République et police depuis la Révolution française

samedi 15 novembre 2014.
 

A) Entretien avec Laurent Lopez, historien spécialiste des forces de sécurité aux 19è et 20è siècles

Après la vague de manifestations de centaines de policiers partout en France fin 2016, en dehors des cadres syndicaux, l’historien Laurent Lopez, spécialiste des forces de sécurité aux XIXe et XXe siècles, revient sur les origines de la police républicaine. Et rappelle combien le contexte des revendications de l’époque fait écho à celles d’aujourd’hui.

Quand s’est créée la police républicaine  ?

Laurent Lopez. La volonté de construire une police au service de la population apparaît avec la Révolution française. En 1791, on crée une force publique qui se réfère à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen affirmant en 1789 qu’une force publique est nécessaire et instituée pour la sûreté des citoyens. Cette sûreté constitue un droit inaliénable de l’homme au même titre que la liberté ou la propriété. L’impôt doit d’abord subvenir à l’application concrète de ce nouveau droit de l’homme. La force publique ne doit plus être l’exécutrice des lettres de cachet, de l’arbitraire, mais être au service de la protection des individus et des biens.

Quelle est la philosophie de ce nouveau maintien de l’ordre  ?

Laurent Lopez. Le maintien de l’ordre est conçu comme une infrastructure de l’État. En janvier 1791, la gendarmerie nationale succède à la maréchaussée royale. Ce sont des militaires, rattachés à l’armée, mais investis des missions de police civile. Ils accomplissent également la police aux armées, comme les maréchaussées avant eux. Ils interviennent en 1793 dans les campagnes révolutionnaires. Quelques mois après la gendarmerie, en septembre 1791, des commissaires de police sont installés dans les principales villes d’un territoire qui est encore un royaume. La république n’existe pas, mais l’ossature de sa police est déjà en place. Gendarmes et policiers  : les acteurs du dualisme de la force publique sont en place dès la fin du XVIIIe siècle. Et les divers régimes politiques qui ensuite se succédèrent – républicains, monarchistes, démocratiques, dictatoriaux – ne remettent jamais vraiment en question cette ­bipartition de la force publique. La police est alors essentiellement municipale puisque chaque ville de plus de 5 000 habitants doit entretenir un commissaire de police qui, en revanche, est recruté et nommé – éventuellement révoqué – par le pouvoir central. Même si les gendarmes, de statut militaire, paraissent à l’abri de cette tension entre autorité étatique et logique municipale, ils partagent, néanmoins, avec les commissaires de police un point commun  : l’ingérence de maires qui essaient d’adoucir la dure loi à l’égard de leurs administrés. Cela est particulièrement sensible durant la IIIe République.

Nous avons assisté, l’an passé, à l’émergence d’un mouvement de policiers hors cadre syndical qui réclamaient, entre autres, de meilleures conditions de travail et un assouplissement des règles de la légitime défense. Depuis quand la police est-elle structurée sous forme syndicale  ?

Laurent Lopez. La loi de 1884 ne permet pas aux policiers, pourtant citoyens, de se regrouper en syndicats. Il est alors impensable que des agents de la force publique puissent se mettre en grève ou s’organiser collectivement. Pour contourner cette mesure, se développent des associations de policiers dont les revendications portent principalement sur les pensions de retraite, les salaires. Mais un souci de reconnaissance professionnelle est également bien présent chez ces hommes. Les premières associations de policiers apparaissent au début du XXe siècle. La Fédération des amicales de police est fondée en 1906. Ce regroupement national de policiers municipaux donne évidemment plus de portée à leurs demandes corporatives. À la préfecture de police ­parisienne, le mouvement gagne également. L’un des animateurs de cette amicale est menacé d’être révoqué par le préfet Lépine. Parmi les soutiens qui le sauvèrent du conseil de discipline, Jean Jaurès, directeur de ­l’Humanité. En effet, Paul Rigail revendique de meilleures conditions de travail et milite pour une place plus affirmée de la police dans la République. Peu avant, Jaurès publiait l’Armée nouvelle. À leur échelle, ces agents veulent aussi une police nouvelle.

Quelle est la nature de ces réclamations  ?

Laurent Lopez. Paul Rigail est représentatif de ceux qui manifestent  : des hommes jeunes, travaillant souvent dans les quartiers les plus dangereux, qui demandent des pensions de retraite correctes et de meilleures conditions de travail. Les commissariats sont dépeints, par des commissaires, dans leurs mémoires par exemple, comme des lieux sales, sordides, exhalant des remugles, souvent délabrés. À travers la dénonciation de leurs conditions de travail, plus symboliquement, ils réclament une ­reconnaissance de leur travail comme rempart de cette « armée du crime » qui assiégerait la République. Alors que les faits divers font presque quotidiennement la une des journaux, que la bande à Bonnot terrorise le pays dans les premiers mois de 1912, les policiers expriment d’abord un malaise, celui de l’écart entre leur condition et les discours dithyrambiques des hommes politiques à leur endroit. Ce malaise, ces revendications corporatives ne sont à aucun moment séditieux, comme le manifeste cette Marseillaise des gardiens de la paix composée pour le Congrès de la Fédération des amicales de policiers en 1913.

Comment les pouvoirs considèrent-ils cette police républicaine  ?

Laurent Lopez. Les discours politiques investissent la police des plus hautes missions régaliennes ou, au contraire, la dénigrent sans retenue et nuance. Ils parent la police de toutes les vertus ou l’accablent de tous les vices. Érigés en défenseurs de la République et de ses valeurs ou insultés par les termes les plus blessants, les policiers n’en peuvent plus d’entendre de tels discours. Exaltés, leur condition modeste n’en est que plus vivement ressentie  ; conspués, c’est, au contraire, leur appartenance aux couches sociales populaires qui est niée, alors que, simultanément, des policiers demandent de ne plus participer aux services d’ordre rassemblés lors des manifestations ouvrières, très nombreuses en 1910-1911. En tant que représentants de la force publique, ils ne veulent pas avoir le rôle de chien de garde du patronat. Certains vivent mal de faire un maintien de l’ordre qui les assimile à une armée de l’intérieur. Bref, le policier est dans un inconfortable entre-deux. Une situation similaire à d’autres professions alors, comme celle des enseignants, aussi mal payés qu’ils sont loués par les républicains.

Dans quel contexte politique et social surgissent ces revendications  ?

Laurent Lopez. Ces revendications apparaissent au début du siècle, en plein climat d’insécurité. En 1907, la Petite République intitule un de ses articles « L’insécurité est à la mode, c’est un fait », alors que les colonnes des journaux sont emplis de faits divers sanglants. Le sang et l’obscène sont des facteurs essentiels de la prospérité de la presse à grand tirage. Mais le spectacle du fait divers à la une, le sentiment de l’insécurité ne correspondent pas aux statistiques pénales alors établies et qui paraissent annuellement dans le Compte général de l’administration de la justice criminelle. Les crimes de sang ne connaissent pas de hausse significative en comparaison du sentiment qui nourrit une peur collective. En revanche, oui, les maraudages augmentent quand la crise économique s’amplifie alors qu’ils régressent lorsque cette crise s’estompe. Quand les délits liés à l’ivresse s’envolent, la violence interpersonnelle aussi. Mais, ce qui fait la une, c’est une criminalité organisée internationale qui croîtrait, des bandes juvéniles qui rançonnent les bourgeois du bois de Vincennes… L’affaire Bonnot en 1912 est l’acmé de ce sentiment d’insécurité. Les « bandits tragiques », ainsi dénommés ensuite, sont perçus pendant quelques mois comme une menace omniprésente, se jouant des frontières, de la surveillance policière, pouvant frapper partout en France.

Le climat d’insécurité au début du siècle va-t-il modifier l’approche policière en France  ?

Laurent Lopez. Il semble, effectivement, que ce contexte d’une insécurité largement surestimée en raison de l’écho médiatique de quelques faits divers ait accéléré des réformes dans les cartons depuis plusieurs années. Ainsi, en 1907-1908, on constitue les brigades mobiles de police judiciaire, ensuite surnommées « brigades du Tigre ». Les archives révèlent que depuis les années 1890 une police judiciaire plus efficace car mobile est réclamée par des parlementaires et des criminalistes. Pourtant, c’est bien le climat d’insécurité de la Belle Époque qui permet à ce projet d’obtenir les crédits nécessaires. C’est aussi dans le prolongement direct des crimes de la bande à Bonnot que la Brigade criminelle du quai des Orfèvres est créée durant l’été 1912. En effet, au plus haut sommet de l’État et en écho aux accusations de la presse, on s’interroge sur les failles qui n’ont pas permis la fin de la cavale des malfaiteurs pendant de trop longs mois. C’est aussi lors de cette crise sécuritaire que la question de l’armement des policiers resurgit. ­Certains réclament des Winchester pour éliminer « les fauves » qui tuent de sang-froid des victimes désarmées et deux policiers parisiens.

Avez-vous d’autres exemples où le contexte influence les choix sécuritaires  ?

Laurent Lopez. En 1893, en plein contexte d’attentats anarchistes, avec la Chambre des députés et des brasseries qui ont explosé, le gouvernement crée le délit d’association de malfaiteurs qui permet d’emprisonner toute personne suspectée d’entretenir des relations avec les anarchistes. On ne parle pas à l’époque d’« état d’urgence », mais c’est bien de cela qu’il s’agit alors que les explosions se multiplient. Il faut souligner toutefois que le péril anarchiste connaît une nette décrue dans la seconde moitié des années 1890, c’est aussi en raison de la création de la CGT, qui canalise ainsi la violence anarchiste dans une pratique syndicale moins détonante.

Aujourd’hui, certains policiers dénoncent la politique du chiffre. De quand date-t-elle  ?

Laurent Lopez. Cette attention, voire obsession, pour les « chiffres du crime » n’est pas nouvelle et remonte au moins à la fin du XIXe siècle, avec l’essor de la statistique criminelle. Avec la quantification des délits et des crimes, ces contraventions cessent peu à peu d’être de simples problèmes policiers pour devenir un enjeu politique. Les faits divers autant que les statistiques servent à discréditer un gouvernement ou, inversement, à légitimer des choix politiques en matière de sécurité. On assiste à une pression croissante de la politique sur le monde policier, d’autant que dans ce régime parlementaire républicain, les élus sont désormais comptables devant leurs électeurs, dont les journaux prétendent être l’écho des préoccupations. Mais ces préoccupations ne sont pas toujours celles des forces de l’ordre. Des gendarmes de la Vienne se demandent ainsi, au début du XXe siècle, si les familles de nomades qu’on leur demande de contrôler en permanence sont aussi dangereuses que les pouvoirs publics paraissent le croire. Quelques années plus tard, l’essor des brigades mobiles de police judiciaire, d’ailleurs en contravention avec leur décret de création, s’est avant tout réalisé en accomplissant des missions de police administrative, c’est-à-dire le fichage par milliers de familles non sédentaires. Faire des fiches pour exister dans le paysage de la force publique est une préoccupation majeure de la hiérarchie policière avant la Première Guerre mondiale.

Laurent Lopez a publié sa thèse en 2014, La guerre des polices n’a pas eu lieu. Gendarmes et policiers, co-acteurs de la sécurité publique sous la Troisième République (1870-1914), aux Presses de l’Université Paris-Sorbonne.

Entretien réalisé par Ixchel Delaporte, L’Humanité


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