Mélenchon a raison : il ne faut pas éditer Mein Kampf !

mercredi 4 novembre 2015.
 

J’ai publié ce matin une tribune dans le quotidien Libération. Je vous propose ici sa version intégrale :

Les éditions Fayard annoncent l’édition d’une version intégrale de Mein Kampf rédigé par Adolf Hitler pour le début de l’année 2016. C’est un scandale. Pour l’instant, Jean-Luc Mélenchon est une des premières grandes voix à prendre position contre cette parution. Il a raison. Mais il n’est pas le seul à penser ainsi et je demande à tous ceux qui partagent sa position de se faire entendre.

Il s’agit d’un débat d’intérêt général dans un contexte politique suffocant où l’antisémitisme demeure, jamais loin de son double nauséabond : la haine contre le musulman. Dans ce climat deux questions essentielles se posent plus que jamais. Pour quoi et pour qui éditer ce livre ? Je commence par cette dernière interrogation. Quel lectorat a besoin de cet ouvrage ? Les historiens, les chercheurs ? Assurément non. Mein Kampf est pour eux un livre facilement accessible en allemand comme en français, et une prochaine édition allemande en 3 volumes portée par l’Institut d’Histoire du temps présent à Munich après 6 ans de travaux devrait faire progresser la recherche sur le nazisme et la place singulière qu’y occupe ce livre. A l’inverse, les historiens français savent que le groupe réuni autour du projet de Fayard n’apportera rien de nouveau, cela dit sans remettre en cause la valeur de ceux qui ont accepté d’y participer. Pour le reste, allons à l’essentiel, est-il nécessaire que cet ouvrage soit demain plus facile d’accès ? Achetable dans n’importe quelle grande surface ? Je ne le pense pas. Existe-t-il réellement en France un lectorat frustré par la difficulté à trouver cet ouvrage ? Non. Certes, on ne devient pas antisémite parce qu’on lit un livre antisémite, et seuls les déjà convaincus y trouveront des arguments convaincants. Mais la lecture de Mein Kampf permettra à l’antisémite frustre de devenir demain un antisémite érudit. Est ce là le rôle d’une grande maison d’édition et de son grand réseau de distribution ? Je ne le crois pas.

Car quel intérêt y a t il à donner à lire Mein Kampf ? Aucun. En vérité, la lecture de ce pensum assommant aux obsessions écoeurantes (où l’on trouve 466 fois les mots juifs, juiverie ou judaïsme, 323 fois le mot race, 149 fois le mot marxiste etc…) et aux analyses stupides et simplistes, ne permet en rien de mieux comprendre le nazisme et son effroyable succès dans l’Allemagne des années 20 et 30. Pire même, pris en tant que tel et présenté comme la matrice du nazisme, il ne fera qu’embrouiller l’esprit du lecteur. La vérité est que Mein Kampf n’a pas un rôle central dans l’histoire du nazisme et il est même peut être ce qu’il y a de plus mauvais dans toute cette littérature. Pour dire les choses nettement : le nazisme, ce n’est pas que l’hitlérisme et cette focalisation d’éditeur sur Mein Kampf constitue plutôt un obstacle à une réelle compréhension du phénomène nazi. Ceci étant dit, Mein Kampf reste un livre particulier, ouvrage unique du plus grand criminel du vingtième siècle, responsable de l’effroyable Seconde Guerre mondiale et de l’entreprise de génocide des Juifs d’Europe. Nul n’a intérêt à le banaliser.

Alors pourquoi éditer Mein Kampf ? La vérité est que ce nouvel ouvrage fera essentiellement le bonheur de ceux qui ont le goût de l’interdit et des obsédés de la haine antijuive, anticommuniste ou anti-Lumières, qui y trouveront des formules pleines de rage qui les raviront dans leur délire. Pour les autres, il n’y a rien à voir.

Mais, une chose est certaine. Par la charge symbolique de ce titre, la parution de Mein Kampf dans une grande maison d’édition ferait définitivement sauter toutes les digues et tous les interdits moraux et implicites qui existent actuellement. C’est cela qu’avec courage Jean-Luc Mélenchon refuse. Ne nous voilons pas la face, les arguments avancés pour justifier la parution du seul livre d’Adolf Hitler seront utilisés par d’autres pour remettre au goût du jour toute cette littérature marginalisée depuis 70 ans ou plus. Un exemple pour mieux me faire comprendre : comment empêcher qu’un éditeur ayant pignon sur rue publie demain La France juive d’Edouard Drumont au motif que l’ouvrage permettrait de mieux comprendre l’antisémitisme à l’époque de l’affaire Dreyfus ? Lui emboitant la pas, des centaines d’ouvrages issus du même caniveau pourraient ainsi réapparaître.

C’est pourquoi éditer Mein Kampf est non seulement inutile socialement et historiquement, mais constitue surtout une lourde faute morale. A ceux qui conseilleraient de me tenir à distance d’un débat qui ne concernerait que les historiens et en rien le militant politique, je réponds qu’ils se trompent. La conscience historique est l’essence de toute grande politique.

La réédition de Mein Kampf présente-t-elle un intérêt ?

Face à face avec Johann Chapoutot, professeur à 
la Sorbonne nouvelle Paris-III, membre 
de l’Institut universitaire 
de France et Denis Peschanski, directeur 
de recherche 
au CNRS 
(CHS, Paris-I)

Rééditer Mein Kampf a-t-il un sens aujourd’hui  ?

Denis Peschanski J’avoue ne pas comprendre le sens de la polémique. Mein Kampf est déjà disponible sur le Net. Il l’est aussi en format livre chez l’éditeur d’extrême droite qui a les droits de l’édition française depuis l’origine. La seule chose qui change est que Mein Kampf tombe dans le domaine public le 1er janvier 2016 et qu’un éditeur sérieux a sollicité une équipe d’historiens pour en proposer une édition scientifique. Est-elle utile  ? Sachant que le régime a mis au cœur de son système la dévotion au chef suprême, que ce livre a été tiré à quelque 10 millions d’exemplaires (ainsi pour tous les nouveaux mariés), il serait curieux de ne pas l’analyser pour mieux comprendre le nazisme et surtout son impact sur la société allemande. Tout le nazisme se trouve-t-il dans Mein Kampf  ? Bien sûr que non.

Johann ChapoutoT En Allemagne, indubitablement, car ce livre, en tant qu’objet, a été introduit dans les millions de foyers allemands à partir de 1933. Même si peu de gens l’ont lu, la simple présence d’Hitler sous la forme de ce livre appelait un travail d’historien. Les collègues allemands de l’Institut für Zeitgeschichte de Munich se livrent depuis des années à un remarquable travail d’édition et de commentaire qui met en perspective littéralement chaque affirmation d’Hitler en montrant à quelles sources il puise, donc à quel point ce texte est, à tous égards, secondaire. Pour ce qui est de la France, je vois moins la nécessité ou l’urgence  : aucun travail d’historien ne parviendra à la qualité scientifique de l’édition allemande – les historiens français capables de fournir un tel travail se comptent sur les doigts d’une main. Il faudrait y passer dix ans, et pour étudier le nazisme, il y a bien mieux à faire, y compris en matière d’idéologie.

Les précautions de l’éditeur français sont-elles satisfaisantes  ?

Johann Chapoutot L’éditeur a demandé à des historiens remarquables de travailler à cette édition. Leur travail sera à la hauteur de leurs compétences, c’est indubitable. Il reste que voir Hitler et Mein Kampf en librairie ne peut manquer de susciter une gêne, voire un haut-le-cœur. Pourquoi ne pas publier, comme l’ont suggéré des historiens comme André Loez et Gérard Noiriel, une édition en ligne  ? Nous aurions à la fois un beau travail scientifique, un instrument de travail, sans promouvoir Hitler en librairie. À mes yeux, c’est la meilleure idée.

Denis Peschanski Quel support choisir  ? Johann Chapoutot a défendu trois positions différentes successivement. Dans une interview donnée à France Culture, il nous expliquait au début de la polémique qu’en 2010, il était pour la publication, mais que là, il était contre. Quelques jours plus tard, il demandait une édition critique en ligne et gratuite. Au-delà de ces tergiversations, je ne comprends pas bien. S’agit-il de limiter la diffusion  ? Mais en ligne, ce serait pire. S’agit-il de lui enlever un caractère fétichiste  ? Mais vous voyez un fanatique d’Hitler se promener avec l’édition critique de 2 000 pages de Mein Kampf  ? L’éditeur fera-t-il des bénéfices  ? Pour l’instant, comme il faut mobiliser une équipe de spécialistes, son problème est plutôt de trouver des financements pour le faire. S’il peut gagner de l’argent avec cela (ce dont je doute, en fait), cela sera très utile pour porter des projets ambitieux de ce type. Au demeurant, je signalerai que j’ai dirigé, entre 2006 et 2010, l’édition française en quatre volumes du journal de Goebbels. Que nombre de textes de collaborateurs français ont été publiés depuis des années.

Sa lecture peut-elle apporter quelque chose aujourd’hui  ?

Denis Peschanski On parle donc d’opportunité politique. Et là, c’est très grave. Je passe sur le fait que j’imagine mal le lepéniste convaincu sortir d’une librairie avec sous le bras gauche l’édition critique de 2 000 pages de Mein Kampf, sous le bras droit l’édition en quatre volumes de 1 200 pages chacun du journal de Goebbels en français et, entre les jambes, le gros livre-album sur la Collaboration qui a accompagné l’exposition des Archives nationales. Je pointerai un danger gravissime dans le cas français. Si nous nous privons d’éditer scientifiquement les journaux éventuels des collaborateurs de Vichy et des collaborationnistes parisiens, on se priverait de comprendre les processus à l’œuvre dans la France des années noires et, au-delà, dans l’histoire longue de l’extrême droite française. Belle leçon d’histoire  ! On va donc recommencer  ? On met la mauvaise poussière sous le tapis  ? On ne parle plus de Vichy, de l’Occupation, de la collaboration, du nazisme  ? Quelle perspective  !

Johann Chapoutot Scientifiquement, pas grand-chose. Les historiens ont, depuis des décennies, rompu avec une focalisation excessive sur le personnage d’Hitler, qui est certes important, mais qui n’est pas tout. Cet hitléro-centrisme est au fond un héritage de la propagande nazie elle-même, qui célébrait le grand homme providentiel. Les historiens ont également fait litière de l’intentionnalisme, dont la fascination pour Hitler et son ouvrage se nourrit  : non, tout n’est pas écrit dans ce livre… Pour réellement comprendre le phénomène nazi, il y a des dizaines de milliers de pages de sources à lire, écrites par des médecins, des économistes, des raciologues, des géographes et historiens de l’époque, sans compter les journalistes, les cinéastes, les professionnels de la politique et les acteurs des politiques du IIIe Reich. La «  vision du monde  » nazie s’exprime plus chez eux que dans Mein Kampf.

Entretien réalisé par dany Stive, L’Humanité


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