Nicolas Boukharine : la vie de combat, de réflexion et de doutes de l’Enfant chéri du Parti bolchévik

samedi 23 janvier 2010.
 

En 1911, Boukharine, jeune dirigeant bolchévik de 23 ans, est emprisonné puis déporté dans l’Arkhangelsk. Il s’évade vers Hanovre, et après un détour par Cracovie où il rencontre Lénine pour la première fois, s’établit à Vienne à la fin de 1912. Inscrit à l’Université, il y suit les séminaires de Böhm-Bawerk et Wieser, les principaux représentants de l’école économique « autrichienne ».

C’est à Vienne qu’il écrit son Economie politique du rentier, achevée à l’automne 1914. C’est à Vienne aussi qu’il rencontre en 1913, un autre exilé, Staline, qu’il aidera, dit-on, à rédiger sa brochure Le marxisme et la question nationale. Les études de Boukharine se poursuivront au gré des expulsions, à Lausanne (où il étudiera Walras), puis à Stockholm et enfin à New York, avant son retour en Russie au début de la révolution de février 1917.

Il faudra attendre 1919 pour que le manuscrit de L’économie politique du rentier soit retrouvé et publié.

L’enfant chéri du Parti

C’est Lénine qui surnommait ainsi Boukharine. Mais, dans les deux notes que l’on a coutume d’appeler son testament, il en dressait un portrait ambivalent : « Boukharine n’est pas seulement le plus précieux et le plus fort théoricien du Parti, mais il peut légitimement être considéré comme le camarade le plus aimé de tout le Parti ; mais ses conceptions théoriques ne peuvent être considérées comme vraiment marxistes qu’avec le plus grand doute, car il y a en lui quelque chose de scolastique (il n’a jamais appris et, je pense, n’a jamais compris pleinement la dialectique) ».

Ce jugement mifigue mi-raisin résume assez bien les rapports conflictuels entre le maître et l’élève. Boukharine, lors de la première édition en russe publiée à la fin février 1919, dédie son opuscule au « camarade N.L. » autrement dit à Lénine. Ils avaient déjà eu l’occasion d’échanger à propos de leurs théories respectives de l’économie mondiale, lors de la rédaction, achevée en 1915 de L’économie mondiale et l’impérialisme pour lequel Lénine avait écrit une préface qui s’était égarée.

La confrontation continuera, notamment sur la théorie de l’Etat : on peut s’en faire une idée avec les notes de Lénine qui émaillent le texte d’un autre livre de Boukharine, Economique de la période de transition. Ces échanges suivis donnent en tout cas une idée de la stature de Boukharine, qui était à la fois un intellectuel éminent et un dirigeant de premier plan du parti bolchevik.

Sa trajectoire peut se lire à partir d’une double oscillation : entre sa fonction d’intellectuel et ses responsabilités de dirigeant politique, d’une part ; et entre la « gauche » et la « droite » du parti bolchevik de l’autre. Ainsi Boukharine a-t-il soutenu des positions intransigeantes contre le traité de Brest-Litovsk ou en faveur du communisme de guerre dont il fait l’éloge et la théorie dans son Economique de la période de transition paru en 1920. Mais un an plus tard, il se rallie à la NEP (Nouvelle politique économique).

Après la mort de Lénine en 1924, il combat l’opposition emmenée par Trotski et se rapproche de Staline avec lequel il fera alliance après que Zinoviev et Kamenev aient rompu avec lui. Il est ensuite à l’origine de la théorie du « socialisme dans un seul pays » dont Staline fera l’usage que l’on sait, et l’aide à conforter sa position de pouvoir dans le Parti. C’est à partir de 1928 que Boukharine se rend compte des dangers de l’autocratisme de Staline et la disgrâce commence. Ecarté du Bureau politique à la fin de 1928, il est d’autant plus marginalisé que Staline prend un nouveau tournant vers la collectivisation qui rompt avec l’orientation défendue conjointement par Boukharine et Staline.

Boukharine s’adapte aux circonstances et conserve son statut d’intellectuel de référence. Il est ainsi nommé rédacteur en chef des Izvestia en 1934, mais au prix d’un renoncement de fait à toute intervention politique dans la vie du parti. Cela ne suffira pas à le mettre à l’abri des purges staliniennes. Il est arrêté en février 1937, et soumis à partir de mars 1938 à l’un des plus spectaculaires « procès de Moscou » visant le « bloc antisoviétique des droitiers et des trotskystes ». Face au procureur Vychinski qui finira par le décrire comme « le produit maudit du croisement d’un renard et d’un porc »5, Boukharine adopte un système de défense qui consiste à reconnaître sa responsabilité abstraite tout en la niant en pratique : « Je plaide coupable pour tous les crimes commis par cette organisation contre-révolutionnaire, indépendamment de la question de savoir si je connaissais son existence ou si j’ai participé directement à une de ses actions »6. Son biographe, Stephen Cohen, dresse un tableau élogieux de l’attitude de Boukharine durant son procès, mais la lecture d’une lettre adressée en 1937 à Staline jette le trouble car elle est assez hallucinante. Elle se termine ainsi : « Ma conscience est pure devant toi, Koba. Je te demande une dernière fois pardon (un pardon spirituel). Je te serre dans mes bras, en pensée. Adieu pour les siècles des siècles et ne garde pas rancune au malheureux que je suis »7.

La seule manière d’interpréter cette reddition est le désir de Boukharine d’épargner des représailles à sa famille en faisant preuve de sa bonne foi. Cette lettre n’est cependant pas son véritable testament politique. Il se trouve dans sa Lettre à la génération future des dirigeants du parti qu’il demande à sa femme, Anna Larina, d’apprendre par coeur pour la transmettre, ce qui sera fait beaucoup plus tard. Il y exprime le voeu d’être lavé des accusations dont il a été l’objet qui sera exaucé avec sa réhabilitation en 1988, une manière de célébrer le centième anniversaire de sa naissance.

Mais Boukharine est également préoccupé par la sauvegarde de ses écrits de prison. Ils sont considérables puisqu’ils représentent quatre ouvrages, dorénavant disponibles en anglais : un roman autobiographique (How it All Began) ; un traité philosophique (Philosophical Arabesques) ; un essai sur le socialisme et sa culture, et un recueil de poèmes. Dans une lettre de 1937, il écrit à Staline : « J’ai écrit [les manuscrits de la prison] le plus souvent la nuit, les arrachant littéralement de mon coeur. Je vous prie ardemment de ne pas laisser ce travail disparaître (...) Cela n’a rien à voir avec mon sort personnel »8. Dans une autre lettre adressée à sa femme en 1938, mais qui ne lui parviendra qu’en 1992, il expliquait que ses Arabesques était à ses yeux le plus important de ses écrits de prison, un livre « dialectique du début à la fin »9, une sorte de réponse doublement posthume aux reproches de Lénine dans son Testament.

La bureaucratie russe avait ceci de particulier qu’elle ne détruisait pas les documents et les archives, se contentant de les enfouir. Les écrits de prison de Boukharine seront conservés par Staline dans sa bibliothèque personnelle, puis dans les archives du Kremlin. Il faudra attendre 1992 pour qu’un proche du président Eltsine transmette une copie de ces manuscrits à la veuve de Boukharine et à Stephen Cohen, son biographe américain, qui en assurera l’édition. Ces trop brefs rappels ne rendent évidemment pas compte de la complexité de la vie d’un bolchevik, mue, dans toutes ses dimensions, par « une sorte de dialectique complexe d’espoir et de désespoir » (Sheehan 2005).


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