Cette Europe qui écœure (Henri Pena-Ruiz)

jeudi 6 octobre 2016.
 

Victor Hugo se retourne dans sa tombe. C’est lui qui inventa la belle expression « Etats-Unis d’Europe ». Quel était son rêve ? Celui de la paix bien sûr. Et même de la concorde. L’union des cœurs, et pas seulement l’armistice. Mais comment fonder cette union des cœurs ? Sur une paix durable d’abord, impliquant des traités internationaux équitables, attentifs à faire payer les fauteurs de guerre, à garantir la souveraineté de chaque peuple sans aliéner son pouvoir propre de décision. Et à fonder les rapports entre nations par le respect principiel de ces nations elles-mêmes. Sur le sens du bien commun et de la justice sociale ensuite, seuls ciments solides du lien social. Le respect des nations n’a rien à voir avec celui des particularismes oppressifs, des religions dominatrices, des nationalismes exclusifs, qui génèrent le rejet de l’autre. Faut-il rappeler que la Révolution Française a redéfini la nation par la communauté de droit que fonde la souveraineté populaire (cf Ernest Renan : Qu’est-ce qu’une nation ?). Nulle contradiction donc entre le respect des nations et l’internationalisme. Les principes de droit prenant la place des particularismes sans les nier sont en effet universalisables.

Il faut donc concilier les souverainetés nationales. Seul peut le faire leur intérêt commun. Et celui-ci ne peut aller contre les peuples. La « concurrence libre et non faussée » conduit à noyer l’intérêt commun dans une vision financière qui externalise les coûts écologiques, humains et sociaux. Le néolibéralisme triomphe aujourd’hui et creuse les inégalités au sein des peuples. Jean Monnet, lié aux milieux d’affaires et peu soucieux des droits sociaux, peut être satisfait. La souveraineté des peuples a été laminée au profit d’experts partisans qui instrumentalisent l’idéal européen pour le mettre au service du capitalisme mondialisé. Les peuples doivent désormais subir une politique antisociale qui se travestit en loi d’airain. L’Europe rêvée par Hugo était celle du mieux-disant social, non du moindre coût du travail et du coût maximal du capital. Une Europe de la culture et non de la course débridée au profit, « qui produit la richesse en créant la misère » (Hugo dans Melancholia). Une Europe de la solidarité redistributive, de la généralisation des services publics et non de leur sacrifice aux intérêts particuliers. Bref, une Europe conciliant progrès social et dynamisme économique, responsabilité au regard des plus démunis et rejet de tout type de racisme ou de xénophobie. Une Europe qui ne tiendrait pas les diktats de la finance pour des fatalités imposées quoi qu’il en coûte pour l’humanité des hommes, la santé du lien social, l’équilibre de la nature.

Hélas, la construction actuelle de l’Europe est aux antipodes d’un tel idéal. Elle disqualifie l’idée européenne au lieu de lui rallier les peuples. Elle porte en elle la conjonction néfaste de la négation des souverainetés populaires et d’un néolibéralisme destructeur des solidarités comme des droits sociaux. Pas d’alternative, ose-t-on encore dire en faisant croire que la concorde entre les peuples implique la vénération du Dieu marché, le cas échéant assorti du supplément d’âme de compensations religieuses. Et quand un peuple refuse démocratiquement non l’Europe mais la tournure qu’elle prend, on s’empresse de lui faire honte, de l’accabler de sarcasmes en le taxant de nationalisme, d’ignorance des lois économiques. S’il a dit non à la façon dont se construit l’Europe, à défaut de le dissoudre comme l’ironie de Brecht le disait, on le fait revoter comme le peuple d’Irlande, ou on rature de façon scandaleuse sa volonté, comme pour le peuple français rejetant à 55% le traité constitutionnel européen en 2005, et bafoué par Nicolas Sarkozy avec l’aide du Parti socialiste. Parler aujourd’hui de souveraineté européenne est une lourde et dangereuse illusion. C’est se rendre complice de la casse sociale menée au nom de l’Europe.

Aujourd’hui, c’est le peuple grec qui subit le même sort parce qu’après des années de complaisance de ses dirigeants à l’égard de plans d’austérité drastiques, sans aucun effet, Syriza propose de redresser l’économie tout en préservant les droits sociaux et les retraites lourdement amputées. Alexis Tsipras a impulsé un assainissement de l’Etat, refondé la fiscalité de façon redistributive, refusé toute mesure qui ne ferait qu’accroître le dénuement des plus démunis. Logiquement, il a demandé une restructuration de la dette pour une grande part liée au comportement des puissances financières, et amorcé un redressement des comptes publics. Et ce en seulement six mois. Il n’exclut pas tout remboursement de dette, mais il entend que seul le peuple grec décide de quelle façon. Ce qui est la moindre des choses si l’Europe prétend promouvoir la démocratie. Mais les délais accordés à ses prédécesseurs de droite lui ont été refusés, pour bien donner à entendre qu’il ne peut y avoir une alternative de gauche dans l’Europe dominée par la haute finance. Il a le tort, aux yeux d’une Allemagne conservatrice et d’une France qui a renoncé à toute réorientation sociale de l’Europe pourtant promise lors des élections présidentielles, de conduire cette action de redressement en ménageant un peuple exsangue, voué à la misère par des plans d’austérité aussi inefficaces économiquement qu’irresponsables humainement.

Le diktat des institutions européennes veut mettre à genoux le peuple grec, et ce en un singulier contraste avec les privilèges dont a pu jouir l’Allemagne, dispensée en 1953 de rembourser les dettes qui étaient pourtant les siennes pour dommages de guerre, mais aussi pour les crimes nazis particulièrement dévastateurs en Grèce. Un scandale absolu si l’on se souvient que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Où est l’Europe des droits, d’une paix juste et réparatrice ? Rappelons que la dette contractée par l’Allemagne a été réduite de plus de 60%. Parallèlement le règlement des dettes de guerre et des réparations aux Etats et aux victimes civiles a été reporté sine die, jusqu’à la réunification allemande de 1990. Le service de la dette, selon les accords d’alors, fut fixé en fonction du poids supportable par l’économie allemande. Un principe qui vient d’être refusé à la Grèce. Quant aux réparations dues à la Grèce, le gouvernement allemand refuse d’en entendre parler, à l’exception du président de la République, Joachim Gauck, qui a eu l’honnêteté d’en reconnaître la légitimité : « Nous sommes les descendants de ceux qui pendant la seconde guerre mondiale ont laissé un sillage de destruction derrière eux, entre autres en Grèce. ».

Oui cette Europe est écœurante car elle tourne le dos aux beaux principes qu’à l’origine elle prétendait défendre. Il est temps de la refonder radicalement en déjouant les mystifications idéologiques qui en font un parangon de démocratie alors qu’elle foule aux pieds les souverainetés populaires et le cas échéant les peuples qui ont le malheur de relever la tête.

Henri Pena-Ruiz

Philosophe, écrivain, membre du Parti de gauche


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