Concurrences et convergence des luttes émancipatrices : des thèses pour aborder cette question stratégique

dimanche 10 juillet 2016.
 

Voici un résumé des thèses que je vais présenter.

- Les déterminations qui forment le substrat des relations sociales incorporées en chaque individu sont multiples, en fait d’une variété impossible à limiter. Leur combinaison a une stabilité momentanée, mais incertaine, et pourtant cette combinaison pèse sur le contenu de chacune d’elle prise isolément. Le tout (chaque contenu et leur combinaison) est un construit historique, avec de multiples temporalités (pour chacune d’elle et pour leur combinaison).

- Il faut tenir compte d’une manière décisive des effets de contexte (sur un temps long, par exemple pour toute une période historique, ou ramassée, dans une conjoncture particulière), effets qui peuvent déterminer à leur tour à la fois quel aspect de telle détermination sera magnifié et quelle évolution de la combinaison sera produite.

- A la question « laquelle compte le plus » entre toutes ces déterminations, il n’y a pas de réponse générale si l’on se place au niveau individuel ou même au niveau de groupes sociaux donnés. Mais si on se place au niveau global, voire universel, alors doivent entrer en compte des différences de portée. Terme qui, comme on le dit en physique de la portée d’un signal, doit s’entendre à la fois en extension et en intensité. Alors toutes les déterminations ne sont pas égales de ce point de vue, la surdétermination par certaines d’entre elles des autres déterminations n’ayant pas la même portée.

- Quand des déterminations comportent des effets oppressifs (objectivement ou/et subjectivement), « le sujet » social qui lutte contre ces effets est celui structuré par ces déterminations. Aux figures multiples des oppressions, correspond la multiplicité des sujets sociaux porteurs de combats émancipateurs. Comment ces sujets peuvent-ils converger pour un combat émancipateur global est la question que nous discutons. Laquelle n’a pas de solution complète à ce jour, mais doit demeurer ouverte. Sauf à renoncer, sur le mode postmoderne, à tout changement majeur du système d’exploitation et d’oppression.

Pour contribuer à répondre aux problèmes que nous discutons ce week-end, je m’appuie sur un petit modèle qui m’est propre et que je vais exposer d’abord rapidement. Il s’appuie principalement sur le matérialisme historique de la tradition marxiste, sur les travaux d’ethnologues et anthropologues issus aussi principalement de cette matrice, sur ceux de sociologues dits « critiques », et enfin sur les principes de la « psychologie historico-culturelle » de Lev Vygotski, un marxiste victime de l’hostilité stalinienne, principes considérés aujourd’hui comme centraux dans la grande famille du « constructivisme social ».

Plusieurs séances ne suffiraient pas à juste exposer ces références. Je vais donc me contenter de démarrer notre réflexion commune par une question naïve. Soit une « jeune femme arabe habitante des quartiers nord de Marseille, et supportrice de l’Olympique de Marseille ». Quelle est son identité ? Ou, comme on l’entend parfois, qui est-elle « vraiment » ? Eh bien il n’y a pas de réponse claire à cette question. Des indications sous forme de probabilités tant qu’on ne la connaît pas personnellement, mais rien de certain. Jeune des Quartiers Nord, elle a une forte probabilité d’être au chômage, ou au moins de l’avoir connu, ou/et d’être abonnée à la précarité. Mais ce n’est pas sûr. Si ça se trouve, fille d’un couple de médecins, elle a bouclé des études brillantes et elle est déjà en stage dans une banque avec de fermes perspectives de carrière. Arabe, elle a très probablement été en bute au racisme. Elle a aussi très probablement été en contact avec l’Islam, ou elle est pratiquante elle-même. Mais là encore, ce n’est pas une certitude, si ses parents sont des laïques militants, et alors la référence à l’Islam est du même ordre que ce qu’elle est en général dans ces quartiers. Femme, elle a plus que certainement eu à subir le sexisme. Sauf que là non plus ce n’est pas une donnée d’essence. Il faut se méfier des « allants de soi ». Pour que le sexisme soit ressenti comme tel, il faut que la question de l’égalité des sexes existe socialement, ce qui pour le coup ne se déduit nullement du fait d’être femme, mais est d’abord le produit d’une époque historique donnée, et aussi des batailles politiques qui, dans ce cadre général, se poursuivent pour politiser des pratiques précises comme sexistes et non juste « banales ». Aucune donnée d’essence donc. Aucune possibilité systématique de déduire des caractéristiques abstraites (femme, arabe…) un équilibre concret entre celles-ci qui permettraient de répondre à la question « qui est-elle vraiment » ? Mais aussi aucune possibilité de figer une fois pour toutes cet équilibre s’il existait, étant donné que chacune des caractéristiques ne sont définissables qu’historiquement du point de vue de leur signification sociale. Et qu’en conséquence la genèse propre de la personne est elle-même évolutive. Et si toutefois un tel équilibre existait momentanément, se pose de plus une question majeure, celle du contexte, lequel joue un rôle décisif dans les rapports entre ces données abstraites. Ainsi cette jeune fille est, on l’a dit, supportrice de l’OM. Et, sur les gradins du Vélodrome où elle se trouve ce jour là, quand son équipe marque un but, c’est un « fait total » qui submerge tout le reste, la met à l’unisson de tous les autres individus présents-e-s cette soirée là. Attention, sans rien annuler pour autant. Ainsi le public du Stade est sexué. Si le Vélodrome est celui qui comporte le plus de femmes en France, elles ne sont que 17%. Et socialement le public reste très divisé. Entre les tribunes et les virages du point de vue du prix des places. Et même au-delà. Le virage Nord accueille presque uniquement des marseillais-e-s des quartiers nord. Le virage Sud est plus mélangé, et est le seul à compter des non marseillais-e-s peu riches. Ces données agissent avant et après le match, comme pendant. Il n’empêche : quand l’OM marque, elles sont momentanément mais décisivement mises de côté.

Alors ? Prolétaire, jeune, femme, arabe ; et on l’aura compris, une liste indéfinie d’autres caractéristiques. Mais dont la signification est construite socialement. Par les rapports sociaux « objectifs » existants. Par exemple le rapport salarial capitaliste. Et aussi la catégorie même de « jeunesse », une création moderne/capitaliste typique, qui marque cette période « de formation » (sous entendu : de la main d’œuvre) qui sépare l’enfance de l’entrée sur le marché du travail. Et aussi par les manifestations sociales historiquement mouvantes de ces caractéristiques, dont les luttes et mobilisations particulières si elles existent (par exemple contre le racisme et le sexisme). Aucun « allant de soit », jamais. Et enfin les effets de contexte. Puisque l’exemple pris ci-dessus ne doit pas être considéré juste comme un moment d’exception. Le « contexte » est ce qui intervient d’une manière décisive pour former, déformer, lier, délier toutes ces caractéristiques. Un effet de totalité, si décrié par les post modernes. Et ce contexte lui-même peut jouer sur des échelles de temps diverses : très long (comme les décrit Braudel), longs (l’existence d’un mode de production comme le capitalisme), moyennement longs (effets des temps propres à chacune des caractéristiques ; l’histoire des femmes et de leur combat a une temporalité différente de celle du prolétariat, même si, évidemment, il y des liens), et enfin entre les temporalités propres aux conjonctures.

« L’ensemble des rapports sociaux »

A ce point se posent deux questions, au moins. La première est que la seule unité qui permet de jauger l’existence d’une réponse (momentanée et mouvante) à la question « qui est-elle vraiment » ? ne peut se trouver qu’à l’échelle de l’individu. La seconde est de savoir s’il existe une hiérarchie entre les caractéristiques, certaines plus fondamentales que d’autres. En tout cas la seule juxtaposition des caractéristiques est purement abstraite, et insuffisante à permettre même la discussion sur la possibilité que cette prise en compte clarifie la question « du sujet de l’émancipation ». En ce sens, si les travaux sur « l’intersectionnalité » permettent le pas décisif de ne pas essentialiser de trop une des caractéristiques, ils ne permettent pas, en général, d’avancer sur une combinaison entre elles. Il n’y a en fait à ce propos que deux possibilités. Soit cette combinaison est un pur effet de hasard (lui-même donné par une conjoncture historique donnée). Soit elle s’explique à la fois par un effet de hiérarchie et par un effet de contexte.

Or combinaison il y a, obligatoirement. Même momentanée. Puisque sinon l’individu comme donnée concrète serait impossible à imaginer. Cette question n’a rien à voir avec un niveau « privé » qui serait opposé à « collectif » (ou à « public »). Le « privé » n’est pas un rapport direct aux choses, mais demeure de part en part un rapport aux choses oui, mais médié par un rapport aux autres. Comme le dit Marx, « le privé est ce dont les autres sont privés ». Ainsi, même porte fermée dans ma salle de bains, tous les rapports demeurent sociaux. Les produits présents ont été des marchandises, soutenues pour la plupart par la publicité qui conditionne les choix, sans même parler de leur prix d’achat. L’image de soi est elle-même un mix particulier d’une histoire personnelle et d’une construction sociale, etc… La « liberté privée », qu’il faut protéger juridiquement et politiquement, est une abstraction nécessaire. Mais une abstraction. Comme le dit la thèse 6 de Marx sur Feuerbach, absolument décisive dans ce débat, « …l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. ». Mais alors quels sont ces rapports ? Et comment se combinent t-ils ?

La modernité a ceci de particulier qu’elle fait surgir deux abstractions liées intrinsèquement entre elles. Celle de « l’individu libre », détaché de ses liens communautaires. Et celle de « l’individu libre » de ses moyens de production, seulement en mesure de vendre sa force de travail. Mais, contrairement à ce qui se dit souvent, Marx ne néglige nullement le premier (enfin, pas toujours). Dans Le Manifeste, il a avec Engels cette phrase dont l’importance ne peut pas être sous estimée : « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Or, dans son processus concret, le détachement des attaches communautaires (autre formule de Marx, « ce qui était sacré est profané »), toujours partiel évidemment, ne prend pas la forme d’un détachement de toute attache, y compris communautaire. Mais de celui de la diversification de celles-ci. La société kabyle que Bourdieu étudie en premier, et qui donne sa première élaboration au concept « d’habitus » est justement très peu différenciée de ce point de vue. Quand elle le devient (par un processus propre à la modernité, qui se poursuit aujourd’hui, et dont on ne voit pas la fin prochaine, même si les « paniques identitaires » pour reprendre un terme de Bensaïd vont évidemment en sens inverse), la question devient brûlante de la combinaison, ne serait-ce qu’au niveau individuel, des multiples appartenances, attribuées, imposées, choisies, imaginées ou fantasmées. Et si Marx a raison, l’émancipation de cet individu est au cœur de la question qui nous occupe.

De la surdétermination

Une des réponses à cette question est que finalement le « sujet de l’émancipation » serait là, et seulement là. Soit dans l’idéal fantasmé de chaque individu « libre », comme s’il pouvait devenir autre chose que « l’ensemble des rapports sociaux ». Soit aussi, ce qui n’est pas si loin finalement, par l’abstraction de « la multitude », celle de l’infinité de la diversité des individus, de leur réseaux, de leurs relations toujours renouvelés. La question de la combinaison aurait disparu par ce fait même : elle est la multitude.

Si les élaborations de Tony Negri ne méritent pas d’être laissées aux chiens, on ne sache pas qu’elles sont à même de rendre compte des mouvements sociaux concrets de ce début de siècle. Ni de tous ces « sujets » (émancipateurs ou réactionnaires) que sont les mouvements anti austérité d’un côté, Daech de l’autre.

Si l’individu est l’ensemble des rapports sociaux, jusqu’où s’étend cet ensemble ? Et leurs effets sont-ils tous égaux ou alors existe-t-il une hiérarchie ? Soit explicative (un des rapports est entièrement la conséquence d’un autre) ; soit verticale (l’un domine l’autre par son importance) ?

Prenons la question autrement. On peut aussi bien, en prenant des termes plus précis maintenant, affirmer que chacun de ces rapports sociaux crée une détermination. Un individu est alors fait de toutes ces déterminations, mais aussi, inévitablement, de leurs effets respectifs les unes sur les autres. La « liberté » de l’individu surgit alors non d’un substrat existentiel vitaliste introuvable (idéaliste au final, inévitablement), mais de la possibilité du jeu entre ces déterminations, lesquelles peuvent s’ignorer, se contredire ou s’épauler. De plus (et surtout), comme elles sont des construits sociaux (« historico-culturelle » dit Vygotski), elles ne sont elles-mêmes pas données une fois pour toutes. Elles évoluent sous l’effet de la marche sociale générale, des données idéologiques et politiques. Pour paraphraser Marx, « une femme est une femme ; ce n’est que dans certaines conditions qu’elle est cantonnée à sa cuisine et aux enfants ». Donc ce qui apparaît si figé dans l’approche structurelle que j’utilise ici (et on le lui a bien assez reproché) est au contraire plein de vie dans le jeu constant entre déterminations, elles-mêmes à la fois saisissables et inépuisables (« construites »).

Mais comment une telle diversité pourrait-elle jamais « converger », s’unir dans une stratégie émancipatrice commune ? Si toutes les déterminations se valent, tout le temps, il n’y a pas de réponse à cette question. Et c’est bien ce qui domine dans la fascination de l’éclatement qui marque le post modernisme. Avec des conséquences stratégiques en cascade. Plus de « sujet de l’émancipation » au sens collectif, seulement la multitude. Plus de « question stratégique » puisque plus de sujet sur lequel l’appuyer. Plus de parti pour en débattre, inévitablement réduit alors à une machine bureaucratique visant à sa propre perpétuation. Mais alors la révolution ? L’émancipation ? Pour celles et ceux qui s’en préoccupent encore, un mystère ou un miracle. Pour la plupart des autres, c’est la mise en œuvre du slogan de 68 : « pour cause de désintérêt généralisé, demain est supprimé ».

Mais il n’est pas si facile de prendre ces arguments à revers si on n’est pas prêts à discuter d’une possible « hiérarchie ». La question n’est pas ici abordable en terme individuel ou même à l’échelle de tel ou tel groupe. Allez expliquer à cet afro américain « qu’en dernière instance » il est victime du mode production capitaliste, pas du raciste qui a tiré la balle ! Ou à ce juif aux portes d’Auschwitz que son « véritable ennemi » est le banquier juif, pas le « le travailleur sous l’uniforme » qui s’apprête à le gazer… Et oui, c’est bien le raciste (donc le racisme) qui les a tués, pas « le capitalisme » impersonnel ! Loin de ces raccourcis affligeants voilà comment je vous propose de prendre la question. Certaines déterminations agissent durablement, fondamentalement, mais aussi sur les autres déterminations. On dira, après Althusser, qu’il s’agit de surdéterminations. Et, c’est le cœur de mon petit modèle, il s’avère que toutes ne surdéterminent pas avec la même ampleur, la même généralité. Par exemple, une d’entre elles est incontestablement universelle : nous sommes toutes et tous mortel-le-s. Je ne vais pas filer la question, n’ayant aucune compétence sur le sujet, psychanalytique ou autre. Mais on voit bien comment cette surdétermination touche toutes les autres, partout et toujours. Alors que, par exemple, le fait d’avoir le pied égyptien n’a pas la même portée (quels qu’en soient les effets, après tout je n’en sais rien…).

Pour entrer dans le vif du sujet, voilà mon hypothèse. La surdétermination économique est de la même portée que le fait d’être mortel. Si, suivant toujours Marx, on parle là des « rapports que les hommes tissent entre eux en vue de s’approprier la nature », il s’agit d’une donnée d’ampleur anthropologique. Si des individus ou des sociétés ont pu penser s’en dispenser dans le passé, eh bien, ils n’existent plus, par définition. Il faut bien entendu prendre cette définition au sens large. La question écologique fait directement partie des « liens tissés par les hommes en vue de s’approprier la nature », de part les limites possibles de cette appropriation. Au contraire, la « structure » à la Lévi-Strauss d’une tribu amazonienne peut parfaitement être dominée essentiellement par ses relations parentales. Mais la portée de ceci ne s’étend pas à nos déterminations à nous, ici et maintenant. En revanche nous aurons, obligatoirement, en commun avec cette tribu une « relation en vue de s’approprier la nature », aussi différente soi-elle dans son contenu concret . Oriente-t-elle les sociétés plus que les autres, voire d’une manière décisive, « en dernière instance » ? Une question connue, mais qui n’est pas exactement la même. Marx donne des descriptions en ce sens comme on le sait dans nombre de textes, durcissant le trait par une histoire linéaire des sociétés sur la seule base de leurs rapports de production dominants (et, de plus, parfois, ramenant ceci à la seule contradiction avec les forces productives). Si bien que le matérialisme historique a pu à juste titre être confondu avec cela. Mais la thèse 10 sur Feuerbach dit autre chose, « Le point de vue du nouveau matérialisme, c’est la société humaine, ou l’humanité socialisée », qui fait écho à l’individu comme ensemble des rapports sociaux. Si bien que des ethnologues peuvent parfaitement se réclamer du matérialisme historique sans pour autant admettre toujours et partout le primat des rapports de production « en dernière instance ». De plus, on le sait aussi depuis longtemps, chez Marx et nombre de ses héritiers, « dernière instance » ne signifie jamais annuler l’épaisseur propre des autres instances, leur histoire particulière et leur combinaison dans la constitution et l’évolution d’une formation sociale donnée.

Si bien que la question naïve sur « la hiérarchie » entre déterminations est remplacée maintenant par celle-ci. Sont-elles toutes en mesure de se constituer en surdéterminations ? Si oui, quelle est leur portée spatio-temporelle ? Et si on constate que seule la surdétermination économique a une portée universelle (avec celle de genre) qu’en déduire quant à leur effet ? Déjà qu’à partir du moment où toutes « les relations que les hommes bâtissent en vue de s’approprier la nature » ont été inégalitaires à ce jour, cela signifie qu’elles sont consubstantielles à la lutte entre les classes correspondantes. Et aussi à une mise en relation spécifique avec les forces productives (même si c’est de manière moins abrupte que dans Le Manifeste). Mais toujours pas à ce qu’elles dominent toujours « en dernière instance », bien que ça puisse se produire (les historiens marxistes débattent toujours de ceci dans l’explication de la fin de l’empire romain d’Occident). En revanche le débat sur le mode de production capitaliste amène à une toute autre réponse. Ce mode a un aspect surdéterminant universel, mais de plus il faut donner à cette surdétermination un contenu nouveau. Celui d’une influence majeure sur les autres, parfois juste s’y combinant, et parfois constitutive (comme je l’ai rappelé pour la jeunesse ci-dessus). Et ceci lui confère un aspect de « totalité » s’étendant sur la planète entière, sur tous les aspects d’une formation sociale donnée, sur tous les groupes et tous les individus.

Le mode de production capitaliste donne donc la matière d’une surdétermination sans équivalent dans l’histoire . Au point que si on ne sait toujours pas à cette étape quel est « le sujet » ou quels sont « les sujets » de l’émancipation, on sait exactement quel est « l’objet » central des luttes d’émancipation sociale, le capitalisme. Non que ce soit toujours celles qui importent en premier à l’échelle de groupes ou d’individus. Non que son dépassement comme capitalisme signifierait ipso facto l’émancipation générale. Mais que là est bien la clé de la possibilité d’un bouleversement global, d’un basculement général vers la fin de « la préhistoire de l’humanité ». Dans mon modèle il s’agit là d’une conséquence de l’universalité de cette surdétermination, combinée avec sa nature particulière, propre au capitalisme, qui lui donne une aptitude à se soumettre toujours plus les divers aspects de la vie, sans que, bien entendu, soumission soit disparition. Donc « l’objet » est connu. Il en découle probablement que « le sujet » aussi : ce ne peut être que le prolétariat

Des convergences et du contexte

Problèmes réglés ? Que non. Déjà ce prolétariat, immense en nombre, doit exister « en conscience » par delà ses divisions, multiples. A la fois reconstruites en permanence par les classes dominantes et structurelles en propre. Thème largement débattu en ce week-end par ailleurs. Mais aussi parce qu’à la question correspondante à celle posée au début (« qui est-elle vraiment » ?) correspond la même sur un plan plus théorique. « Qu’est-ce qui compte vraiment » ? Et, comme ci-dessus, il n’y a pas de réponse possible à cette question si on la prend de manière statique, autrement dit hors contexte. Quand la question de la liberté de l’avortement se pose massivement, qu’est-ce qui compte « vraiment » ? La question de la liberté de l’avortement !

En réalité il faut un déplacement de la question pour faire le lien avec ce qui a été avancé sur les déterminations, leurs combinaisons, les surdéterminations. Non pas « ce qui compte vraiment » à chaque moment du combat émancipateur (aucune réponse définitive, ça dépend), mais qu’est-ce qui peut mettre une formation sociale au bord d’une révolution globale (touchant donc une large part des déterminations diverses et de manière concomitante, autrement dit, relativement ramassée dans le temps) ? On s’écarte là du thème précis de cet exposé. Mais on peut, même rapidement, en référer à l’histoire. Quels exemples nous sont donnés et sur lesquels j’appelle à réfléchir ? Les premiers concernent l’organisation politique (au sens le plus large possible de ce terme) d’une société, le « modèle » en étant l’Affaire Dreyfus. On dira que c’est paradoxal de le citer en premier, puisque par définition, même influencés par la surdétermination du mode de production capitaliste (toujours), il le laisse de côté, formellement et explicitement. Sauf détour par une analyse théorique et empirique approfondie (quelles fractions des classes dominantes et dominées sont Dreyfusardes, et pourquoi ?). « Effet de contexte » donc, qui prouve qu’on peut défendre le modèle que j’avance sans pour autant pousser jusqu’à l’idée qu’en permanence « la dernière instance » impose sa loi. Les seconds exemples sont ceux des révolutions nationales d’un côté, des révolutions sociales de l’autre. L’équivalent (excusez l’irrévérence, c’est pour pousser la métaphore à son terme absurde) de l’acmé atteint par la jeune femme au moment du but marqué par l’OM… Comment alors se réarrangent (sans disparaître jamais) les divers effets des déterminations multiples ? Pour ce qui est des situations révolutionnaires connues, dit Lénine dans une formule célèbre « C’est seulement lorsque « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher ». Mais on oublie régulièrement la phrase qui suit : « Cette vérité s’exprime autrement en ces termes : la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs) ». Cette « grande question nationale » (la guerre dans la Russie de 17, quoi de nos jours, la dette ?), c’est l’effet de contexte poussé à son maximum, exerçant incontestablement un autre « effet de totalité », après celui, constant mais diffus qu’exerce la domination du mode production capitaliste.

Tout ceci ouvre sur un autre débat encore. A la fois sur les moments, longs, ceux d’une guerre de position, où on cherche à construire une « hégémonie » (autrement dit, une réponse particulière, de classe, à l’arrangement des diverses mobilisations émancipatrices) et sur ceux, ramassés, de la guerre de mouvement, où « le contexte » impose un arrangement donné.

Samy Johsua


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