Europe, après le 25 mai : faire face à la vague brune

mercredi 18 juin 2014.
 

L’élection du Parlement européen du 25 mai dernier a été marquée par une forte poussée de la droite europhobe et raciste, travaillée par des courants d’extrême-droite. Ses meilleurs scores ont été réalisés par le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) (27,5 %), par le Parti du peuple au Danemark (26,6 %), par le Front National en France (24,9 %) et par le Parti de la liberté en Autriche (19,7 %), sans oublier la récente percée de l’Alternative pour l’Allemagne (7 %). Le dirigeant du Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo (21,1 %) a aussi des affinités avec certains de ces courants. Quant aux partis ouvertement fascistes de la périphérie européenne, comme Jobbik en Hongrie (15 %) ou Aube Dorée en Grèce (9,4 %), ils présentent des cas un peu différents.

Quels sont les dénominateurs communs de ces forces  ? Tout d’abord, elles dénoncent l‘immigration comme principale cause de l’explosion du chômage, des dépenses sociales et de «  l’insécurité  ». Elles mettent aussi en cause la libre-circulation au sein de l’UE  : c’est pourquoi elles ont salué avec une belle unanimité le succès de l’initiative de l’UDC «  Contre l’immigration de masse  » en Suisse, le 9 février dernier. En même temps, elles se revendiquent d’un impérialisme décomplexé, qui met au goût du jour un discours raciste et joue sur l’islamophobie pour viser l’immigration extra-européenne. Les secteurs fascistes qui y ont fait leur nid n’hésitent pas non plus à développer une phraséologie antisémite par des canaux plus discrets ou sous des formes dissimulées.

Ces partis sont favorables à l’économie privée et à la libre entreprise. Ils plaident pour la libéralisation du marché du travail et l’allègement des charges des entreprises, en particulier des PME. Ils assurent qu’une sortie de l’euro et l’introduction de barrières douanières relanceraient l’économie domestique. Ils proposent des mesures démagogiques pour les bas salaires en excluant le relèvement du salaire minimum légal, qu’ils combattent, et affirment défendre la protection sociale des ressortissants du pays. Ils soutiennent un productivisme national qui exclut toute préoccupation environnementale. Le FN met d’ailleurs en doute le réchauffement climatique et UKIP veut bannir ce sujet des écoles britanniques. Ils multiplient les déclarations en faveur de la famille, de la femme au foyer et de l’éducation traditionnelle. Partisans de «  l’ordre moral  », ils n’hésitent pas à flatter l’homophobie. Défenseurs de l’Etat pénal, ils plaident pour la peine de mort «  contre les crimes les plus odieux  ».

Ils se disent contre le système, soit les partis gouvernementaux, conservateurs et sociaux-démocrates réunis. «  Ce qui cimente les éléments disparates de UKIP, note Richard Seymour en Angleterre, c’est l’idéologie socialement paranoïde de la droite dure [pour qui] (…) l’UE est un complot socialiste conçu par des eurocrates vivant aux dépens de la petite entreprise, encourageant l’immigration, et donc l’Etat providence  » (Red Pepper, sept. 2013). Après la chute du Mur de Berlin, ils sont partis en croisade contre l’UE(RSS) et doivent leur succès à la capacité de conjuguer les cultures historiques de la droite – nationaliste, militariste, colonialiste, raciste, sexiste, homophobe, autoritaire, cléricale, conservatrice, libertarienne, antisocialiste, etc.

Ils séduisent aujourd’hui un électorat de masse, issu de larges secteurs du salariat et des classes moyennes qui pour part déserte les partis sociaux-démocrates et de droite traditionnelle. Ils contribuent par là à radicaliser plus à droite la colère suscitée par le démantèlement social en cours, dont les partis au pouvoir sont les accompagnateurs zélés. En individualisant et en divisant le monde du travail entre étrangers et nationaux, de couleur et blanc, chômeurs et employés, retraités et actifs, femmes et hommes, etc., ils le détournent de toute réponse collective. Ceci peut s’avérer un atout important pour la bourgeoisie, notamment dans un pays comme la France, où la cure d’austérité programmée s’annonce extrêmement sévère.

Le fascisme des années 20–30 avait servi de bélier au capital pour conjurer les menaces révolutionnaires d’alors, détruire les organisations ouvrières et réduire durablement les coûts du travail. La droite nationale-­populiste d’aujourd’hui a-t-elle encore une utilité pour les dominants face à une gauche politique et syndicale en déroute  ? Peut-être bien, compte tenu de la portée des régressions sociales envisagées, dont la Grèce donne un avant-goût. Il ne s’agit en effet de rien de moins que de priver un salariat numériquement plus fort que jamais – les fameux 99 % – de ses conquêtes du 20e siècle, qu’il considère à juste titre comme un élément de civilisation, ceci parce que le fameux 1 % les jugent encore beaucoup trop coûteuses, en dépit des sacrifices imposés durant ces 30 dernières années.

Pour combattre cet avatar du fascisme au 21e siècle, rien ne serait pire que de rejouer les partitions qui ont échoué dans les années 30. Il nous faut donc éviter deux écueils  : d’abord, celui du «  front républicain  » avec des partisans du démantèlement social, qu’ils se disent «  socialistes  » ou «  de centre-droite  » ? ; ensuite celui de la division des forces sociales de terrain, mais aussi de celle des listes électorales antilibérales qui résistent à ces politiques. Un tel front unique contre l’austérité et la droite nationale-populiste n’implique en aucune mesure la négation de l’autonomie de chacun dans la définition de ses objectifs de lutte, de ses répertoires d’action et de ses orientations politiques.

Jean Batou

* Paru en édito en Suisse dans « solidaritéS » n° 249 (05/06/2014).


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