galaxie étendue, comme le PCF y parvint pendant quelques décennies ; mais un front de partis, fût-il élargi, ne suffit pas non plus. Le contact entre formations politiques est utile ; il n’est pas « la » solution. S’il faut reconstruire, c’est dans deux directions : associer à la construction de projets et d’initiative politique des forces et des individus qui ne sont pas dans le champ étroitement partisan ; bâtir des formes de fonctionnement collectif selon des modèles coopératifs, en réseaux, qui contredisent la tendance forte à confondre centralité et verticalité hiérarchique.

4. Le champ de cette reconstruction n’est pas « toute la gauche ». Non pas qu’il faille renoncer au dualisme gauche-droite constitutif de la politique française. Non pas qu’il faille cesser de viser des majorités, pas simplement ponctuelles, mais autour de projets transformateurs globaux. Mais cette majorité de se formera pas en dehors de médiations de plus ou moins longue durée. Depuis que le PCF a cessé d’être « central » à gauche, cette médiation est celle de la formation d’un pôle transformateur, ancré immédiatement dans le refus de la méthode sociale-libérale. La gauche existe encore. Il n’y a pas deux gauches hermétiquement fermées l’une à l’autre. Mais la gauche est polarisée entre la tentation de l’adaptation et de l’accommodement d’un côté, et de l’autre côté la propension à la rupture et au dépassement. Le second pôle est trop faible : il faut le conforter.

La structuration de ce pôle n’est pas une fin en soi. Mais si on ne s’y attelle pas de façon spécifique, hors élection et à l’occasion des élections, la gauche tout entière restera en panne. Il ne faut plus reproduire la cacophonie des municipales. Ce qui fit naguère la force de la stratégie d’union de la gauche tenait à deux choses en même temps : le PCF était à 20 % et il proposait la formule de l’union de la gauche partout. Pour assurer la présence d’un pôle transformateur (aujourd’hui minoritaire à gauche), il faut l’affirmer de façon cohérente, si possible à toutes les élections. Si des ajustements concrets doivent se faire, ils se font sur la base d’une orientation commune, valable sur la durée et opiniâtrement suivie.

5. La gauche de gauche française n’a pas disparu, comme elle l’a fait un moment en Italie. Mais elle est en panne. Quatre traits, à mes yeux, contribuent à la pénaliser : la « peur de gagner », le jeu de la concurrence partisane, l’art de mettre en évidence les sujets qui fâchent, la propension à identifier modernisation et renoncement.

La « peur de gagner » : chaque fois que l’occasion se présente de prolonger électoralement une dynamique sociopolitique, la gauche de gauche s’emballe et échoue. En 1995, le grand mouvement de novembre-décembre bouscule un paysage politique qui semblait totalement bouché à gauche. Peu après, le PCF choisit la gauche plurielle et la LCR l’enfermement avec LO : à l’arrivée le PC est laminé et l’extrême gauche confortée mais isolée. En 2005, la victoire du Non ouvre un espace formidable à l’affirmation électorale d’un vote de gauche franchement en rupture avec les recentrages de vingt ans. La LCR fait la moue, le PC croit qu’il est le mieux placé : à l’arrivée, les comités antilibéraux explosent et la gauche de gauche est cruellement affaiblie. En 2012, le FDG fait une percée remarquée à la présidentielle. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Le jeu de la concurrence partisane : au mieux, la gauche de gauche sait faire des cartels ; mais un cartel ne fait pas nécessairement « mouvement ». Chaque organisation tient d’abord à son existence : tout ce passe comme si le commun (le cartel) n’était accepté que dès l’instant où il servait les intérêts du particulier (le parti). En pratique, chacun est plus ou moins persuadé qu’il est « le mieux placé pour… ». Autant dire que les autres sont moins bien placés pour… Dès lors, dans un cartel, chacun observe l’autre, comme en attente de la faille du partenaire. Au départ, on a des tête-à-tête ; à l’arrivée, on bute sur des face-à-face.

La passion des sujets qui fâchent. Globalement la gauche de gauche se caractérise par des traits de communauté majeurs : la critique des ajustements « sociaux-libéraux », le refus de la mondialisation financière, la conviction que le développement économe des capacités humaines vaut beaucoup mieux que la concurrence libre et non faussée, le désir d’avancer vers une démocratie d’implication… Mais dès qu’on semble parvenu à un consensus, on s’ingénie à trouver la ligne de clivage qui montre que l’entente est factice. En 2005-2006, la convergence antilibérale fait la preuve de sa force face au PS recentré ? La LCR se met alors à théoriser sur la différence jugée fondamentale et discriminante entre les « antilibéraux » et les « anticapitalistes ». On s’accorde, à la gauche de la gauche, sur la prééminence de la question des droits ? On se débrouille pour s’écharper sur le voile ou sur le post-colonialisme. En quelques années, on a pris l’habitude de penser ensemble les combats locaux, nationaux, européens, planétaires ? C’était trop beau : voilà que renaissent les débats sanglants entre « européistes » et « souverainistes », comme on s’égorgeait naguère entre « fédéralistes » et « confédéralistes », ou entre « girondins » et « jacobins ». À la gauche de la gauche, on aime bien se trouver des ennemis irréductibles dans son propre camp. L’ennemi le plus pernicieux, c’est celui qui vous ressemble le plus.

La confusion du mouvement et du renoncement. Dans la gauche de gauche, les jours heureux sont volontiers derrière nous. Du temps de la grande Union soviétique, du CNR, de l’État-providence, du keynésianisme, de l’unité jacobine, du jauressisme, de l’union de la gauche… Chacun choisit ses jours heureux. Mais ils sont dans le passé. Si le PS est fustigé, c’est parce qu’il tourne le dos au passé. Tant de renoncements ont été menés au nom de la « modernité » (souvenez-vous de « Vive la crise ! ») que l’on finit par identifier désir de bouger et capitulation devant le capital. Cette méfiance peut se comprendre ; il n’en reste pas moins qu’elle est mortifère. En fait, il faudrait dénigrer le PS parce qu’il tourne le dos à l’avenir. Et pour cela, s’il faut cultiver la mémoire du combat ouvrier et démocratique, il ne faut surtout pas le rejouer sur le même registre. Aimer son passé, ce n’est pas le répéter. Le FDG n’est pas identifié à de la novation : c’est dommage. Y remédier se travaille.


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