La théorie du matérialisme historique (1 les sciences sociales) par Boukharine 1921

vendredi 16 mars 2007.
 

Le texte ci-dessous regroupe l’introduction et les deux premières parties du livre de Nicolai Boukharine intitulé : "Le matérialisme historique".

1 : Les nécessités de la lutte de la classe ouvrière et les sciences sociales.

Lorsque les savants bourgeois se mettent à parler d’une science quelconque, ils en parlent tout bas et mystérieusement, comme s’il s’agissait d’une chose du ciel et non de la terre. Pourtant, toute science, quelle qu’elle soit, a sa source dans les besoins de la société ou des classes qui la composent. Personne ne compte les mouches sur une fenêtre ou les moineaux dans la rue. Cependant, on compte, par exemple, des têtes de bétail. Personne n’a besoin des premiers, tandis qu’il est utile de connaître les seconds. Mais il ne suffit pas de connaître la nature dont nous tirons tant de choses utiles, les matières premières, les outils, etc... ; il est aussi nécessaire, au point de vue pratique, d’avoir des notions claires concernant la société.

La classe ouvrière éprouve, à chaque instant de sa lutte, le besoin d’une telle connaissance. Pour mener comme il convient le combat contre les autres classes, il lui faut prévoir la façon dont ces classes vont agir. Et, pour être en mesure de la prévoir, il lui faut savoir quelles sont les raisons qui déterminent l’action des différentes classes dans des conditions différentes. Aussi longtemps que la classe ouvrière n’aura pas conquis le pouvoir, elle sera opprimée par le capital et obligée, dans sa lutte pour l’émancipation, de compter avec les formes d’action des autres classes. C’est pourquoi il lui faut savoir de quoi dépend et par quoi est déterminée la conduite de ces classes. Seules les sciences sociales peuvent répondre à cette question.

Après la prise du pouvoir, la classe ouvrière est obligée de lutter contre les États capitalistes des autres pays, et contre la contre-révolution dans son propre pays ; c’est alors qu’elle est obligée de résoudre des problèmes extrêmement difficiles concernant l’organisation de la production et de la distribution. Comment établir un plan de travail économique ? Comment se servir des intellectuels ? Comment gagner au communisme les paysans et la petite bourgeoisie ? Comment former des administrateurs expérimentés, issus de la classe ouvrière ? Comment approcher les larges couches encore inconscientes de leur propre classe ? etc..., etc... - autant de questions dont la solution exige une connaissance approfondie de la société, des classes qui la composent, de leurs particularités et de leur conduite dans certaines conditions données.

La solution de ces problèmes exige également la connaissance de la vie économique et des conceptions sociales des divers groupements sociaux. En un mot, elle demande l’utilisation pratique de la science sociale. La tâche pratique de la reconstruction sociale ne peut être réalisée correctement que grâce à l’application d’une politique scientifique de la classe ouvrière, c’est-à-dire d’une politique basée sur la théorie scientifique, mise à la disposition des prolétaires, la théorie fondée par Marx.

2 : La bourgeoisie et les sciences sociales.

La bourgeoisie a, de son côté, créé sa propre science sociale, en partant des besoins de la vie pratique qui lui sont propres.

En tant que classe dominante, elle se voit obligée de résoudre un grand nombre de problèmes : comment conserver l’ordre capitaliste ? Comment assurer le soi-disant « développement normal » de la société capitaliste, c’est-à-dire le prélèvement régulier du profit ? Comment organiser à cette fin des institutions économiques ? Quelle politique appliquer par rapport à d’autres pays ? Comment assurer sa domination sur la classe ouvrière ? Comment aplanir les différends dans son propre milieu ? Comment préparer les cadres de ses fonctionnaires, de ses policiers, de ses savants, de son clergé ? Comment organiser l’enseignement, de telle sorte que la classe ouvrière ne devienne pas une classe de sauvages, qui abîment les machines, mais qu’elle reste soumise à ses exploiteurs ? etc.

Voilà pourquoi la bourgeoisie a besoin d’une science sociale qui puisse l’aider à se reconnaître dans la complexité de la vie sociale et lui fournir les moyens de résoudre les problèmes pratiques de l’existence.

Il est intéressant de constater que les premiers économistes bourgeois ou savants spécialisés dans l’économie ont été des praticiens issus du haut commerce ou des hommes attachés au service de l’État. Le plus grand théoricien de la bourgeoisie, Ricardo, était un banquier très habile.

3 : Le caractère de classe des sciences sociales.

Les savants bourgeois ont l’habitude de répéter qu’ils sont les représentants de la soi-disant « science pure », que les passions terrestres, le conflit des intérêts, les difficultés de l’existence, la recherche du profit, et autres choses vulgaires et inférieures, n’ont aucun rapport avec leur science. Ils considèrent les choses comme si le savant était un dieu, assis au sommet d’une haute montagne et observant sans passion la vie sociale dans toute sa complexité. Ils pensent (ou plutôt ils disent) que l’immonde « pratique » n’exerce aucune influence sur la « théorie » pure.

Il est clair, après ce que nous venons de dire, qu’il n’en est rien. Au contraire. La science prend elle-même sa source dans la vie pratique. Il devient ainsi tout à fait compréhensible que les sciences sociales aient un caractère de classe. Chaque classe a une existence pratique qui lui est propre ; ses problèmes à elle, ses intérêts et ses conceptions particulières. La bourgeoisie s’efforce avant tout de conserver, de consolider, de rendre universelle et éternelle la domination du capital. Quant à la classe ouvrière, elle se soucie avant tout de détruire le régime capitaliste et d’assurer la domination du prolétariat pour réorganiser le monde. Il n’est pas difficile de comprendre que la vie pratique bourgeoise a sa propre conception du monde, et que la classe ouvrière en a une autre bien à elle ; que la science sociale de la bourgeoisie est une chose, et que celle du prolétariat en est, inévitablement, une autre.

4 : Pourquoi la science prolétarienne est-elle supérieure à la science bourgeoise ?

Telle est la question qui se pose maintenant devant nous. Si les sciences sociales ont un caractère de classe, pour quelles raisons la science prolétarienne est-elle supérieure à celle de la bourgeoisie ? La classe ouvrière a ses intérêts, ses aspirations, sa vie pratique propres, tout comme la bourgeoisie. Elles sont aussi intéressées l’une que l’autre. Le fait qu’une classe est bonne, généreuse, soucieuse du bien de l’humanité, et l’autre cupide, ne recherchant que le profit, etc., change-t-il quelque chose à l’affaire ? L’une porte des lunettes rouges, l’autre, des lunettes blanches ; pourquoi les lunettes rouges sont-elles meilleures que les lunettes blanches ? Pourquoi est-il plus facile d’observer la réalité à travers des lunettes rouges ? Pourquoi voit-on mieux avec elles ?

Avant de répondre à ces questions, quelques moments de réflexion sont nécessaires.

Voyons quelle est la situation de la bourgeoisie. Nous avons remarqué qu’elle est avant tout intéressée à maintenir l’ordre capitaliste ; on sait pourtant qu’il n’y a rien d’éternel sous le soleil. Il y a eu jadis un régime d’esclavage, ensuite un régime féodal ; il y a eu et il y a encore le régime capitaliste ; on a connu encore d’autres formes de sociétés humaines. S’il en est ainsi - et il en est incontestablement ainsi, - on peut en tirer la conclusion suivante : quiconque veut comprendre correctement la vie sociale doit comprendre avant tout que tout change et qu’une forme sociale en remplace une autre. Prenons, par exemple, un seigneur féodal ayant vécu avant l’affranchissement des serfs. il lui était absolument impossible de se représenter un régime où les serfs ne seraient plus à vendre ou à échanger contre des chiens de chasse. Ce seigneur féodal serait-il capable de comprendre les conditions réelles du développement social ? Certainement non. Pourquoi ? Pour la très simple raison qu’il portait sur ses yeux, non pas des lunettes, mais un véritable bandeau. Il était incapable de voir plus loin que le bout de son nez, et c’est pourquoi il ne pouvait même pas comprendre ce qui se passait sous ses yeux.

Il en est exactement de même pour la bourgeoisie. Étant intéressée à conserver le régime capitaliste, elle croit en sa solidité et en son éternité. C’est pourquoi elle n’est pas en état d’observer et de voir telles particularités et tels phénomènes du développement de la société capitaliste, qui indiquent sa fragilité, sa décadence inévitable (ou même sa décadence possible), sa transformation en un autre ordre social. C’est en étudiant l’exemple de la guerre mondiale et de la Révolution que l’on s’en aperçoit le mieux. Parmi les savants bourgeois plus ou moins considérables, lequel a prévu les conséquences du bouleversement mondial ? Aucun. Qui, parmi eux, a prédit l’avènement de la Révolution ? Ils n’ont tous fait que soutenir leurs gouvernements bourgeois et prédire la victoire aux capitalistes de leur pays. Ce sont pourtant des phénomènes tels que l’appauvrissement résultant de la guerre et les Révolutions prolétariennes, inconnues jusqu’alors, qui décident du sort de l’humanité et modifient l’aspect du monde. C’est ici, précisément, que la science bourgeoise n’a rien prévu. Par contre, les communistes, représentants de la science prolétarienne, l’ont prévu. Cela s’explique par le fait que le prolétariat n’est aucunement intéressé à la conservation de l’ordre ancien, ce qui lui permet de voir beaucoup plus loin.

Il est maintenant facile de comprendre pourquoi la science du prolétariat est supérieure à celle de la bourgeoisie. Elle est supérieure, parce qu’elle étudie les phénomènes de la vie sociale d’une façon plus large et plus profonde, parce qu’elle sait voir plus loin et observer des choses que la science sociale bourgeoise est incapable d’apercevoir. On comprendra de même que nous autres, marxistes, sommes autorisés à considérer la science prolétarienne comme la science véritable et à exiger qu’elle soit généralement reconnue comme telle.

5 : Les diverses sciences sociales et la sociologie.

La société humaine est extrêmement complexe, et les phénomènes sociaux sont, à leur tour, très complexes et très variés. Nous avons affaire aux phénomènes économiques, au régime économique, à l’organisation de l’État, à la morale, à la religion, à la science, à la philosophie, aux conditions familiales, etc... Tout cela constitue parfois des mélanges singuliers et forme le torrent de la vie sociale. Il va de soi qu’il est nécessaire d’étudier cette vie sociale, si complexe, de différents points de vue, et de diviser la science en une série de sciences particulières. L’une étudie la vie économique de la société (la science économique) ou même les lois générales du régime capitaliste en particulier (l’économie politique) ; l’autre étudie le droit et l’État, et se subdivise à son tour en plusieurs branches ; une autre encore étudie, par exemple, les mœurs, etc...

Dans chacun de ces domaines, les sciences se divisent à leur tour en deux classes : les unes étudient ce qui a existé à une certaine époque et à un certain endroit ; ce sont les sciences historiques. Prenons comme exemple les sciences du droit : on peut étudier et décrire en détail les origines du droit et de l’État, ainsi que les changements qu’ont subis leurs formes ; ce sera l’histoire du droit. On peut aussi étudier et chercher à résoudre les problèmes d’ordre général : ce qu’est le droit, quelles sont les conditions de sa naissance, de sa disparition, de quoi dépendent ses formes, etc... ; ce sera la théorie du droit. Ces sciences sont des sciences théoriques.

Il existe parmi les sciences, sociales deux branches très importantes, qui n’étudient pas un seul domaine de la vie sociale, mais la vie sociale dans toute sa complexité ; en d’autres termes, elles ne s’arrêtent pas à un seul genre de phénomènes. (soit économique, soit juridique, soit religieux, etc.), mais elles étudient la vie sociale dans son ensemble, toutes les manifestations des phénomènes sociaux. Ces sciences constituent d’une part, l’histoire, de l’autre, la sociologie. Ceci dit, il est facile de voir ce qui les différencie. L’histoire suit et décrit le courant de la vie, sociale pendant un intervalle de temps et dans un endroit donnés (par exemple, la façon dont se développent l’économie, le droit,

La morale, la science, etc. en Russie de 1700 à 1800, ou bien en Chine de l’an 2000 avant Jésus-Christ à l’an 1000 après Jésus-Christ, ou bien en Allemagne après la guerre franco-allemande de 1871, ou bien encore une autre époque dans un pays quelconque, ou dans une série de pays). Quant à la sociologie, elle pose des questions d’ordre général : Qu’est la société ? Quelles sont les raisons de son développement et de sa décadence ? Quels sont les rapports entre les divers genres de phénomènes sociaux (l’économie, le droit, la science, etc...) ? Comment expliquer leur développement ? Quelles sont les formes historiques de la société ? Comment expliquer leurs changements ? etc.... etc... La sociologie est la plus générale, la plus abstraite des sciences sociales. On la présente souvent sous d’autres noms : « philosophie de l’histoire », « théorie du développement historique », etc... On voit, d’après ce qui précède, quels sont les rapports entre l’histoire et la sociologie. En expliquant les lois générales de l’évolution humaine, la sociologie sert de méthode à l’histoire. Si, par exemple, la sociologie établit une loi générale suivant laquelle les formes de l’État dépendent de celles de l’économie, un historien, en étudiant une époque donnée, doit s’efforcer, en effet, de trouver ce rapport, et indiquer la forme concrète (c’est-à-dire correspondant au moment donné) dans laquelle il s’exprime. L’historien fournit les matériaux pour les conclusions et les généralisations sociologiques, parce que ces conclusions ne sont pas prises au hasard, mais tirées des faits historiques réels. La sociologie, à son tour, fournit le point de vue déterminé, les moyens de recherche, ou, comme on dit, la méthode de l’histoire.

6 : La théorie du matérialisme historique en tant que sociologie marxiste.

La classe ouvrière a sa sociologie prolétarienne à elle, connue sous le nom de matérialisme historique. Les principes de cette théorie ont été donnés par Marx et Engels. On l’appelle aussi la conception matérialiste de l’histoire, ou plus simplement le matérialisme économique ». Cette théorie géniale constitue l’instrument le plus précis de la pensée et de la connaissance humaines. C’est grâce à elle que le prolétariat arrive à se reconnaître dans les problèmes les plus compliqués de la vie sociale et de la lutte de classe. C’est grâce à elle que les communistes ont prédit la guerre et la Révolution, la dictature du prolétariat et la ligne de conduite des partis, des groupes et des différentes classes au cours du bouleversement formidable que traverse actuellement l’humanité. C’est à l’exposé et au développement de cette théorie qu’est consacré le présent ouvrage.

Certains camarades pensent que la théorie du matérialisme historique ne peut aucunement être considérée comme une sociologie marxiste et qu’elle ne peut être exposée d’une façon systématique. Ces camarades estiment qu’elle n’est qu’une méthode vivante de connaissance historique, que ses vérités ne peuvent être prouvées qu’autant que nous parlons d’événements concrets et historiques. On ajoute encore cet argument que la notion même de la sociologie est très mal définie, que l’on entend, sous le nom de « sociologie », tantôt la science de la culture primitive et de l’origine des formes essentielles de la communauté humaine (par exemple la famille), tantôt des considérations extrêmement vagues sur différents phénomènes sociaux « en général », tantôt l’assimilation arbitraire de la société à un organisme (l’école organique ou biologique en sociologie).

Ces arguments sont faux. D’abord, la confusion qui règne dans le camp bourgeois ne doit nullement nous inciter à en créer une nouvelle chez nous. Quelle place doit donc occuper la théorie du matérialisme historique ? Elle n’est pas dans l’économie politique, elle n’est pas dans l’histoire ; sa place est dans la science générale de la société et des lois de son évolution, c’est-à-dire dans la sociologie. D’autre part, le fait que la théorie du matérialisme historique constitue une méthode pour l’histoire ne diminue en rien son importance comme théorie sociologique. Il arrive souvent qu’une science plus abstraite fournisse un point de vue (c’est-à-dire une méthode) à une science moins abstraite. Tel est le cas actuel, ainsi qu’il résulte du texte ci-dessus.

7 : La régularité dans les phénomènes en général, et dans les phénomènes sociaux, en particulier.

Si nous considérons les phénomènes naturels et sociaux, nous voyons que ces phénomènes ne représentent nullement un assemblage désordonné de faits qu’on ne peut ni comprendre ni prévoir. Au contraire, il suffit d’étudier partout les choses d’un peu près, pour apercevoir une certaine régularité dans les phénomènes. Le jour suit la nuit et la nuit le jour d’une façon tout aussi régulière. Les saisons alternent et, en même temps, toute une série de phénomènes qui les accompagnent, se répètent tous les ans : les arbres verdoient et perdent leurs feuilles, les diverses espèces d’oiseaux arrivent et s’en vont, les hommes sèment, moissonnent, etc... Prenons encore un autre exemple assez plaisant. Après des pluies tièdes, chaque fois les champignons poussent en abondance ; il existe même un dicton : « Pousser comme les champignons après la pluie ». Nous savons tous qu’un grain d’orge tombé dans la terre germe, et qu’ensuite, dans certaines conditions, il finit par donner un épi. Par contre, nous n’avons jamais observé que ce même épi sorte par exemple d’un oeuf de grenouille ou d’un grain de chaux. Ainsi, tout ce qui existe dans la nature, en commençant par le mouvement majestueux des planètes, pour finir par les grains et les champignons, est soumis à un certain ordre ou, comme on dit, à certaines lois.

Il en est de même dans la vie sociale, c’est-à-dire dans la vie de la société humaine. Quelque complexe et diverse que soit cette vie, vous y découvrons toujours certaines lois. Ainsi, partout où se développe le capitalisme (en Amérique ou au Japon, en Afrique ou en Australie), se développe aussi et grandit la classe ouvrière ; le mouvement socialiste apparaît, la théorie marxiste se répand. En même temps que la production, s’accroit aussi la « culture spirituelle » ; le nombre des lettrés augmente. Dans une société capitaliste, à des intervalles de temps déterminés, se produisent des crises qui alternent avec le développement de l’industrie, de même que les jours alternent avec les nuits. De grandes inventions transforment la technique ; la vie sociale se modifie en même temps avec rapidité. Prenons encore quelques exemples. Calculons, si l’on veut, le nombre des naissances humaines dans un pays pendant une année et nous verrons que l’année suivante l’accroissement de la population, exprimé en pourcentage, sera à peu près le même. Calculons la quantité de bière qu’on boit en Bavière dans le courant d’une année, et nous trouverons que cette quantité est plus ou moins constante et grandit avec l’accroissement de la population. Si aucune régularité, si aucune loi n’existait, il est évident qu’on ne pourrait rien prévoir ni rien faire : aujourd’hui le jour a suivi la nuit, mais après, peut-être, ne verra-t-on plus le jour pendant une année entière. Cet hiver, nous avons eu de la neige, l’hiver suivant nous verrons fleurir les orangers. En Angleterre, la classe ouvrière s’est développée en même temps que le capitalisme, mais au Japon, peut-être verrons-nous s’accroître le nombre des grandes propriétés foncières. Aujourd’hui, on cuit le pain dans un four, mais demain, peut-être, si le diable s’en mêle, poussera-t-il comme des pommes sur les pins ?

Pourtant, en réalité, personne ne pense ainsi. Tout le monde sait parfaitement que le pain ne poussera jamais sur des arbres. Tout le monde se rend compte qu’il existe une certaine régularité, qu’il y a certaines lois qui régissent les phénomènes, tant de la nature que de la société. Découvrir cette régularité telle est la première tâche de la science.

Cette régularité (loi) dans la nature et. dans la vie sociale ne dépend nullement de la connaissance humaine. En d’autres termes, les lois sont objectives, indépendantes de la connaissance des hommes. La première tâche de la science consiste à découvrir cette régularité ; à la retrouver parmi le chaos des phénomènes. Marx voyait le signe caractéristique de la connaissance scientifique dans le fait qu’elle donne une « totalisation d’un nombre important de déterminations et de rapports » opposée à une ci représentation chaotique » (Introduction à la Critique de l’Économie politique. Stuttgart 1920, page 35). Ce caractère de la science qui « systématise », « ordonne », « organise », crée un « système », etc... est reconnu par tout le monde. C’est ainsi que Mach (dans La Connaissance et l’Erreur) définit le processus de la pensée scientifique comme une adaptation de pensées aux faits et de pensées à des pensées. Le professeur anglais P. Pearson écrit : « Ce ne sont pas les faits qui, par eux-mêmes, constituent une science, mais la méthode selon laquelle ils sont interprétés ». La méthode originelle de la science consiste à « classer » les faits, ce qui ne consiste pas en une simple réunion des faits, mais en une « réunion Systématique » : (Cité d’après l’édition russe de la Grammaire de la Science de P. Pearson, pages 26 et 100). Cependant, la grande majorité des philosophes bourgeois contemporains considèrent que le rôle de la science ne consiste pas à découvrir cette régularité (ces lois), qui existent objectivement, mais à inventer ces lois à l’aide du raisonnement humain. Il est pourtant clair que l’alternance des jours et des nuits, des saisons, le changement régulier des phénomènes naturels et sociaux, existent indépendamment de ce que désire ou ne désire pas la raison d’un savant bourgeois. La régularité de ces phénomènes, c’est-à-dire les lois auxquelles ils sont soumis, sont d’ordre objectif.

8 : Le caractère des lois dans la science.

Position de la question.

Si cette régularité, dont nous avons parlé plus haut, se laisse apercevoir dans les phénomènes naturels et sociaux, la question se pose de savoir en quoi elle consiste. Quand nous sommes en présence d’un mécanisme d’horlogerie à marche régulière, quand nous voyons la façon excellente dont les rouages en sont ajustés, nous commençons à comprendre les raisons de sa marche. L’horloge est construite d’après un plan établi ; cet instrument est construit pour un but défini, et chaque vis est placée en vue du but à atteindre. Mais les choses se passent-elles ainsi dans l’univers ? Les planètes évoluent selon des trajectoires déterminées ; la nature conserve sagement les formes de, vie les plus développées. Il suffit d’étudier la construction de l’œil d’un animal pour se rendre immédiatement compte de quelle façon habile cet oeil est construit en vue de son but. Et tout ce qui existe dans la nature est, en effet, conforme à son but : la taupe qui vit sous la terre a de petits yeux aveugles, mais par contre, une ouïe excellente ; ’les poissons vivant dans les grandes profondeurs et soumis à une forte pression de l’eau, ont une force de résistance correspondante (sortis de l’eau, ils éclatent), etc... Comment les choses se passent-elles dans la société humaine ? L’humanité n’a-t-elle pas son grand but - le communisme ? Tout le développement historique de la société ne la conduit-il pas vers ce grand but ? Et s’il en est ainsi, si, aussi bien dans la nature que dans la société, tout a son but, que nous ne comprenons. pas toujours, mais qui consiste en un perfectionnement indéfini, ne peut-on pas étudier tous les phénomènes du point de vue de ce but ? Alors, les lois dont nous avons parlé se présenteront comme des lois finales (ou lois téléologiques : « télos à en grec - « but » ou « fin »). Telle est une des possibilités, telle est une des façons de poser la question du caractère des lois.

Une autre façon de poser la question provient du fait que chaque phénomène a sa cause. L’humanité marche vers le communisme, parce que, dans la société capitaliste, apparaît le prolétariat, qui ne trouve pas une place suffisante dans les cadres de cette société ; la taupe voit mal et entend bien, parce que, pendant des milliers d’années, les conditions naturelles ont influé sur ces animaux, que les changements provoqués par elles ont été transmis par voie d’hérédité, et, qu’en même temps, ont survécu et se sont multipliés les individus qui pouvaient le plus facilement survivre, c’est-à-dire qui étaient les mieux adaptés à l’ambiance. Le jour alterne avec la nuit et vice-versa, parce que la terre tourne autour de son axe et présente au soleil à tour de rôle, l’un ou l’autre hémisphère, etc... Dans tous ces cas, la question du but ne se pose pas (on ne demande pas « pourquoi ? »), on demande quelle est la cause du phénomène (c’est-à-dire « comment ? ») Telle est la façon de poser la question, suivant le principe de causalité (du mot « cause »). Les lois qui gouvernent la marche des phénomènes sont ainsi soumises au principe de causalité.

Telle est la querelle entre la causalité et la finalité. Il faut avant tout que nous y apportions une solution.

9 : Doctrine de la finalité (téléologie), en général, et critique de la doctrine. Finalité immanente.

Si nous parlons de la finalité comme d’un principe universel, c’est-à-dire si nous étudions la conception suivant laquelle tout est soumis à des buts déterminés, il n’est pas difficile de comprendre toute la sottise d’une telle téléologie. En effet, qu’est-ce que le but ? La conception du « but » présuppose l’existence de quelqu’un qui se pose ce but comme tel, c’est-à-dire d’une façon consciente. Un but ne peut exister sans celui qui l’envisage. Une pierre ne se pose aucun but, pas plus que le soleil, ou une planète, ou le système solaire tout entier, ou la voie lactée, Le but est une conception qui ne peut être appliquée qu’aux êtres vivants et conscients ayant leurs désirs, faisant de ces désirs un but et tendant à les satisfaire (c’est-à-dire à se « rapprocher » de ce « but »). Seul un homme sauvage peut se poser la question du but que veut réaliser une borne. Un homme sauvage anime la nature et anime la pierre. C’est pourquoi la « téléologie » domine chez lui, et une pierre agit pour lui à la façon d’un homme conscient. Les partisans de la doctrine de la finalité ressemblent à ce sauvage comme deux gouttes d’eau, car, pour eux, le monde entier a son « but », posé par un inconnu. Ainsi, il est clair que les conceptions du but, de la finalité, etc... sont tout simplement inapplicables au monde, en général, et que les lois que suivent les phénomènes ne sont soumises à aucune finalité.

Il n’est pas difficile de découvrir les sources (la querelle entre les partisans de la téléologie et ceux de la causalité. Depuis le temps où la société humaine s’est divisée en groupements différents, dont les Uns (la minorité) gouvernent, ordonnent, dominent, et les autres exécutent, sont gouvernés et obéissent, les hommes ont commencé à regarder le monde conformément à cet état de choses. De même qu’il y a sur la terre des rois, de même il doit y avoir dans le monde entier un roi céleste, un juge céleste, avec ses troupes célestes et ses généraux (les stratèges suprêmes). On a commencé à considérer l’univers comme le produit d’une volonté créatrice qui, comme il sied, s’occupe de créer des buts et de tracer son « plan divin ». C’est pourquoi la régularité des phénomènes a été considérée comme l’expression de cette volonté divine. Le philosophe grec Aristote a dit : « La nature, c’est le but ». Le mot grec « nomos » (loi) signifiait en même temps la « loi naturelle » et la loi morale (c’est-à-dire une règle morale, un précepte), et simplement aussi l’ordre, la mesure, l’harmonie.

« En même temps que s’élargissait le pouvoir impérial, la jurisprudence de l’ancienne Rome se transforma en une sorte de théologie laïque, et son développement ultérieur se poursuivit parallèlement à la théologie dogmatique. La loi commença à signifier une norme (règle de conduite, N. B.), ayant sa source dans un pouvoir supérieur, - dans celui de l’empereur céleste, en théologie, ou bien d’un dieu terrestre, en jurisprudence, - et prescrivant aux êtres soumis une règle de conduite déterminée. » (E. Spektorsky : Études sur la philosophie des sciences sociales, Varsovie 1907, p. 158). Le système des lois de la nature a été considéré comme un système de législation divine. Le célèbre savant Képler disait que le monde physique avait ses « pandectes » (pandectes - recueil de lois de l’empereur Justinien). Nous trouvons de semblables conceptions plus tard encore. Ainsi les physiocrates (économistes français du temps de la Révolution), qui avaient donné, les premiers, un aperçu de la société capitaliste brossé de main de maître, ont mélangé les lois auxquelles sont soumis les phénomènes naturels et sociaux avec celles de l’État et avec les décrets des puissances célestes. Ainsi, par exemple, François Quesnay écrit : « Les lois constitutives de la société sont les lois de l’ordre naturel le plus avantageux au genre humain...

« Ces lois sont établies à perpétuité par l’auteur de la Nature. « L’observation de ces lois naturelles et fondamentales du corps politique doit être maintenue par l’entremise d’une autorité tutélaire, établie par la société... » (François Quesnay : Le despotisme de la Chine, chapitre VIII, § 1 et 2). Il n’est pas difficile de voir comment les lois de « l’autorité tutélaire » (c’est-à-dire de l’agent de police bourgeois) s’appuient habilement sur le « Créateur céleste », qu’elles doivent soutenir à leur tour.

On pourrait citer un grand nombre d’autres exemples. Ils prouvent tous une même chose, à savoir que la doctrine de la finalité s’appuie sur la religion. D’après son origine, elle transporte les rapports grossiers et barbares de soumission et d’esclavage, d’un côté, et de domination, de l’autre, sur le monde entier. Dans sa base même, elle est contrainte à l’explication scientifique, et s’appuie sur la foi. C’est une doctrine de calotins, quelle que soit la sauce alléchante à laquelle on nous la sert.

Mais comment alors peut-on expliquer les phénomènes dont « la conformité au plan établi » saute aux yeux (la structure de différents organismes, « conforme à un plan », le progrès social, le perfectionnement des espèces animales et de l’homme, etc...) ? Si nous nous plaçons à un point de vue grossièrement finaliste et si nous en rendons responsable le bon Dieu et son « plan », nous nous rendrons immédiatement compte de l’insanité d’une pareille « explication ». C’est pour cette raison que la doctrine de la finalité est conçue par certains d’une façon plus sérieuse et prend la forme de la « doctrine de la finalité immanente » (c’est à-dire de la finalité liée intérieurement aux phénomènes naturels et sociaux).

Avant de passer à l’étude de cette question, il est peut-être utile de dire quelques mots des « explications » religieuses. Un économiste bourgeois très intelligent, Boehm-Bawerk, a cité l’exemple suivant : Supposons, écrit-il, que, pour expliquer la structure de l’univers, j’aie émis une théorie suivant laquelle tout l’univers serait composé d’une quantité innombrable de petits gnomes (diablotins), dont le mouvement incessant produirait tous les phénomènes. Or, ces petits gnomes sont invisibles, on ne les entend pas, ils n’ont aucune odeur, et il est impossible de les attraper par la queue. Essayez un peu de démentir une telle « théorie » ! Il est impossible de prouver directement qu’elle est fausse, puisqu’elle est cachée derrière l’invisibilité des insaisissables gnomes. Et pourtant tout le monde voit bien que c’est une niaiserie. Pourquoi ? Pour cette raison très simple qu’il n’existe aucun fait venant confirmer le bien-fondé d’une telle conception. »

Telles sont, à peu près, les soi-disant explications d’ordre religieux. Elles sont basées sur le système des forces inconnues ou bien sur la faiblesse essentielle de notre raison. C’est ainsi qu’un Père de l’Église a posé comme principe : « Je le crois parce que c’est absurde » (Credo quia absurdum). Suivant les principes du Christianisme, Dieu est un, mais en même temps, il existe une Trinité divine. Évidemment, c’est contraire à la table de multiplication. Mais on nous dit que « notre faible raison ne peut comprendre ce mystère ». Certes, avec un raisonnement de ce genre, on peut justifier n’importe quelle extravagance.

En quoi consiste la théorie de la « finalité immanente » ? On rejette ici l’idée d’une force mystérieuse, dans le sens grossier du mot. On nous parle seulement du but qui se révèle peu à peu avec la marche des événements, du but, lié intérieurement au processus du développement lui-même. Prenons un exemple. Admettons que nous sommes en présence d’une espèce animale. Avec le temps et à la suite de toute une série de causes, elle se transforme en s’adaptant de plus en plus aux conditions naturelles. Les organes d’un animal se perfectionnent de plus en plus c’est-à-dire qu’ils progressent. Ou bien, prenons, si vous le voulez, la société humaine. Quelle que soit la façon dont nous envisagions son avenir (que son avenir soit socialiste ou qu’il adopte une autre forme), on ne peut pas nier que le type humain se perfectionne, que l’homme devient de plus en plus « civilisé », « plus perfectionné », et que nous autres, qu’on appelle solennellement les rois de la nature, nous suivons la route de la civilisation et du « progrès ». De même que la structure des animaux devient de plus en plus conforme à un but précis, la société humaine se perfectionne de plus en plus, c’est-à-dire devient de plus en plus conforme à un but. Ici, le but (la perfection) se dévoile dans le processus de l’évolution. Il n’est pas déterminé d’avance par une divinité, mais il surgit comme la rose qui sort d’un bouton, au fur et à mesure que le bouton se développe pour devenir, par suite de causes déterminées, une rose.

Cette théorie est-elle concluante ? Non, elle ne l’est pas, C’est une insanité téléologique subtile et masquée. Nous devons protester avant tout contre la conception du but qui n’est posé par personne. C’est exactement comme si l’on parlait de pensées sans êtres pensants, de vent dans un espace vide ou d’humidité sans eau. Lorsque les hommes parlent du but « fié intérieurement » au phénomène, ils présupposent tacitement l’existence d’une « force intérieure » insaisissable qui pose ses buts. Cette force mystérieuse ressemble peu extérieurement, au dieu qu’on peint grossièrement sous la forme d’un vieillard à la barbe blanche ; mais, en réalité, nous avons affaire encore ici à un dieu présent et invisible, subtilement imaginé par la pensée humaine. Nous retrouvons ici la même théorie de la finalité que nous avons analysée plus haut. La téléologie (doctrine de la finalité) conduit ainsi directement à la théologie (doctrine de Dieu).

Revenons maintenant à la finalité immanente dans sa forme pure. Pour cela, le mieux est d’analyser l’idée du progrès général (du perfectionnement général), idée qui sert surtout de base aux partisans de la téléologie immanente.

Comme on voit, il est plus difficile ici de combattre le point de vue théologique, « l’élément divin » n’apparaissant pas dans toute sa théorie d’une façon ouverte. Cependant, il n’est pas difficile de comprendre sur quoi repose en réalité cette théorie, si nous étudions le processus de son évolution dans son ensemble, c’est-à-dire si nous étudions non seulement les formes et les espèces (des animaux, des plantes, des hommes, de la nature inorganique), qui ont survécu, mais encore celles qui ont péri ou qui périssent. Le fameux progrès s’applique-t-il forcément à toutes ces formes ? Certainement, non. Les mammouths qui ont existé, ils n’existent plus maintenant, c’est de notre temps que les aurochs ont disparu ; et, en général, on peut dire qu’une quantité infinie de formes vivantes ont disparu. Et les hommes ? Il en est de même pour eux. Où sont les Incas et les Aztèques, qui ont vécu jadis en Amérique ? On ne s’en souvient même plus. Et pourtant, dans cette quantité innombrable de sociétés et d’espèces, certaines ont survécu et « se perfectionnent ». Que signifie, par conséquent, « le progrès » ? Cela signifie tout simplement que sur, mettons, dix mille combinaisons défavorables à l’évolution (combinaisons diverses de conditions), il y en a une ou deux de favorables.

Si l’on ne voit que les conditions favorables et les résultats favorables, il est évident que tout paraît au plus haut point « conforme à son but » et tout à fait miraculeux. Mais les partisans de la finalité immanente ne voient nullement le revers de la médaille : les cas innombrables de disparition de sociétés et d’espèces. Cependant, si nous ramenons la question à ce fait qu’il existe de bonnes et de mauvaises conditions de développement, que les bons résultats correspondent aux conditions favorables et les mauvais aux défavorables (ce qui arrive beaucoup plus souvent), tout le tableau change et perd son caractère divin et téléologique.

Un téléologue russe, qui fut jadis marxiste et qui devint ensuite prêtre orthodoxe et prédicateur progromiste du général Wrangel (Serge Boulgakov), a écrit, dans un recueil intitulé Les problèmes de l’idéalisme (Édition russe, Moscou, pages 8-9) : « En même temps que la conception de l’évolution, du développement sans but et sans raison, naît également la conception du progrès et de l’évolution téléologique, où la causalité et la révélation du but final s’identifient complètement comme dans les systèmes métaphysiques ». Nous voyons ainsi clairement quelle est la base psychologique des conceptions téléologiques. L’âme d’un bourgeois inquiet qui sent sa propre fragilité a soif de consolation. La marche de l’évolution, telle qu’elle existe en réalité, ne lui plaît pas, n’étant dirigée par aucune raison et par aucun but salutaires. Il est beaucoup plus agréable de s’endormir, après un bon dîner, quand on sait qu’il existe quelqu’un qui rend soin de nous !

Il est nécessaire d’observer que si l’on rencontre parfois chez Marx et Engels, des définitions qui ressemblent extérieurement aux conditions téléologiques, cela ne constitue qu’une métaphore et une façon imagée d’exprimer la pensée ; lorsque Marx dit que la valeur est un agrégat de muscles, de nerfs, etc..., seuls, les adversaires les plus acharnés de la classe ouvrière, tels que Pierre Strouvé, peuvent jouer sur les mots et chercher la valeur dans des muscles véritables.

10 : La finalité dans les sciences sociales.

Lorsque nous parlons de la conception téléologique appliquée à la nature morte ou aux animaux, l’homme excepté, l’insanité de cette théorie apparaît clairement. De quelle finalité peut-on parler lorsque aucun but n’existe ! Il en est autrement lorsque nous avons affaire à la société et aux hommes. Une pierre ne se pose pas de buts ; quant à une girafe, la chose est douteuse ; par contre, l’homme diffère des autres parties de la nature en ceci, qu’il se pose des buts. Marx s’exprime au sujet de cette différence de la façon suivante : « L’araignée exécute des travaux qui nous rappellent ceux d’un tisserand, et l’abeille peut rendre jaloux, avec ses alvéoles de cire, un architecte d’origine humaine. Mais ce qui distingue d’avance le dernier des architectes de la meilleure abeille, c’est le fait que l’architecte conçoive sa construction avant de commencer à l’exécuter. À la fin du processus de travail, nous arrivons à un résultat qui avait existé au début idéologiquement dans la conception de l’ouvrier. Ce dernier, non seulement provoque un changement de formes dans la nature, mais il réalise en même temps, dans la nature, son but, dont il a conscience, but qui détermine l’aspect et les moyens de son travail pratique comme une loi, but auquel il doit soumettre sa volonté. Cette soumission ne constitue pas une action séparée. Outre la tension des organes qui travaillent, dans le courant du travail lui-même, l’homme a besoin d’une volonté dirigée par un but, d’une volonté qui se manifeste en tant qu’attention ». (Marx : Le Capital, v. I, page 140, édition allemande.) Marx trace ici une ligne de démarcation très nette entre !’homme et le reste du monde. A-t-il raison ? Certainement, personne ne pouvant contester que l’homme se pose des buts précis. Nous allons voir maintenant quelles conclusions en tirent les partisans de la « méthode de finalité » dans les sciences sociales.

Étudions pour cela l’opinion de notre adversaire le plus éminent, le savant allemand Rudolph Stammler, qui a écrit jadis un grand ouvrage contre le marxisme, intitulé : L’économie et le droit au point de vue du matérialisme historique.

Quel est l’objet des sciences sociales ? demande Stammler. Et il répond : les sciences sociales concernent les phénomènes sociaux. Ces derniers ont des particularités qui n’existent dans aucun autre phénomène. C’est pourquoi on a besoin de sciences particulières (sociales). En quoi consiste le caractère particulier, le signe particulier des phénomènes sociaux ? À cette question, Stammler répond : le signe des phénomènes sociaux consiste en ce qu’ils sont réglés d’une façon extérieure par les normes du droit (lois, décrets, arrêtés, etc...). Si ces règles n’existent pas il n’y a ni droit ni société. Si la société existe, cela veut dire que sa vie est enfermée dans certains cadres, qu’elle remplit comme la fonte remplit un moule.

Voici comment Stammler formule sa pensée : « Ce fait (déterminant. N. B.) est déterminé à son tour par la règle de conduite et de vie commune établie par les hommes. Une réglementation extérieure des rapports entre les hommes rend, pour la première fois, possible la conception de la vie sociale considérée comme objet particulier. Cette réglementation apparaît comme le dernier fait auquel se ramène en apparence toute considération sociale dans sa particularité ». (Page 83 de la deuxième édition allemande.)

Mais si la régularité constitue un des traits essentiels des phénomènes sociaux, il est bien clair, dit Stammler, que cette régularité est d’ordre téléologique. En effet, qui « règle » la vie sociale et que signifie « régler » ? Ce sont les hommes qui le font en établissant certaines normes (règles de conduite) pour atteindre certains buts, posés consciemment par les hommes eux-mêmes. Il en résulte, selon Stammler, une différence énorme entre la nature de la société, entre l’évolution sociale et naturelle (la -vie sociale, selon Stammler, est quelque chose d’opposé à la nature), et par conséquent, entre les sciences naturelles et les sciences sociales. Les sciences sociales sont des sciences soumises à la finalité ; quant aux sciences naturelles, elles étudient les phénomènes au point de vue des causes et des conséquences.

Ce point de vue est-il justifié ? Est-il juste de croire qu’il y a deux sortes de sciences, dont les unes sont aussi éloignées des autres que la terre du ciel ? Non, certes, et voici pourquoi.

Admettons un instant que la caractéristique de la société consiste en ceci que les hommes règlent consciemment, au moyen du droit, leurs relations mutuelles, que nous ne puissions pas poser la question de savoir pourquoi les hommes règlent leurs relations à un moment et à un endroit donné d’une certaine façon, et dans d’autres lieux et dans d’autres temps, d’une façon différente ? Prenons un exemple : la République bourgeoise allemande de 1919-1920 « règle » les relations sociales en fusillant les ouvriers ; la République prolétarienne des Soviets les « règle », par contre, en fusillant les capitalistes contre-révolutionnaires. La législation des États bourgeois a pour but de consolider, d’élargir et de renforcer la domination du capital ; les décrets d’un État prolétarien ont, de leur côté, pour but de détruire la domination du capital et d’assurer celle du travail. Si maintenant nous voulons comprendre scientifiquement, c’est-à-dire expliquer ces phénomènes, suffit-il de dire tout simplement que les buts sont différents ? Tout le monde comprendra qu’évidemment, cela ne suffit pas, car on peut se demander pourquoi « les hommes » se posent un but dans un cas, et un autre dans un cas différent ? Et ceci amène la réponse suivante : parce que, dans un cas, c’est le prolétariat qui est au pouvoir, et la bourgeoisie, dans l’autre ; la bourgeoisie désire une chose parce que les conditions de sa vie provoquent chez elle certains désirs, tandis que les conditions vitales des ouvriers provoquent d’autres désirs, etc... En un mot, aussitôt que nous voulons comprendre dans leur réalité les phénomènes sociaux, nous sommes immédiatement obligés de nous poser la question « pourquoi ? » ; c’est-à-dire de nous demander quelles sont les causes de ces phénomènes, bien que ces phénomènes aient prouvé l’existence d’un but humain. Par conséquent, même si les hommes réglaient tout d’une façon consciente et si tout se passait dans la société comme ils le désirent, ce n’est pas la téléologie qui serait nécessaire pour expliquer les phénomènes, mais l’étude des causes de ces phénomènes, c’est-à-dire la recherche de la causalité. C’est ainsi que, dans cette question, il n’existe aucune différence entre les sciences sociales et les sciences naturelles.

En réfléchissant bien, on se rend compte tout de suite qu’il n’en peut être autrement. En effet, l’homme lui-même et la société humain,-, quelle qu’elle soit, ne font-ils pas partie de la nature ? Le genre humain ne fait-il pas partie du monde animal ? Celui qui le nie ignore l’A. B. C. de la science contemporaine. Et si l’homme et la société humaine font partie de la nature, il serait au plus haut point étrange que cette partie se trouvât en pleine contradiction avec tout le reste de la nature. Il n’est pas difficile de voir qu’ici encore, les partisans de la téléologie laissent percer leur idée de l’origine divine de la nature humaine, c’est-à-dire la même pensée naïve que nous avons examinée plus haut.

Nous voyons ainsi à quel point la doctrine de la finalité est inapplicable, même si l’on admet qu’une réglementation extérieure (le droit) constitue le trait essentiel de la société. Même alors, la téléologie « ne sert à rien ». Cependant, en réalité, la réglementation « extérieure » ne constitue nullement le trait essentiel de la société. Presque toutes les sociétés qui ont existé jusqu’à présent (et la société capitaliste en particulier) se sont distinguées par leur absence de réglementation, par leur régime anarchique. Dans la somme des phénomènes sociaux, la réglementation, qui institue l’ordre, tel qu’il a été voulu par les législateurs, n’a aucunement joué un rôle décisif. Et comment les choses se passeront-elles dans la société future (communiste) ? Il n’y aura pas du tout de réglementation « extérieure » (juridique). En effet, les hommes du régime nouveau, conscients, éduqués dans l’esprit de la solidarité du travail, n’auront besoin d’aucune contrainte extérieure (nous en reparlerons d’une façon plus détaillée dans le chapitre suivant). Ainsi, la théorie de Stammler ne vaut rien, même à ce point de vue, Et la seule méthode juste pour étudier scientifiquement les phénomènes sociaux est celle qui les examine du point de vue de la causalité.

À travers la théorie de Stammler, on aperçoit clairement l’idéologie d’un fonctionnaire de l’État capitaliste, idéologie qui considère comme éternelles des choses qui ne sont que temporaires. En fuit, l’État et le droit sont les produits d’une société de classe, dont les différentes parties sont engagées dans une lutte constante, parfois extrêmement acharnée. Il est évident que les principes juridiques et l’organisation d’État de la classe gouvernante sont les conditions d’existence de cette société. Mais, précisément, le tableau doit changer du tout au tout dans une société sans classe. Il n’est par conséquent pas possible de considérer des rapports historiques en état d’évolution constante (I’État, le droit) comme des caractéristiques permanentes de toute société quelle qu’elle soit.

D’autre part, Stammler oublie de prendre en considération encore un autre fait. Il arrive très fréquemment que les lois et les normes du pouvoir d’État, à l’aide desquelles la classe dominante veut atteindre un certain résultat, conduisent, par suite d’une évolution élémentaire et de l’anarchie sociale, à d’autres résultats que ceux qui avaient été posés comme but. Nous en trouvons le meilleur exemple dans la guerre mondiale. En effet, au moyen de toute une série de mesures gouvernementales (mobilisation de l’armée et de la flotte, opérations militaires sous la conduite du pouvoir d’État, etc ...), la bourgeoisie des différents pays voulait atteindre des buts bien définis. Et qu’est-il arrivé ? Une Révolution du prolétariat contre la bourgeoisie. Comment peut-on l’expliquer, en se plaçant au point de vue pieux et téléologique de Stammler ? Évidemment, il est impossible de le faire. Quelle est la raison de cette erreur ? C’est que Stammler surestime la « réglementation » et sous-estime la marche élémentaire de l’évolution, de sorte qu’en fin de compte, toute sa conception ne repose sur rien.

11 : Causalité et finalité.

L’explication scientifique en tant qu’explication des causes.

Il résulte de tout ce qui précède que nous sommes forcés de poser la question de la cause chaque fois que nous voulons expliquer un phénomène donné et, en particulier, celui de la vie sociale. Toutes les tentatives d’une soi-disant explication d’ordre téléologique ne s’inspirent en réalité que d’une foi religieuse et n’expliquent rien. Ainsi, la réponse à la question essentielle de savoir quelles lois régissent les phénomènes naturels et sociaux, quelle est leur régularité, est la suivante : il existe dans la nature et dans la société, objectivement parlant (c’est-à-dire indépendamment du fait que nous le voulions ou non, que nous nous en rendions compte ou non) une loi causale des phénomènes.

Qu’est-ce qu’une loi causale ? C’est un rapport nécessaire, constant et partout visible entre les phénomènes ; par exemple, le volume des corps augmente avec la température, un liquide suffisamment chauffé se transforme en vapeur, la circulation fiduciaire trop grande provoque la dévalorisation de la monnaie ; tant qu’existera le capitalisme, nous aurons forcément des guerres ; si la petite production existe dans un pays en même temps que la grande, cette dernière vaincra, en fin de compte, la première ; si le prolétariat attaque le capital, ce dernier se défend par tous les moyens qui sont en son pouvoir ; si la productivité du travail croît, les prix baissent ; si l’on introduit une certaine quantité de poison dans l’organisme humain, l’homme meurt, etc... etc... On peut dire, en un mot, que toute loi causale s’exprime par la formule suivante : si nous sommes en présence d’un phénomène donné, d’autres phénomènes lui correspondront obligatoirement. Expliquer un phénomène, trouver sa cause, cela veut dire découvrir un autre phénomène, dont dépend le premier, et expliquer ainsi le rapport causal des phénomènes. Aussi longtemps que ce rapport n’est pas établi, le phénomène reste inexplicable. Ce rapport étant découvert, et après vérification qu’il est en effet constant, nous sommes en présence d’une explication scientifique (causale). Cette explication est la seule scientifique, aussi bien par rapport aux phénomènes naturels que par rapport à ceux de la vie sociale. Elle rejette tout caractère divin, toute intervention de forces surnaturelles, tous les débris inutiles des temps passés et permet à l’homme de dominer aussi bien les forces de la nature que ses forces sociales.

Certains opposent à la conception de la causalité et de la loi causale le fait que cette conception, ainsi que nous l’avons vu plus haut, a elle-même sa source dans une fausse représentation du législateur divin. Il est vrai que telle en est l’origine, Ceci se produit souvent dans le langage humain. On dit, par exemple, le soleil monte, le soleil se couche, bien que personne ne croie que le soleil marche sur deux ou quatre pieds. Et pourtant c’est ainsi qu’on a pensé auparavant. Il en est de même du mot « loi ». Quand en dit la « loi domine » ou bien « régit », il ne faut nullement comprendre que, dans le premier de ces d’eux phénomènes (cause et effet), siège un petit dieu invisible qui le gouverne. Le rapport causal n’est qu’un rapport entre phénomènes, qu’on retrouve constamment, et rien de plus. Cette façon de comprendre la causalité ne fait aucun tort à la science.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message