Le « bon filon » des primaires : la question identitaire au cœur de la futur campagne présidentielle ?

jeudi 29 décembre 2016.
 

Une analyse de la rhétorique identitaire de François FILLON par Vincent Geisser

« Dans la République française, les étrangers ont des devoirs avant de ré- clamer tous les droits. C’est une question d’unité nationale mais aussi de courtoisie car le dernier arrivé dans la demeure ne doit pas se croire maître chez les autres ». François Fillon [1].

Le processus des primaires de la droite et du centre a donné le ton : la question identitaire devrait occuper une place majeure dans les thématiques déployées par les candidats à l’élection présidentielle de 2017. Et, contrairement à une idée reçue, ce n’est pas forcément l’extrême droite emmenée par la présidente du Front national (FN), Marine Le Pen, qui en sera le principal maître d’œuvre, mais la quasi-totalité des aspirants à la fonction présidentielle qui s’imaginent, à tort ou à raison, que la « politique des émotions » [2] rapporte davantage en termes électoral que des propositions bien construites sur les questions sociales et économiques. C’est d’ailleurs tout le paradoxe d’une offre électorale qui prétend répondre aux problèmes quotidiens des Français et qui ne cesse pourtant d’injecter dans le débat public des lectures identitaires du politique [3] : elle joue clairement sur les affects et les passions et, disons-le trivialement, sur les instincts de survie primaires d’une « tribu gauloise » menacée de disparition par les affres de l’européanisation et de la mondialisation. C’est sûrement le principal enseignement qu’il convient de tirer de la victoire aux primaires de l’outsider de la droite française, François Fillon : elle ne s’est pas faite sur son discours mesuré, par contraste notamment avec celui de Nicolas Sarkozy, ni sur l’originalité de son programme économique et social, qui est une resucée du néo-libéralisme des années 1980, mais d’abord sur la charge identitaire de sa rhétorique politique qu’il définit lui-même comme radicale : « Mon projet est radical car la situation doit être radicalement changée » [4]. Car, au-delà d’une présentation de soi « très classique » qui cherche à rassurer les Français les plus conservateurs, la stratégie de François Fillon joue pleinement sur la fibre sensible des angoisses identitaires et les réflexes anxiogènes de l’électorat, en désignant des groupes boucs-émissaires responsables, selon lui, du délitement national : l’immigration représentée comme une invasion, les « pédagogistes gauchisants » (fonctionnaires et enseignants de l’Éducation nationale) considérés comme coupables de la démission de l’État [5], les minorités culturelles et sexuel- les comme fautifs de la crise de la famille française, sans oublier les musulmans en défaut permanent d’assimilation nationale.

De ce point de vue, la posture de l’outsider de la droite — désormais leader — ne constitue pas uniquement un durcissement du discours conservateur ou une captation temporaire des thèmes de l’extrême droite — le temps de la victoire — mais bien une nouvelle synthèse axio-idéologique, qui combine à la fois ultrali-béralisme sur le plan économique, ordre moral sur le plan des valeurs et souverainisme protectionniste sur le plan international. À la différence de la stratégie présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2012 qui chassait clairement sur les terres du Front national après avoir chanté les louanges de la « diversité » et de la « discrimination positive » [6], le courant de droite incarné aujourd’hui par François Fillon entend bien poser les bases d’une réforme radicale de la société française qui ne se limite pas exclusivement à la temporalité électorale. Les thèmes de campagne de François Fillon ne constituent donc pas une simple imitation ou un emprunt opportuniste de ceux du FN, mais ils s’inscrivent à moyen et long-terme. En ce sens, François Fillon est moins un acteur qu’un symptôme d’une recomposition profonde des droites françaises, une « Révolution nationale » ressuscitée au XXIe siècle autour des valeurs de la Nation, de la Famille et du Travail, désignant les « clandestins », les « réfugiés » et les « musulmans » comme les nouvelles figures du métèque, avec une certaine dose de paternalisme à leur égard (les meilleurs d’entre eux seront récompensés et assimilés au corps national).

Il est vrai qu’au premier regard le discours de François Fillon sur les questions migratoires s’inscrit en filiation directe avec celui de la droite classique qui, depuis le milieu des années 1980 (tournant de 1986 avec les lois Pasqua-Debré et le premier projet de réforme du Code de la nationalité) s’était déjà largement « durci » sous l’effet de la poussée électorale du Front national. À ce niveau, le programme de François Fillon ne fait que radicaliser une rhétorique anti-immigrés et anti-réfugiés installée et banalisée depuis longtemps dans le paysage de la droite parlementaire qui entend dénoncer régulièrement le laxisme de la gauche en matière migratoire : « La France ne peut pas baisser la garde en matière de contrôle des flux migratoires et c’est pourtant ce que fait le gouvernement socialiste depuis 2012. En 2017, il faudra rompre avec ce laxisme et doter enfin la France d’une véritable politique d’immigration construite autour de cinq priorités » [7].

Mais au-delà de la radicalisation des positions de la droite classique, l’on relève aussi chez François Fillon une tendance à la « rationalisation » par les textes, qui se manifeste par l’obsession de vouloir inscrire la nouvelle politique migratoire dans la Constitution française, comme pour mieux signifier sa volonté de rupture nette avec le prétendu « laxisme » des décennies précédentes en matière d’immigration : « La France est une grande nation. Sur l’exemple du Canada, elle doit se doter d’une véritable politique d’immigration, adaptée à sa situation économique et sociale et donc à sa capacité d’accueil et d’intégration. Cette politique ne pourra être définie qu’après une révision constitutionnelle permettant au Parlement de définir chaque année, au vu de statistiques pertinentes, des quotas qui s’imposeront au ministre de l’Intérieur et aux préfets. En parallèle, le régime des prestations sociales pour les étrangers, mais aussi la mise en œuvre quotidienne du droit d’asile et les règles fixées par Schengen seront profondément réformés » [8].

Cette volonté de radicaliser/rationaliser la politique migratoire se traduit par un renforcement du prisme sécuritaire (l’immigration comme charge et danger national) [9] et une désignation claire des catégories « à risque », qu’il convient de contrôler, de regrouper, de réprimer et d’expulser. Sur ce plan, François Fillon réaffirme constamment son désir « d’aller plus loin » [sous- entendu que les précédents gouvernements, y compris ceux de droite], en s’attaquant aussi aux mariages dits « suspects », comme si le candidat à la présidentielle craignait que les unions matrimoniales binationales (franco-maghrébines, franco-africaines, franco-turques, etc.) [10] viennent contaminer la « pureté » du mariage français et/ou européen. Car, si pour le leader de la droite, le mariage hétérosexuel représente l’institution centrale de notre société française, il se doit d’être protégé des risques de contamination extérieurs : « Nous ne devons pas nous arrêter au regroupement familial, qui ne représente plus qu’une petite part de l’immigration en France. Ces vérifications minutieuses doivent être étendues aux étrangers qui s’installent en France après avoir épousé un Français — qui représentent les deux tiers de l’immigration familiale » [11]. Ainsi, François Fillon pointe les risques de détournement de l’institution sacrée du mariage comme moyen d’immigrer (illégalement) sur notre territoire.

Au-delà de la question du mariage, François Fillon dénonce les abus des étrangers malades, qu’il compare à des « touristes médicaux » qui viennent se faire soigner gratuitement ou à bons frais dans les hôpitaux français, contribuant ainsi à la crise structurelle de notre système de santé publique. Pour arrêter ce phénomène du « tourisme social », le candidat de la droite propose une solution radicale : « Il faut supprimer l’AME [Aide médicale de l’État]. La situation est insupportable. L’AME, c’est presque un milliard d’euros de dépenses, la fraude représentant une part non négligeable. Il faut créer à la place une dispense tempo- raire de frais de santé limitée aux urgences sanitaires, aux maladies graves ou contagieuses et subordonnée à deux conditions pour pou- voir en bénéficier : seuls des établissements agréés, dispensaires ou hôpitaux publics, accueilleraient ces malades et l’obtention de cette dispense doit être subordonnée au dépôt d’une demande de titre de séjour dans un délai de deux mois. Cela permettra à la préfecture d’examiner la situation de l’étranger au regard du droit de séjour en vue de son éloignement effectif du territoire » [12].

« Aller plus loin », François Fillon compte également s’attaquer frontalement au problème des « faux réfugiés », c’est-à-dire à ceux qui profiteraient de la législation française supposée « généreuse » en matière de droit d’asile pour immigrer clandestinement dans l’Hexagone. Ce discours sur les faux-réfugiés est d’autant plus cohérent dans la vision du leader de la droite qu’il considère les régimes autoritaires du Sud comme « utiles », méritant sans doute d’être soutenus à l’instar du régime syrien de Bachar al-Assad ou du régime égyptien d’Abdel fattah al-Sissi. Fuir ces « bonnes dictatures » n’est donc pas justifié. Aussi sa vision sécuritaire sur la question des réfugiés coïncide-t-elle avec sa conception autoritaire des relations internationales, les dictateurs du Sud ayant l’insigne mérite de lutter à la fois contre les jihadistes et les immigrés illégaux, ces catégories étant parfois susceptibles d’être amalgamées, car dans la conception filloniste du monde, l’immigration nourrit directement le terrorisme [13]. Selon cette perspective très sécuritaire, François Fillon envisage de créer des « centres dédiés » (euphémisme pour qualifier les « camps »), afin d’y enfermer tous les demandeurs d’asile sans exception : « [Il faut] que les demandeurs d’asile soient accueillis dans des centres dédiés, et qu’ils soient tenus d’y résider. Et qu’on puisse savoir, en permanence, où ils sont. De manière à ce que quand la demande d’asile est refusée, ils puissent être expulsés » [14].

Au final, le nouveau chef de file de la droite française propose une refonte complète du « système Schengen » qu’il accuse d’être en partie responsable de la disparition de l’Europe. Ce « Schengen II » s’appuierait principalement sur un triplement des moyens financiers accordés au dispositif Frontex [15], dont on connaît pourtant les effets destructeurs en vies humaines (plus de 22000 disparus en Méditerranée entre 2000 et 2015) [16] : « L’Europe est menacée de disparaître si elle n’est pas l’Europe qui protège. Nous avons besoin d’un nouveau Schengen avec un vrai corps de gardes-frontières et gardes-côtes, avec une coopération sans faille entre services de sécurité. Dans l’attente, la surveillance de nos propres frontières doit être retendue » [17].

Si au premier regard, le programme de François Fillon ne constitue donc qu’une radicalisation de l’approche — somme toute classique — de la droite parlementaire en matière migratoi- re, il en va tout autrement de sa conception de la nation et de la place des « descendants » et des « héritiers » de l’immigration. Sur ce plan, le nouveau leader de la droite contribue à légitimer une conception identitaire de la « nation France », établissant implicitement une échelle des degrés de « francité » entre les citoyens : certains seraient plus français que d’autres. Il rompt en partie avec les évolutions récentes d’une partie de la droite française qui avait su, bon gré mal gré, intégrer les questions de discrimination, de diversité, voire de pluralité culturelle et religieuse de la société française. Dans le projet de François Fillon, la rhétorique sécuritaire traditionnelle des droites françaises se trouve dès lors surdé-terminée par le paradigme identitaire qui vise aussi bien les étrangers installés légalement sur notre territoire que les descendants de migrants qui sont pourtant majoritairement français.

Pour preuve, le retour à une problématique assimilationniste totalement assumée, dans le style « Troisième Républ que », voire « Second Empire » : « L’assimilation est une exigence pour ceux qui veulent acquérir la nationalité française » [18], déclare le leader de la droite. Une exigence qui ne s’applique pas exclusivement aux « nouveaux Français » (les naturalisés) mais aussi aux enfants des migrations africaines, maghrébines et turques qui, malgré le fait d’avoir grandi en France et fréquenté l’école de la République, seraient contraints en permanence de donner des gages de leur « francité ». Le dis- cours de François Fillon induit ainsi l’idée que les enfants issus des migrations postcoloniales ne sont pas de « bons Français » ou des « Français comme les autres » mais qu’ils doivent encore faire leurs preuves : « Il [Sarkozy] a raison mais je fais une claire distinction entre assimilation et intégration : l’intégration est nécessaire pour délivrer un titre de séjour durable à des étrangers désireux de s’établir en France. L’assimilation est une exigence pour ceux qui veulent acquérir la nationalité française. Donner la nationalité française à des personnes qui ne sont pas assimilées, c’est risquer de bouleverser la société française et de provoquer des tensions communautaires très fortes » [19]. En somme, François Fillon renvoie les descendants de l’immigration postcoloniale à leur état permanent « d’immigritude » et d’« étrangeté », plus proches par leurs mœurs, leurs valeurs, leurs attitudes et leurs comportements des étrangers que des « vrais Français ».

Cette conception assimilationniste est indissociable de la promotion d’une histoire identitaire — François Fillon parle de la nécessité de réhabiliter le « récit national » [20] —, qui non seulement repose sur une vision mythique de l’identité française mais aboutit aussi à rejeter les citoyens français issus des migrations postcoloniales dans un statut d’extériorité par rapport à notre histoire nationale, comme le relève avec pertinence Sébastien Ledoux qui s’est livré à une analyse fine du discours filloniste : « Cette mise en visibilité concerne aujourd’hui, pour les mêmes populations, la question devenue centrale de la présence de l’islam en France. Ce n’est donc pas un hasard si le roman/récit national prôné est désormais tourné aussi vers des références historiques chrétiennes. Ce roman/récit national est devenu l’une des manifestations les plus tangibles d’une crispation identitaire face à la présence en France de populations définies comme irréductiblement allogènes, et l’un des agents, avec les mésusages du principe de laïcité, d’une reconquête culturelle façonnant un nous excluant. Les promoteurs de l’histoire identitaire cherchent en creux à classifier ceux qui lui appartiennent et ceux qui ne lui appartiennent pas, dans une acception organique — et non contractuelle— de la nation française » [21].

En quoi précisément les héritiers de l’immigration postcoloniale se distingueraient-ils des « vrais Français » et des enfants issus des autres vagues migratoires, dont l’assimilation est supposée réussie ? À cette question, François Fillon apporte une réponse culturaliste, mettant fréquemment en avant le facteur religieux (l’islam) comme principal obstacle à l’assimilation complète dans le corps national. S’il ne verse jamais dans un discours islamophobe virulent comparable à celui tenu en Europe par certains mouvements d’extrême droite (comme le mouvement Patriotes d’Europe contre l’islamisation de l’Occident [Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes, PEGIDA] en Allemagne ou les groupes identitaires en France) [22], le nouveau leader de la droite véhicule une rhétorique paternaliste à l’égard des musulmans de France, faisant de leur religion un problème social majeur. Le problème, selon lui, c’est l’intégration de la religion musulmane dans la République : « Il faut contraindre les musulmans à entrer dans un dialogue républicain pour que ce soit les religieux musulmans qui expliquent que ce n’est pas nécessaire de mettre la burqa ou le burkini sur la plage […] » [23].

Au fil de la campagne, on observe d’ailleurs une radicalisation du discours de François Fillon sur la question musulmane. Sujet annexe à ses débuts, elle devient progressivement un thème central dans les dernières semaines des primaires, notamment avec la publication de son ouvrage Vaincre le totalitarisme islamique [24], écrit juste après l’attentat de Nice en août 2016. Traumatisme personnel, stratégie politique à long terme ou instrumentalisation politico-électorale d’un fait divers dramatique ? Probablement un peu des trois, ce qui conduit l’ancien outsider de la droite à dénoncer de manière récurrente les dangers du « communautarisme musulman » en France et dans le monde, et surtout à accuser ses concurrents politiques d’aveuglement, voire de complaisance : « On parle de terrorisme, de djihadisme, mais je suis l’un des seuls à utiliser ce mot [totalitarisme islamique] ; j’y attache beaucoup d’importance car je veux évidemment faire référence au nazisme. Je veux démontrer que nous ne sommes pas confrontés à une menace ponctuelle, passagère, mais qu’il s’agit d’un mouvement puissant, visant à prendre le contrôle d’une grande partie du monde avec des méthodes et une idéologie totalitaires, voire une tentation génocidaire, à l’encontre des chrétiens d’Orient, des juifs qu’ils veulent expulser d’Israël. Et ce mouvement totalitaire est en train de créer les condi- tions d’un affrontement que je qualifie de risque d’une troisième guerre mondiale. Si on ne dit pas cela, on s’enferme dans des débats franco-français sur notre protection, ce qui est stérile si on n’est pas capable de mener simultanément le combat contre ce totalitarisme islamique et le combat pour la sécurité nationale. Beaucoup trop d’hommes politiques français, soit parce qu’ils n’ont pas mesuré l’ampleur de la menace, soit parce qu’ils ont la tête baissée dans le guidon, sont dans la réaction immédiate, souvent électoraliste. Du coup, ils proposent des mesures inefficaces » [25].

L’essayiste Abdennour Bidar, partisan d’une réforme libérale de l’islam et donc peu soupçonnable de sympathie pour l’islam politique, fait remarquer judicieusement que l’emploi par François Fillon du qualificatif « islamique » induit inévitablement une ambivalence qui est susceptible d’entretenir l’amalgame : « Le mot “islamique” désigne simplement en effet ce qui relève de la civilisation de l’islam : philosophie islamique, art islamique, religion islamique, etc., tandis qu’“islamiste” désigne proprement ce qui dans cette civilisation relève d’un radicalisme religieux. Le “totalitarisme islamiste” ne peut donc pas être qualifié en même temps d’“islamique”, ou bien c’est la civilisation même de l’islam qui est associée à ce totalitarisme… » [26].

D’entrée, François Fillon se place sur le registre du « choc » des civilisations cher à Samuel Huntington [27]. Ne s’embarrassant pas de ces subtilités sémantiques, il propose des mesures choc pour endiguer la progression du « communautarisme islamique(iste) » au sein de la société française qui contrastent avec sa conception plutôt tolérante de la laïcité pour les autres religions [28]

Outre la dissolution de toutes les organisations françaises liées au salafisme et aux Frères musulmans [ François Fillon déclare : « Non, on ne peut interdire une pensée, mais il faut dissoudre ces associations qui se réclament du salafisme et des Frères musulmans comme on a dissous les organisations d’extrême gauche ou d’extrême droite en d’autres temps. On s’est emparé du mot “salafisme”, mais les Frères musulmans ont exactement les mêmes objectifs », FILLON, François, “Le totalitarisme islamique vise à créer les conditions d’une troisième guerre mon- diale”, art. cité.]], le leader de la droite souhaite placer les musulmans sous tutelle, en renouant avec la politique consistoriale qui fut imposée aux juifs sous le Second Empire, comme si la France se devait d’appliquer aux musulmans d’aujourd’hui ce qu’elle avait expérimenté avec les Israélites dans le passé : « En suscitant la création d’une autorité religieuse, comme Napoléon a imposé le consistoire aux juifs ; il faut imposer la même chose aux musulmans. Nicolas Sarkozy avait eu l’intelligence de le tenter avec la création du CFCM [Conseil français du culte musulman] mais ça n’a pas marché parce que la désignation de ses membres se fait sur un mode qui donne le contrôle de l’instance à des pays étrangers. Il faut créer un organisme avec des théologiens, des hommes et des femmes respectés qui puissent servir d’intermédiaire dans le travail en profondeur qui doit être conduit pour amener la majorité des musulmans à se rebeller contre l’intégrisme. Je vais plus loin en disant qu’il faut interdire les financements étrangers et qu’il ne faut pas de financements publics car les musulmans sont suffisamment nombreux en France pour financer leur culte » [29].

Une telle proposition n’aurait rien de choquant en soit, si elle ne contribuait pas à conforter la représentation dévalorisante de l’immaturité citoyenne des musulmans (des grands enfants qu’il convient d’éduquer), et pire, à les enfermer dans leur communautarisme : drôle de méthode que de prétendre lutter contre le communautarisme islamique(iste) en assignant une partie des citoyens français à leur identité religieuse. En somme, la « méthode Fillon » se résume à lutter contre le communautarisme par le communautarisme !

Cette vision paternaliste de François Fillon à l’égard des musulmans trouve d’ailleurs un prolongement « logique » dans sa conception des relations internationales : le nouveau leader de la droite reste persuadé qu’un dictateur arabe sanguinaire, gouvernant d’une main de fer son peuple, reste préférable à une démocratie où la majorité musulmane prendrait le pouvoir pour le meilleur comme pour le pire. Pour François Fillon, les massacres d’Alep ne constituent qu’un détail de l’Histoire : « Eh bien non ! L’horreur d’Alep ne doit pas effacer notre raisonnement géopolitique. Ça n’est pas parce qu’il y a un événement extrêmement dramatique, que je condamne avec la plus extrême vigueur, qu’il ne faut pas voir la réalité du problème de fond qu’il nous faut résoudre » [30].

Cet appel à peine voilé à la survie du régime de Bachar al-Assad n’a donc rien de surprenant au regard de sa représentation très communautariste de la société française, où la majorité catho- laïque (surtout catholique dans l’esprit de François Fillon) serait censée coexister avec deux minorités, l’une « juive », plus ou moins assimilée [31], l’autre « musulmane », pour laquelle tout reste à faire.

Marseille, le 12 décembre 2016

Vincent GEISSER

Notes

[1] FILLON, François, Discours au Palais des Congrès de Paris, 18 novembre 2016, https://www.fillon2017.fr/2016/11/1....

[2] BRAUD, Philippe, L’émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, 256 p.

[3] SIMON, Patrick, ZAPPI, Sylvia, “La politique républicaine de l’identité”, Mouvements, vol. 2, n° 38, 2005, pp. 5-7.

[4] FILLON, François, “Mon projet est le plus radical” [En ligne], interview accordé à La Semaine de l’Allier, 6 octobre 2016, https://www.fillon2017.fr/2016/10/0....

[5] Notons la virulence du discours du candidat de droite sur l’Éducation nationale : « La compétence et le dévouement des enseignants ne sont pas en cause. C’est la démission de l’État devant les syndicats, la dictature d’une caste de pédagogistes prétentieux et des ré- seaux de pouvoir au sein de l’Éducation nationale qui sont responsables du désastre. Je veux une école primaire qui transmette les valeurs et les savoirs fondamentaux. Je veux une école du respect symbolisée par le port de l’uniforme scolaire », FILLON, François, Discours au Palais des Congrès de Paris, op. cit.

[6] GEISSER, Vincent, “Nicolas Sarkozy ou la tentation de la démocratie multicommunautaire”, Différences, n° 276, 2010, p. 16.

[7] Extrait du programme publié sur le site officiel de François Fillon, https://www.fillon- 2017.fr/participez/immigration/.

[8] Extrait du programme publié sur le site officiel de François Fillon, https://www.fillon- 2017.fr/participez/immigration/.

[9] FILLON, François, “L’immigration doit cesser d’être une charge” [En ligne], interview dans Le Figaro, 14 novembre 2014, http://www.lefigaro.fr/politique/20... FIG00171-francois-fillon-l-immigration-doit-cesser-d-etre-une-charge.php.

[10] Les unions matrimoniales franco-européennes ou franco-américaines (États-Unis et Canada) sont rarement visées dans ce type de discours sécuritaire sur « l’invasion par le mariage ».

[11] BARUCH, Jérémie, VAUDANO, Maxime ; DAHYOT, Agathe, “Si Fillon et Juppé débattaient de l’immigration… par messagerie instantanée. Un dialogue (presque) expurgé de la langue de bois entre les deux finalistes de la primaire de la droite sur la politique migratoire de la France” [En ligne], Le Monde, 24 novembre 2016, http://www.lemonde.fr/les-decodeurs... fillon-et-juppe-debattaient-de-l-immigration-par-messagerie-instantanee_5037421_4355770.html.

[12] FILLON, François, “L’immigration doit cesser d’être une charge”, art. cité.

[13] ERDAH, Arthur, “Terrorisme : ce que proposent les prétendants à la primaire à droite” [En ligne], Le Figaro, 1er août 2016, http://www.lefigaro.fr/politique/le... 20160614ARTFIG00129-terrorisme-ce-que-proposent-les-pretendants-a-la-primaire-a-droite.php.

[14] BERDAH, Arthur, “Terrorisme : ce que proposent les prétendants à la primaire à droite” [En ligne], Le Figaro, 1er août 2016, http://www.lefigaro.fr/politique/le... 20160614ARTFIG00129-terrorisme-ce-que-proposent-les-pretendants-a-la-primaire-a-droite.php.

[15] FILLON, François, invité du Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI, interview citée par L’Express, 23 octobre 2016, http://www.lexpress.fr/actualite/po... des-migrants-s-il-etait-toujours-maire_1843700.html.

[16] Frontex est l’Agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes. GEISSER, Vincent, “Le Pacte européen sur l’immigration et l’asile ou le triomphe de la ‘frontexisation’ des esprits”, Migrations Société, vol. 20, n° 119, septembre-octobre 2008, pp. 3-12.

[17] GEISSER, Vincent, “Méditerranée, ‘morte nostrum’ : un terrorisme de l’indifférence ?”, Migrations Société, vol. 27, n° 159-160, mai-août 2015, pp. 3-12.

[18] FILLON, François, Discours au Palais des Congrès de Paris, op. cit.

[19] DE LARQUIER, Ségolène, “Immigration : les mesures chocs de François Fillon” [En ligne], Le Point, 14 novembre 2014, http://www.lepoint.fr/politique/imm... de-francois-fillon-14-11-2014-1881096_20.php.

[20] François Fillon déclare : « Si je suis élu Président de la République, je demanderai à trois académiciens de s’entourer des meilleurs avis pour réécrire les programmes d’Histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national. Le récit national c’est une Histoire faite d’hommes et de femmes, de symboles, de lieux, de monuments, d’évènements qui trouve un sens et une signification dans l’édification progressive de la civilisation singulière de la Fran- ce », FILLON, François, Discours à Sablé-sur-Sarthe, 28 août 2016, https://www.fillon-2017.fr/2016/08/....

[21] LEDOUX, Sébastien, Libération, disponible sur ESSF (article 39849), Bataille culturelle : De quoi le récit national de François Fillon est-il le nom ?.

[22] Voir à ce sujet le dossier thématique de ce numéro de Migrations Société, et plus particuliè- rement l’entretien avec le sociologue Dietmar Loch.

[23] FILLON, François, “En France, il y a un problème lié à l’islam”, interview dans Le Figaro, 29 septembre 2016, http://www.lefigaro.fr/elections/pr... 20160929ARTFIG00329-francois-fillon-en-france-il-y-a-un-probleme-lie-a-l-islam.php

[24] FILLON, François, Vaincre le totalitarisme islamique, Paris : Éd. Albin Michel, 2016, 162 p.

[25] FILLON, François, “Le totalitarisme islamique vise à créer les conditions d’une troisième guerre mondiale” [En ligne], entretien réalisé par HAUSSER, Anita pour Atlantico, 02 novembre 2016, http://www.atlantico.fr/decryptage/....

[26] BIDAR, Abdennour, “‘Islamique’, ‘islamiste’ : la fâcheuse confusion de François Fillon” [En ligne], L’Obs, 2 décembre 2016, http://tempsreel.nouvelobs.com/poli... 2017/20161129.OBS1885/islamique-islamiste-la-facheuse-confusion-de-francois-fillon.html.

[27] GEISSER, Vincent, “L’émotion comme ‘norme’ d’une nouvelle politique laïque : quand Huntington s’invite chez les ‘Sages’, Migrations Société, vol. 16, n° 96, novembre-décembre 2004, pp. 131-156.

[28] Dans ses prises de position publiques, François Fillon prétend se détacher d’une « laïcité agressive » : « La laïcité agressive, c’est celle qui conduirait à exclure progressivement de la communauté nationale tous ceux qui affirment leur foi. Celle qui, au fond, se fixe pour objectif d’éradiquer toute forme de spiritualité en la considérant comme un acte contre la raison. On constate aujourd’hui que cette laïcité agressive remonte à la surface, notamment en raison des tensions avec une partie des musulmans, et elle conduit à des excès. Vouloir interdire toute forme de prosélytisme à l’intérieur de l’espace public, c’est ma conception de la laïcité ! Vouloir interdire toute manifestation religieuse en dehors du domicile, c’est de la laïcité agres- sive, quelle que soit la religion », FILLON, François, “Il faut faire sauter le tabou des statistiques ethniques”, interview accordée au Journal du Dimanche, 19 septembre 2015, http://www.lejdd.fr/Politique/Fillo....

[29] Ibidem.

[30] Ibidem.

[31] Le 23 novembre 2016, François Fillon déclarait sur la station de radio Europe 1 : « Les intégristes sont en train de prendre en otage la communauté musulmane, il faut aider les mu- sulmans à combattre cet intégrisme. Comme d’ailleurs dans le passé on a combattu une for- me d’intégrisme catholique. Comme on a combattu la volonté des juifs de vivre dans une communauté qui ne respectait pas toutes les règles de la République française », cité dans “Le grand rabbin réagit aux propos de Fillon quant à un communautarisme juif” [En ligne], Le Monde, 23 novembre 2016, http://www.lemonde.fr/election-pres... grand-rabbin-reagit-aux-propos-de-fillon-quant-a-un-communautarisme-juif_5036590_4854003.html.

Editorial de Migrations sociétés octobre-décembre 2016


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