« La France n’a aucune intention de revoir ses relations avec l’Arabie saoudite et le Qatar »

dimanche 13 décembre 2015.
 

Historienne et chercheuse associée à l’IRIS, Sophie Bessis a répondu aux questions des internautes sur le site du "Monde".

Etienne : quelle est la réalité du soutien saoudien aux milices djihadistes qui sévissent dans le monde entier du Mali à la Syrie ? On parle beaucoup de son rapport ambigu avec ceux-ci, et pour autant elle coopère avec les Occidentaux dont elle partage certains objectifs (chute de Khadafi, d’Al-Assad…). Peut-on y voir une lutte d’influence au sein du monde musulman, dans laquelle nous ne serions que des pions ?

Sophie Bessis. Avant de répondre directement à cette question, il faut faire un historique de l’exportation par l’Arabie, depuis une quarantaine d’années, de son islam, qui est l’islam sunnite wahhabite. En effet, l’Arabie saoudite pratique, sous la dynastie des Saoud, la forme d’islam la plus rigoriste, la plus sectaire et la plus obscurantiste des différentes écoles de l’islam sunnite. Pendant longtemps, d’ailleurs, le wahhabisme a été considéré par le reste de l’islam sunnite comme une secte.

Le début de la puissance de l’Arabie saoudite commence avec la découverte de son pétrole, et cette puissance augmente considérablement à partir du début des années 1970 avec le premier choc pétrolier en 1973 et le second en 1979. L’Arabie saoudite se retrouve alors à la tête d’une fortune considérable qu’elle va mettre au service de la propagation de l’islam wahhabite à travers le monde musulman.

Cette tendance s’accentue à partir de la révolution islamique iranienne de 1979. Dès lors, l’Arabie saoudite emploie tous les moyens possibles pour contrer la montée en puissance de l’influence de l’Iran dans le monde musulman. 1979 est également une autre date, celle de l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique. Et l’on assiste, à partir de cette année-là, à un renforcement de l’alliance entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite pour combattre les Soviétiques en Afghanistan et l’influence iranienne au Moyen-Orient.

L’Arabie saoudite a dès lors massivement financé et soutenu les mouvements antisoviétiques les plus radicaux en Afghanistan, à commencer par Oussama Ben Laden qui a, avec d’autres, mené le djihad antisoviétique, également soutenu et financé par les Etats-Unis.

Au total, l’Arabie saoudite a dépensé des dizaines de milliards de dollars dans l’ensemble du monde musulman pour construire des mosquées, former des imams, financer des écoles coraniques enseignant cette forme particulière d’islam. Avec cette force de frappe financière considérable, elle a pu faire progressivement de ce qui était une secte ultraminoritaire dans le monde musulman la forme dominante de l’islam sunnite aujourd’hui.

Depuis 1979 au moins, l’Arabie saoudite est un des principaux bailleurs de fonds des mouvements extrémistes sunnites, armés ou non. Par la suite, l’Arabie saoudite et d’autres monarchies du Golfe, avec des modalités différentes, ont financé des mouvements extrémistes, armés ou non, dans l’ensemble du monde musulman.

François : quels sont les éléments financiers, diplomatiques, stratégiques… qui justifient nos liens avec le Qatar et l’Arabie saoudite ?

La fortune de l’Arabie saoudite a pour cause première l’addiction des économies occidentales aux hydrocarbures. Depuis 1945, les Etats-Unis ont fait du royaume saoudien leur allié principal dans la région. Les pays européens ont fait de même. Avec les réserves d’hydrocarbures les plus importantes de la planète, l’Arabie saoudite est un acteur primordial du marché pétrolier mondial.

Ayant accumulé, surtout depuis 1973, un immense pactole, l’Arabie saoudite, ainsi que de petits émirats comme le Qatar, sont devenus des acheteurs très importants de l’industrie des pays occidentaux et ont investi une partie de leurs fonds souverains dans de nombreuses sociétés occidentales stratégiques. Enfin, la France est devenue en 2015 le deuxième exportateur mondial d’armement grâce à ses ventes aux monarchies pétrolières. L’Arabie saoudite en 2015 a en outre financé l’achat par l’Egypte des 24 avions Rafale et des deux navires que Paris n’avait pas pu vendre à Moscou en raison de la guerre en Ukraine.

Mo : n’est-ce pas une erreur de mettre le Qatar et l’Arabie saoudite sur le même plan, alors que la seconde semble porter une responsabilité plus grande que la première ?

L’Arabie saoudite et le Qatar présentent effectivement des différences non négligeables, de taille d’abord. La première est un pays vaste peuplé de 30 millions d’habitants dont environ 25 % d’étrangers. Le Qatar est une toute petite principauté essentiellement peuplée d’étrangers, le nombre de Qataris s’élevant à 300 000 personnes. Mais le Qatar est extrêmement riche du fait de ses réserves quasiment inépuisables de gaz. Il a par ailleurs construit un fonds souverain extrêmement puissant qui a investi dans de très nombreuses entreprises occidentales.

Le Qatar et l’Arabie saoudite ont en commun d’être les deux seuls pays musulmans à avoir comme religion officielle le wahhabisme. Pour autant, ils n’ont pas toujours les mêmes stratégies. Depuis 1995, le Qatar tente d’avoir une influence internationale bien plus importante que ses dimensions : diplomatie médiatique avec la chaîne de télévision Al-Jazira, diplomatie financière grâce à son fonds souverain. Le Qatar a essentiellement privilégié tous les mouvements appartenant à la galaxie des Frères musulmans.

L’Arabie saoudite a en revanche davantage soutenu les mouvements se réclamant de la mouvance salafiste. Quelles que soient leurs différences, ces deux pays ont été dans le monde arabe les principaux soutiens des mouvements fondamentalistes musulmans. On sait le rôle que l’un et l’autre ont joué dans le passage de la contestation syrienne en 2011 à la rébellion armée.

Dominique : est-il réaliste de penser que la France peut vraiment avoir un impact si elle est seule à revoir sa diplomatie avec l’Arabie ? Il faudrait au minimum une résolution européenne.

De toute façon, la France n’a pour l’instant aucune intention de revoir les relations privilégiées qu’elle entretient avec l’Arabie saoudite et le Qatar. Ses diplomates et ses responsables s’évertuent à dégager ces deux pays dans l’expansion du djihadisme. Et la dépendance financière française vis-à-vis d’eux reste extrêmement importante. Sur ce chapitre, la faiblesse de la France est de brandir, quand elle est attaquée sur son sol, les valeurs universelles des droits humains, mais c’est d’avoir comme allié dans la région des Etats qui en sont les plus grands violateurs dans le monde.

La France doit comprendre que son discours auprès des peuples du Maghreb et du Moyen-Orient demeurera inaudible tant que sa diplomatie restera aussi éloignée de son discours. Quant à l’Europe, politiquement, elle n’existe pas. Les positions divergentes des pays européens sur la constitution d’une grande coalition anti-Daech, qui existe d’ailleurs déjà, l’ont montré une nouvelle fois.

Marie : l’Arabie saoudite empêche-t-elle le développement de la démocratie et de la laïcité dans le monde arabe ? Si oui, comment ?

Bien entendu, l’action de l’Arabie saoudite est un obstacle de taille à la sécularisation dans le monde arabe. Le financement massif par ce royaume d’une prédication extrémiste dotée de moyens considérables a ralenti, voire stoppé dans certains pays les tendances à la sécularisation qui se développaient depuis les indépendances. Il faut citer les cas des pays du Maghreb, de l’Egypte notamment, où la prédication d’imams importés de la péninsule Arabique ou formés dans les écoles saoudiennes ont renforcé les tendances les plus conservatrices au sein de l’opinion de ces pays.

Les chaînes satellitaires des monarchies du Golfe jouent également un rôle très important dans le formatage des opinions du monde arabe. Or, cette propagande considère que toute entreprise de sécularisation relève de l’athéisme ; elle propage une version que l’on peut qualifier d’obscurantiste du message coranique.

Il est donc clair que le rôle joué par les monarchies du Golfe et l’Arabie saoudite en particulier a été un important facteur de régression et de ralentissement du processus de sécurisation à l’œuvre dans le monde arabe.

Propos recueillis par Enora Ollivier et Manon Rescan, Journalistes au Monde


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