Dominique Bourg «  Ce serait un crime que de vouloir jouer avec l’habitabilité de la Terre  »

lundi 14 décembre 2015.
 

Dominique Bourg est philosophe et vient de diriger "le Dictionnaire de la pensée écologique" (1). 
Il favorise l’interdisciplinarité et interroge dans ses travaux la question environnementale, l’éthique 
du développement durable, les choix technologiques et les concepts de risque, de précaution et de démocratie participative. L’intellectuel collabore également aux revues "Esprit" et "Écologie et Politique".

Dès Nature et Technique, vous écriviez que «  le maître mot de nos relations à la nature n’est plus la maîtrise possessive mais la responsabilité  ». Sommes-nous sortis de l’emprise de Descartes qui invite à nous rendre comme «  maîtres et possesseurs de la nature  »   ?

Dominique Bourg Permettez-moi une précision historique. On oublie toujours le «  comme  ». Pour Descartes, le vrai «  maître et possesseur  » est Dieu. Les mathématiques à partir desquelles nous comprenons et manipulons les mouvements physiques sont à ses yeux une création divine, certes à notre disposition, mais néanmoins arbitraire  : elles sont indépassables pour nous, mais Dieu les transcende et aurait pu faire que 2 + 3 n’égalent pas 5. Nous ne possédons la nature que par délégation. Pour Descartes toujours, et à sa suite pour les modernes, le monde physique est une sorte de décor extérieur auquel nous sommes par notre esprit et notre filiation divine étrangers. C’est ce que Philippe Descola appelle le naturalisme, à savoir la conception dualiste qui oppose le monde physique, duquel relèvent tous les animaux, d’un côté, à l’homme seul et à ses sociétés de l’autre. Le mouvement des sciences depuis Darwin n’a eu de cesse de nous replacer, en termes de représentations, au sein de la nature. L’essor même des économies et de la démographie, avec ce qu’on appelle la grande accélération à compter des années 1950, a fini par rendre cette séparation dans les faits insoutenable. Devenus une force géologique, nous interagissons désormais avec le système Terre lui-même, à l’échelle globale  : nous perturbons le cycle du carbone et influençons le climat, perturbons plus encore le cycle de l’azote, substituons à la faune sauvage soumise à rude épreuve la faune domestique, réduisons la diversité génétique, épuisons les sols et les sous-sols, etc. À force d’y mêler notre travail et nos techniques, comme l’aurait dit Locke, la nature a fini par ne plus nous être extérieure en quoi que ce soit  : rares sont désormais les phénomènes qui ne portent pas notre marque. Nos actions tous azimuts et multiformes sur la nature suscitent en retour des rétroactions diverses dont nous commençons à peine à saisir l’ampleur. Or ces dernières n’ont plus grand-chose à voir avec la sérénité des lois de nature selon les modernes. Elles sont elles-mêmes à l’échelle globale, avec des causalités non linéaires, des seuils de rupture pas toujours connaissables à l’avance, etc. La responsabilité exigerait qu’on en rabatte, qu’on réduise nos prétentions, qu’on diminue les flux d’énergie et de matières qui perturbent les grands cycles biogéochimiques du système Terre. À cette échelle et face à un système aussi complexe, la maîtrise est illusoire. Tel est l’enseignement des fameuses limites planétaires que cherchent à déterminer les travaux de Rockström puis de Steffen.

Est-il exact de parler de «  crise écologique  » si l’on s’en tient à la définition rigoureuse du mot crise  ?

Dominique Bourg Non, vous avez raison. Ce mot est tout à fait inadéquat. Considérons le climat et imaginons que nous atteignons à la fin de ce siècle une hausse de la température moyenne de 3 °C. Compte tenu du temps de réaction du système, tout en ayant jugulé nos émissions, nous subirons au siècle suivant une hausse supplémentaire de 2 °C pour atteindre une élévation totale de 5 °C, et ce pour au moins 5 000 ans, si l’on en croit nos modèles. Le changement climatique en cours ne constitue donc nullement un moment de crise auquel succéderait rapidement un retour au statu quo ante. Quant à la biodiversité, sa reconstitution se chiffre en millions d’années. Nous sommes bien plutôt en train de basculer vers un état nouveau du système Terre, vers une sorte de terra incognita que nous n’avons nullement souhaitée.

Vous soulignez dans plusieurs travaux les limites et l’inadéquation de la notion de risque. En quoi l’usage de ce terme est-il impropre écologiquement  ?

Dominique Bourg La catégorie de risque renvoie à des dommages circonscrits dans le temps et dans l’espace, mutualisables et compensables pécuniairement. L’exemple évoqué plus haut suffit à montrer en quoi, avec les grandes perturbations du système Terre, nous avons à faire à autre chose  : des modifications globales et au temps long de nos conditions de vie, lesquelles, à l’extrême, pourraient ruiner l’habitabilité de la Terre. J’ai proposé de nommer cet éventail de dommages globaux possibles, des dommages transcendantaux. On voit bien que de tels dommages sont sans rapport avec ceux attachés aux risques en général. On peut imaginer que certains risques soient recherchés pour eux-mêmes, pour conférer du sel à l’existence, pour s’enrichir, etc. Ce serait en revanche un crime que de vouloir jouer avec l’habitabilité de la Terre. À cette échelle, vanter l’amour du risque relève d’une bêtise crasse devant laquelle ne reculent malheureusement pas les petits porteurs de valises du néolibéralisme.

Que recouvre le concept d’«  anthropocène  » dont vous dites qu’il ouvre une nouvelle ère géologique  ?

Dominique Bourg D’aucuns parlent de «  bon  » anthropocène en imaginant que nous finirons par surmonter, grâce à nos techniques, la somme des difficultés évoquées plus haut. Vous aurez compris que je suis très sceptique à cet égard. Crutzen a été un des premiers à appeler de ses vœux le recours à la géo-ingénierie pour lutter contre certains effets du changement climatique. Mais il s’agissait pour lui d’un pis-aller, d’une solution de secours au cas où nous laisserions dériver nos émissions  ; ce que nous faisons  ! Mais il semble désormais sceptique quant à l’efficacité de ces techniques du désespoir. Certaines de nos techniques, dans nos relations au vivant, tout spécialement dans le domaine agronomique, constituent une sorte de course-poursuite  ; tel est le cas des pesticides  ; nos engrais tuent quant à eux la faune des sols, du coup les sols exigent plus d’adjuvants, etc. Pour revenir à la géo-ingénierie, ensemencer la haute atmosphère d’aérosols soufrés pour faire baisser la température au sol perturberait probablement le système de la mousson, ne désacidifierait pas les océans, et nous condamnerait aux travaux de Sisyphe. À l’échelle globale, on ne peut plus se contenter de déplacer les problèmes. Il n’est guère d’autre solution que d’éviter de les provoquer.

Vous avez récemment dirigé avec Alain Papaux un salutaire Dictionnaire de la pensée écologique. Quelles intentions ont motivé cet acte éditorial  ?

Dominique Bourg L’idée était de montrer que l’écologie n’est pas une question de petites fleurs, mais qu’elle constitue la critique la plus forte de la modernité, et que rien ou presque ne lui est étranger. Elle exige que l’on repense les sciences, le droit, la justice, la démocratie, la propriété, l’économie, les risques, etc. D’où l’angle de la pensée écologique.

Pourriez-vous commenter l’épigraphe du dictionnaire  : «  Les forêts précèdent les peuples, les déserts les suivent  »   ?

Dominique Bourg La déforestation est un phénomène récurrent dans l’histoire et l’une des atteintes les plus anciennes infligées au milieu. Elle a systématiquement joué un rôle déterminant dans la plupart des effondrements passés de sociétés. La passion des hommes pour leur propre destruction en est presque fascinante  ! L’image des îles est tout aussi intéressante et parfois démonstrative. Considérons Nauru, petite île du Pacifique de 21 km2, qui, riche en phosphate, connaît une folie minière à la fin du siècle dernier. Cette première folie se transforme rapidement en une seconde, financière et spéculative. Le PIB y explose et en fait un des pays les plus riches du monde. En dépit des maigres kilomètres d’asphalte qu’offre l’île, les habitants y accumulent gros 4×4 et autres objets de luxe. L’épuisement des ressources et la spéculation financière font s’effondrer le rêve d’avidité. Les habitants y sont désormais obèses, déprimés et ruinés, à l’image de l’île elle-même, ravagée.

Quels antagonismes sont en jeu derrière le vocable de «  catastrophisme  » ici récurrent  ?

Dominique Bourg Le catastrophisme est consubstantiel à la pensée écologique, au sens où il constitue un horizon toujours possible qu’il convient indéfiniment de repousser. Les tout premiers grands textes de la pensée écologique, ceux de George Perkins Marsh ou d’Eugène Huzar, le regain de cette pensée après-guerre avec les écrits néomalthusiens de grandes figures de la biologie, le rapport Meadows au Club de Rome des années 1970, l’intérêt renouvelé pour les effondrements aujourd’hui, etc. en sont autant de preuves. La dénonciation du «  catastrophisme  », consubstantielle à nos sociétés néolibérales, joue a contrario le rôle inverse, celui de renforcer les mécanismes destructeurs en nous détournant des problèmes, au nom du rejet du catastrophisme. À cet égard, nous n’avons probablement jamais été aussi proches du but  !

Dans Marx écologiste, le sociologue John Bellamy Foster soutient que «  Marx n’a jamais cessé de penser ensemble l’histoire naturelle et l’histoire humaine, dans une perspective qui préfigure les théories de la coévolution  ». Cette relecture de la lettre de Marx est-elle bienvenue  ?

Dominique Bourg Le propre des grandes œuvres est de permettre des réinterprétations continues. En dépit de certaines fulgurances, Marx reste un moderne et n’a aucune idée des actions-rétroactions qui désormais nous lient à l’échelle globale avec la nature. Cette dernière doit être maîtrisée pour ouvrir l’horizon de l’émancipation et de l’accumulation de richesses. C’est le développement quasi infini des forces productives, face à une nature toute passive, qui doit nous permettre de surmonter la violence et la lutte des classes. Notre souci aujourd’hui est plutôt de repenser la justice et l’égalité dans les bornes d’un monde fini. Immense défi d’autant qu’une croissance faible, si l’on en croit Piketty, augmente mécaniquement les inégalités.

Le pape François observe dans son encyclique Laudato si’ que «  nous n’avons jamais autant maltraité ni fait de mal à notre maison commune  ». Sommes-nous otages d’un paradoxe  : la persistance d’un déni écologique d’une part et l’appel à une prise de conscience d’autre part  ?

Dominique Bourg Le paradoxe est bien réel. Le fonctionnement de nos sociétés néolibérales accroît les perturbations du système Terre, la persistance de la conception moderne de la nature et des techniques nous empêchant plus ou moins d’en saisir la portée et l’importance. À cet égard l’encyclique Laudato si’ constitue un texte majeur en mettant à distance l’interprétation traditionnelle de la Genèse et en associant questions sociale et naturelle. L’affaire Galilée est loin, l’Église catholique devance désormais les autres institutions dans la compréhension du monde émergent. Le pape François rejette l’interprétation despotique selon laquelle les êtres humains sont appelés à dominer avec violence la Terre, et lui substitue l’interprétation de l’intendance qui reconnaît la valeur intrinsèque des êtres naturels et nous appelle à devenir les jardiniers de la planète. Il y ajoute des connotations franciscaines, lesquelles renvoient à l’interprétation citoyenne, plaçant sur un pied d’égalité l’humanité et les autres espèces. À cette première révolution, il en ajoute une seconde  : puisqu’on ne peut plus séparer nature et société, les combats pour la justice sociale et la préservation du système Terre sont identiques. Le petit modèle de chercheurs de la Nasa, modélisant de concert exploitation des ressources et inégalités – Handy –, lui donne raison. Il semble bien que les inégalités sociales aient toujours tiré vers le haut la consommation de tous, entraînant la surexploitation des écosystèmes jusqu’à l’effondrement des sociétés.

(1) Éditions PUF, 1 120 pages, 39 euros.

Entretien réalisé par Nicolas Dutent, L’Humanité

Dominique Bourg est professeur à l’université de Lausanne depuis 2006 
et assure également, depuis 2012, des cours à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris. Il a participé à la création du Creidd et fut membre du Centre d’étude et de recherche interdisciplinaire en théologie (Cerit) et de la Commission Coppens de préparation de la Charte de l’environnement. L’intellectuel fait partie 
du conseil scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot.


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