Création du précariat : « La quête effrénée de flexibilité n’est pas terminée »

vendredi 31 mars 2017.
 

L’économiste britannique Guy Standing, auteur du best-seller Le Précariat. Les dangers d’une nouvelle classe (éd. de l’Opportun, 460 p., 22 euros [1]) ­publié en France le 23 février, alerte sur les dangers de la montée du précariat.

Anne Rodier – Vous écrivez que la course à la flexibilité sur le nombre de salariés, sur leur fonction, sur leur salaire a donné naissance à une nouvelle classe sociale, qui représenterait déjà, dans de nombreux pays, un quart de la population adulte. Qu’entendez-vous par « précariat » ?

Guy Standing – Le mot « précariat » désigne une nouvelle classe sociale en formation. Car c’est un groupe de personnes qui occupent une place particulière dans les relations de travail et le processus de production, qui ont une source de revenus singulière et un rapport à l’Etat qui leur est propre. Ils sont habitués à accepter une vie d’instabilité et d’insécurité du travail, dans toutes leurs nouvelles formes.

Contrairement aux prolétaires, ils ne bénéficient pas du contrat social. Ils sont privés de sécurité professionnelle (d’emploi, de ­revenu, de représentation…). Pas de protection contre les renvois arbitraires, pas de possibilité de conserver un poste, pas de syn­dicat pour les représenter ni de droit de grève.

Mais le plus important est qu’ils n’ont pas d’identité professionnelle stable. Dans le précariat se retrouvent tous les travailleurs temporaires et les travailleurs à temps partiel des catégories intermédiaires. Ils n’ont pas de communauté professionnelle, ne sont rattachés ni à une entreprise, ni à un corps de métier.

Les précaires passent sans cesse d’une fonction à une autre. Ils n’ont pas de contrôle sur l’évolution de leur travail ni sur leur parcours professionnel. Ils ne savent plus qui ils sont. Leur niveau de qualification est bien souvent supérieur aux besoins de leur emploi. Ils doivent faire un tas de choses en plus de leur travail pour lesquelles ils n’ont pas de revenu : se former, entretenir leurs réseaux, candidater à de nouvelles fonctions, alors même qu’ils sont tributaires de l’évolution du prix de leur travail, qui baisse partout dans les pays occidentaux. Enfin, dernière caractéristique, c’est une classe qui perd des droits sociaux, civils, économiques, en comparaison des autres citoyens.

Vous affirmez que l’augmentation du nombre de précaires est le produit de la mondialisation. Comment l’évolution du management a développé le précariat ?

Durant l’ère de la mondialisation (1975-2008), l’économie a été désencastrée de la société. La mondialisation a été liée au libéralisme. Elle a libéralisé les marchés financiers et le marché du travail, augmentant soudain le « pool » de travailleurs de 2 milliards de personnes, en quête de revenus très inférieurs aux sa­laires britanniques ou français, par exemple.

La marchandisation a fluidifié la répartition du travail au sein des entreprises et fragmenté le processus de travail au-delà de l’entreprise. Ainsi, dans le paysage post-2008, les Etats-Unis ont produit des mini-financiers à temps partiel, négociant depuis leur chambre ou leur cuisine pour une poignée de clients.

La baisse du niveau de revenu a été rendue possible par cette division du travail et les changements technologiques. La flexibilité quantitative a engendré l’insécurité de l’emploi et la flexibilité fonctionnelle a intensifié l’insécurité du poste.

La fragmentation du marché du travail a ainsi bloqué la progression sociale pour de très nombreuses personnes. Et la quête effrénée de flexibilité n’est pas terminée. C’est cette flexi­bilité dans un système global qui a produit le précariat, une nouvelle classe sociale, dans laquelle la colère monte.

Quel rôle peut tenir l’entreprise face aux dégâts du précariat ?

Les entreprises ne sont pas la source du problème. Elles ne font qu’exploiter un système en mettant les technologies au service du profit. Ce faisant, elles délo­calisent, elles externalisent des fonctions, voire des services et accroissent le nombre de précaires. Pour quelques free-lances qui en tirent bénéfice, des millions de précaires se retrouvent en situation d’insécurité. C’est du côté de l’Etat plutôt que de l’entreprise que doit être créé un système de sécurité consacré aux précaires.

Toutefois l’employeur comme le manageur ont un rôle à jouer. Leur responsabilité est de dire : nous avons besoin de plus de flexibilité, on comprend que cela génère de la précarité, mais on doit comprendre que ce n’est pas juste et soutenir les politiques de régulation au service de ­l’intérêt général.

Nous avons besoin de nouvelles formes de négociations collectives, qui se fassent par fonction et avec l’Etat, et pas seulement entre les salariés et l’entreprise. Les syndicats doivent changer pour intégrer les précaires.

Pourquoi parlez-vous d’une « classe » dangereuse ?

Le précariat est la seule classe qui perde ses droits de citoyens. Les précaires perdent leurs droits sociaux, leurs droits civiques, l’accès à la justice par exemple, par manque de moyens ou de temps disponible. Le précariat est divisé en trois groupes. Le premier, le moins éduqué, est issu du vieux prolétariat. Il est à l’écoute des politiciens popu­listes néofascistes qui affirment que leurs problèmes viennent d’un second groupe de précaires, constitué de migrants et de minorités. Ce groupe est dangereux car il soutient les extrémistes, Donald Trump, Marine Le Pen.

Le second groupe se compose de migrants. Ils n’ont plus d’attache, nulle part, plus de citoyenneté, ils ne peuvent donc plus se sentir partie prenante de la ­construction de la société. Cette marginalisation est dangereu­se et diabolisée par les hommes politiques.

Enfin, le troisième groupe est constitué de diplômés qui ne voient pas leur futur dans la ­société, qui ne se sentent représentés par aucun parti politique. Le danger, c’est leur rejet de ce qui est en place. Ce sont les insurgés de Podemos en Espagne, par exemple.

Que préconisez-vous ?

Dans mon ouvrage A Precariat Charter, pas encore traduit en français, parmi vingt-neuf recommandations, je suggère la création d’un fonds national, ­alloué au financement d’un revenu minimum de base qui serait conditionné à l’engagement citoyen et politique. Il y a actuellement un déclin de l’engagement politique et ce n’est pas sans danger.

Entretien réalisé par Anne Rodier, Journaliste en charge de l’emploi et du management, Service Economie, et responsable du semestriel Le Monde-Campus

* « La quête effrénée de flexibilité n’est pas terminée ». LE MONDE ECONOMIE

Notes

[1] Le Précariat. Les dangers d’une nouvelle classe, de Guy Standing (traduction Mickey Gaboriaud). Les Editions de l’Opportun, 460 pages, 22 euros.


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