Alain Badiou : « La situation du monde exige la reconstruction d’une alternative véritable »

jeudi 10 mars 2016.
 

Alain Badiou analyse les massacres de Paris du 13/11/015 au sein de l’ordre socio–économique et subjectif du capitalisme mondialisé (Hervé Debonrivage)

À l’encontre d’une certaine hystérisation cultivée autour des événements de novembre et de janvier 2015, votre livre Notre mal vient de plus loin entend porter une exigence d’intelligibilité.

ALAIN BADIOU Oui, tout à fait. Et je dirais que j’ai été confirmé a posteriori dans ma démarche par l’étrange déclaration de notre premier ministre selon laquelle il ne fallait pas chercher à comprendre parce que chercher à comprendre conduisait à excuser. Cette déclaration typiquement obscurantiste m’a confirmé qu’en effet on entretenait sur cette affaire la tendance à laisser libre carrière à la passion et à l’émotion, justifiées et inévitables certes, mais sans du tout chercher à aller plus loin. Donc, je me suis dit qu’il fallait intervenir avec comme projet d’essayer de voir de quoi il s’agissait dans cette affaire. À chaque fois qu’on prêche l’incompréhension c’est pour ne pas transformer le monde, mais pour le maintenir en l’état, le conserver, le protéger.

Vous commencez par une contextualisation générale de ces événements. Quels sont ses grands traits  ?

ALAIN BADIOU On peut prendre un point de vue synoptique. Depuis les années 1980, c’est-à-dire depuis, à la fois, et quasiment simultanément, la fin des espérances planétaires de la jeunesse des années 1968 et suivantes et la fin, conjointe, des États socialistes, s’est ouverte une période où, d’une certaine manière, les agents du capitalisme mondial ont eu le sentiment que l’avenir leur était ouvert et que plus rien de consistant ne s’opposait à eux. Je pense qu’il faut avoir présent à l’esprit cet horizon. Rien de ce qui se passe ne peut être détaché ou être considéré comme indépendant de cet horizon. Les conséquences, on les connaît. C’est un régime d’inégalité proprement monstrueux et une menace permanente, y compris sur l’accès de masses humaines gigantesques, à la simple survie. Les statistiques sont tout à fait connues. Encore récemment, on a établi qu’un peu moins de 200 personnes dans le monde possédaient l’équivalent de ce que possédaient 3 milliards d’autres. Ce qui représente une oligarchie telle qu’on n’en a pas connue depuis le début de l’histoire de l’humanité. À côté de cela les oligarchies de l’époque monarchique étaient de petites choses  ! Les concentrations monstrueuses et les inégalités sont proprement abyssales. On sait aussi qu’entre deux et trois milliards de personnes qui vivent dans le monde sont littéralement sans rien du tout, c’est-à-dire n’ont accès ni au marché ni au travail et qu’elles errent à la surface du monde. Elles constituent ce que j’appelle le prolétariat nomade en prenant le terme prolétariat en son sens le plus originel, c’est-à-dire des gens qui n’ont rien que leur force de travail à offrir.

Tous ces phénomènes sont des phénomènes massifs, considérables, qui déstabilisent en réalité les rapports entre les différents groupes humains, qu’ils soient nationaux, de classe ou autres. Ils constituent en outre une origine constante de frustration et d’amertume. Cela exacerbe, on le voit maintenant, les rivalités nationales, qui ressurgissent comme des protections possibles de l’emploi, de la survie, etc. Cela crée aussi, par conséquent, des montées d’une nouvelle mouture de l’extrême droite, qui a toujours profité des crises et des situations tendues et pathologiques pour se constituer. J’inscris comme des symptômes l’existence de ces tueries qui nous ont touchés, mais dont il faut savoir qu’elles se produisent quasiment tous les jours, soit dans les parties touchées de l’Afrique, soit au Moyen-Orient. Je ne dis pas qu’ils sont des effets directs. Il y a des intermédiaires qu’il faut étudier mais ils sont tout de même dépendants de cet horizon dont je considère qu’il est pathologique. J’insiste sur ce point. Ce n’est pas une figure normale de l’humanité que d’assister à ce genre de situation et quand on essaye de nous présenter cela comme le seul monde possible, je pense que l’on crée des phénomènes d’opinion pathologiques, soit de rétraction sur des traditions qu’on considère comme protectrices contre cette tornade capitaliste mondialisée, soit qu’au contraire on pratique le cynisme absolu à l’égard des situations qui sont ainsi provoquées.

Ce fond de peur n’est-il pas le prétexte à une généralisation de la mise en place de mesures de compression des salaires et de restriction simultanée des libertés du mouvement social ainsi que de sa répression  ?

ALAIN BADIOU Absolument. Je pense que, dans les conditions du présent, il y a pratiquement une nécessité qui s’installe progressivement d’un renforcement considérable de l’autoritarisme étatique. La gestion de la maintenance indéfinie d’un chômage à 10 %, le fait que les protections classiques de caractère social sont démantelées les unes après les autres avec une espèce de bonne conscience continue, le fait que les rivalités à l’échelle mondiale s’accélèrent, tout cela constitue une conjoncture dans laquelle le libre jeu auquel on est habitué n’est plus de circonstance. Donc je suis absolument convaincu que l’on instrumente les symptômes dont nous parlons. On les instrumente pour faire passer aussi vite que possible le maximum de lois allant dans ce sens qui est fixé depuis maintenant des décennies. On estime qu’on peut procéder à une accélération, à profit de cette peur, avec le classique maniement de la peur comme instrument de répression lui-même à des fins qui sont, pour part, purement et simplement policières et juridiques et qui, d’autre part, visent à mener à son terme le démantèlement complet du système des protections du travail. Cela, on le voit sous nos yeux. Personne ne peut le nier. Sous prétexte de protéger les gens contre une menace considérée comme extérieure, guerrière, etc., on fait la guerre aux pauvres, aux démunis, aux minorités et finalement au travail ordinaire.

Vous formulez votre problématique en distinguant trois subjectivités typiques de la société moderne. Pouvez-vous expliciter leur concept  ?

ALAIN BADIOU Je m’intéresse à des subjectivités que je considère comme créées par le monde moderne. Il y a bien entendu d’autres subjectivités. Elles doivent s’instituer et se développer. Parmi ces trois-là, il y a d’abord la subjectivité que j’appelle occidentale qui est, en réalité, celle qui domine dans les pays les plus avancés, économiquement, dans la compétition capitaliste. Il y a la subjectivité que j’appelle le désir d’Occident qui concerne des masses considérables, y compris de démunis. Elle éclaire largement une partie du grand mouvement de réfugiés actuel. Et puis il y a la subjectivité nihiliste. La subjectivité amère, frustrée, revendiquant, au fond, un désir d’Occident qui n’a pas trouvé sa satisfaction, qui est refoulée. C’est celle de tous ces gens, y compris de tous ces jeunes qui sont sans repères symboliques stables et qui, d’une certaine manière, nourrissent une espèce de désir aveugle de revanche. On leur dit, d’un côté, que ce monde est le seul possible et, de l’autre côté, qu’ils n’y ont pas leur place. C’est effectivement une contradiction dans laquelle il est très difficile de vivre. Alors on est exposé à toutes les pathologies subjectives. Et j’insiste sur ce point car il est tout à fait erroné de penser que l’islam, en tant que tel, est la cause de ce phénomène. Il y a des centaines de millions de gens qui vivent dans la religion de l’islam et, à la fin des fins, les tueurs ne sont qu’une toute petite minorité. Ce n’est pas l’islam qui la cause. La cause c’est cette espèce d’enfermement impraticable. Cela crée des subjectivités pathologiques. L’islam intervient à un moment donné pour leur donner forme, leur donner l’espoir d’un monde autre, leur donner l’idée d’un héroïsme criminel absurde. On a vu cela à d’autres époques. Les connexions entre les processus intimes de fascisation et des dispositifs religieux, par exemple chez les franquistes, pendant la guerre d’Espagne.

Le titre de votre livre est une paraphrase du Phèdre de Racine. Il y aurait donc un amour blessé à la racine de ce « mal » dont nous souffrons. Amour blessé du communisme  ?

ALAIN BADIOU La situation du monde exige aujourd’hui la reconstruction à un niveau stratégique, idéologique et politique d’une alternative véritable au monde tel qu’il est. Le temps presse parce que le capitalisme, libéré, sans contrepartie, sans alternative, porte la guerre. D’une certaine manière, le communisme est traité aujourd’hui comme l’amour de Phèdre. Le vieux Thésée, finalement, n’est pas un personnage sympathique. Phèdre a de bonnes raisons de ne pas être très heureuse avec lui. Elle a rencontré Hippolyte mais son amour est frappé par la culpabilité. Aujourd’hui aussi, le communisme est frappé par une culpabilité quasi générale. Il est presque identifié à un crime. L’univers, dans sa loi interne dominante, traite le communisme comme une chose d’abord entièrement terminée, ringarde, entièrement obsolète et, deuxièmement, comme une chose qui, finalement, a fait la preuve que toute entreprise de collectivisation des ressources, de mise en commun des choses, toute entreprise qui n’est pas la loi déchaînée de la propriété privée à tous les niveaux se termine dans le sang et dans le crime. Pour ma part, je soutiens la chose inverse. Je pense que le bilan du socialisme réel doit être fait. On est bien obligé de constater que quelque chose n’allait pas et de façon grave, de façon sérieuse. Mais l’abandon de l’hypothèse communiste elle-même, l’abandon de l’idée qu’une autre organisation du monde est possible a des conséquences dramatiques. Ce sont ces conséquences qui aujourd’hui sont finalement dangereuses et portent des symptômes criminels. Le communisme s’est effondré mais ce qui vient à la place c’est un monde instable, c’est un monde menaçant, c’est un monde plein de symptômes criminels et dans lequel une partie gigantesque de l’humanité est comptée pour zéro. Voilà la situation.

Mais cet « amour du communisme » n’implique-t-il pas le renouement du communisme avec la démocratie, conjonction rompue dans l’histoire de ce qu’on a appelé le « socialisme réel »   ?

ALAIN BADIOU Que la réinvention du communisme soit aussi, et de manière essentielle, l’invention de ce que peut être une réelle démocratie moderne, j’en suis absolument convaincu. Mais il faut aussi revenir aux fondamentaux. Il faut savoir que l’on n’aura rien si on ne porte pas des atteintes sérieuses à la propriété privée. Je pense que mettre en avant la réalisation de la démocratie en mettant en sourdine la question de la propriété privée cela expose à de graves revers une fois qu’on est dans la situation du pouvoir. L’affaire de Syriza doit nous instruire à cet égard. Pas pour accabler les Grecs. Elle est très instructive parce que, en fin de compte, elle montre que les réalités du pouvoir sont les réalités du pouvoir et que si vous ne les touchez pas dans leurs fondements, vous êtes très vite acculé à une marge de manœuvre extrêmement limitée. Même le programme social, qui était très réformiste, du CNR à la Libération, programme qui est souvent cité aujourd’hui comme une référence nostalgique, si je puis dire, même ce programme s’accompagnait de sérieuses nationalisations et de l’appropriation collective de pans entiers de l’économie française et des banques. Personne aujourd’hui ne propose des choses de cet ordre. La tentative mitterrandienne a laissé des souvenirs amers parce que l’on a vu que la reculade s’est installée très rapidement. Je pense que nous devons, aujourd’hui, revenir au fait que le monde, tel qu’il est distribué, tel qu’il est organisé, est le monde libéral. C’est un monde qui considère que la compétition, la concurrence, la compétitivité et la propriété privée sont l’alpha et l’oméga de l’économie moderne. Si vous ne touchez pas à cela, en fin de compte, vous ne pourrez pas transformer durablement votre vision des choses en une alternative effective.

Entretien réalisé par Jérôme Skalski, L’Humanité

Subjectivité réactive « Le fascisme est une subjectivité réactive. Elle est intra-capitaliste, puisqu’elle ne propose aucune autre structure du monde et s’installe dans le marché mondial, dans la mesure où elle reproche au capitalisme de ne pas être en état de tenir les promesses qu’il fait. En se fascisant, le déçu du désir d’Occident devient l’ennemi de l’Occident, parce qu’en réalité son désir d’Occident n’est pas satisfait », écrit le philosophe Alain Badiou dans Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 novembre, publié chez Fayard (collection « Ouvertures », 72 pages, 5 euros) en janvier de cette année.


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