Religion, violence et radicalisation

samedi 30 décembre 2017.
 

Mezetulle1 a publié une série d’articles sur le sujet brûlant « Religion et violence » : les religions portent-elles en elles la violence, et si oui certaines plus que d’autres ? ou bien au contraire la violence religieuse est-elle un dévoiement de la religion authentique ? Ce débat en rejoint un autre qui a gardé toute son actualité depuis deux ans : le terrorisme djihadiste découle-t-il d’une radicalisation de l’islamisme, ou bien est-il simplement l’expression d’une révolte radicale dont l’islamisme ne serait que l’habillage, somme toute secondaire, et par conséquent innocent ? Dans ces débats, les positions peuvent être multiples et nuancées. Tentons une synthèse, en ne perdant pas de vue ceci : l’état des sociétés et des rapports de classes jouent un rôle déterminant dans l’apparition et le développement des idées, religieuses ou autres, et celles-ci à l’inverse jouent un rôle dans l’évolution de ces rapports. Demandons-nous donc à chaque moment quels sont les intérêts de classe qui sont en jeu.

Premier point : les religions, qu’on le veuille ou non, consacrent et confortent l’ordre social établi car, selon le mot de Montesquieu, « il n’y en a aucune qui ne prescrive l’obéissance et ne prêche la soumission ». Même si des variantes peuvent exister qui entendent, au nom de la religion, critiquer l’état de choses existant (la théologie de la libération, par exemple), le principe général est « rendre à César ce qui est à César » et donc lui payer docilement l’impôt, l’ordre du monde ne pouvant être que conforme au dessein de la divinité. Cela à tout le moins, quand la religion n’intervient pas directement comme institution d’État et comme moyen de gouvernement dans les régimes théocratiques. L’affirmation même d’une transcendance, dont se réclame le fidèle, est une excellente propédeutique à l’obéissance et à la soumission : l’individu n’est pas censé agir selon un choix autonome en vue de son propre bonheur, mais pour obéir à une injonction supérieure, les mythes (qu’on songe au Jardin d’Éden ou à Prométhée) se chargeant d’illustrer le châtiment de l’homme révolté contre son créateur. Cela n’empêche pas le discours religieux, à l’occasion, de prendre la défense des pauvres, voire de dénoncer les abus des riches. Mais les pauvres ne sont intéressants que dans la mesure où ils restent pauvres, et ce discours ne s’accompagne pas, sauf exception, d’une analyse de classe et d’une doctrine politique qui proposerait de faire en sorte qu’il n’y ait plus ni riches ni pauvres.

Cette contrainte inhérente au principe religieux devient facilement violence ouverte. De ce point de vue, les monothéismes, selon la thèse défendue par Jean-Pierre Castel2 pourraient bien être plus violents que les autres, chacun s’estimant obligé d’assurer le triomphe de son Dieu sur les autres. L’enrôlement des populations sous une bannière religieuse est alors un excellent moyen de justifier les guerres, derrière lesquelles se nichent des motifs beaucoup plus matériels. Mais cela ne signifie pas que les autres religions ne portent pas en elles la violence. La solidarité entre religion et ordre politique existait dans l’antiquité, comme le montre le procès de Socrate, accusé non pas de ne pas croire à la divinité, mais de ne pas reconnaître précisément les dieux de la cité, et les persécutions contre les chrétiens, motivées par le fait qu’ils ne reconnaissaient pas les dieux de l’Olympe.

Mais en même temps qu’elles punissent, les religions proposent pour la plupart une consolation, la promesse d’une récompense dans l’au-delà. L’affirmation de la transcendance, menaçante pour l’individu qui ne se conformerait pas ici bas à l’ordre voulu par elle, devient alors promesse d’un bonheur à venir qui permet de supporter les misères actuelles, c’est-à-dire l’exploitation, l’aliénation, les inégalités et les violences ouvertes ou rampantes inhérentes à la société de classes. Sur ce point, les religions sont bien, selon le mot de Jaurès, « la vieille chanson qui berçait la misère humaine », et jouent pleinement leur rôle d’idéologie : un système de pensée destiné à légitimer l’ordre établi et à le rendre plus supportable à ceux qui en font les frais.

Ajoutons deux remarques.

D’abord, il est vain de vouloir distinguer une religion des riches et une religion des pauvres, et c’est s’aveugler que de vouloir en conclure que l’une est bonne et l’autre mauvaise. De deux religions, que l’une recrute ses fidèles plutôt chez les riches et l’autre plutôt chez les pauvres n’empêche pas que toutes deux, on l’a vu, ne concourent à l’aliénation des uns et des autres (car dans la société de classes, les exploiteurs sont aliénés comme les exploités, sommés qu’ils sont de jouer sans relâche leur rôle d’exploiteurs sous peine de disparaître : il faut donc qu’eux aussi soient conditionnés à l’obéissance). Le christianisme à ses débuts était la religion des pauvres, et il a joué par la suite le rôle que l’on sait.

Ensuite, ce que nous disons des religions peut s’appliquer plus largement à certaines doctrines philosophiques ou écoles de pensée. Le stoïcisme, en affirmant que tout ce qui arrive est le résultat d’une raison divine, participait à sa manière à la consécration de l’ordre établi, au point que sous l’Empire romain il avait fini par devenir une sorte de philosophie officielle. L’épicurisme lui-même, malgré sa réputation d’impiété et le fait qu’il refusait les valeurs transcendantes au profit de la recherche du plaisir, proclamait que pour être heureux il fallait de se contenter de peu et qu’il convenait se désintéresser de la politique : à ce titre, il aboutissait à l’acceptation à l’ordre établi. De nos jours, certaines doctrines à la mode, qui prêchent des modes de vie sains, épurés, en matière de diététique par exemple, ne sont pas loin d’une idéologie de la privation qui rejoint l’ascèse religieuse.

Ces quelques principes d’analyse de classe, principes dénués d’originalité, mais qu’il est toujours bon de rappeler, nous permettent d’appréhender le phénomène djihadiste ou le développement du salafisme en Europe, de façon dialectique et en évitant les simplifications erronées. Dire, par exemple, que la jeunesse embrigadée dans le salafisme l’est par révolte contre l’état des choses, qu’à ce titre l’aspect religieux de cette révolte est secondaire, voire excusable, est le plus sûr moyen de se cacher le danger, puisque les religions, on l’a vu, n’ont aucune visée révolutionnaire et même, quand elles sont militantes, militent au contraire pour la réaction : de fait, nul n’a connaissance que l’islam politique ait la moindre sympathie pour la république et encore moins pour la république sociale. C’est à peu près comme si l’on disait que le Front National devient plus démocratique parce qu’il fait depuis plusieurs années un score considérable dans les milieux populaires. Dans un autre sens, traiter le développement de l’islam politique sur un plan seulement idéologique, ne voir dans le djihadisme qu’une mode sectaire lancée par une conjuration de groupes étrangers, se lancer dans des débats théoriques pour savoir si la violence islamique prouve le caractère intrinsèquement violent de l’islam, voire l’opposer sur ce point aux autres religions (faux problème puisque, on l’a vu, toutes les religions sont violentes en puissance ou en acte, à des degrés divers), c’est faire fi du terreau social sur lequel s’est construit son succès.

De ce point de vue, le débat entre Gilles Kepel3 et Olivier Roy4 pourrait bien se réduire à un faux débat et les deux chercheurs être simultanément dans le vrai : dans son livre Terreur sur l’Hexagone, Gilles Kepel, tout en analysant les diverses étapes du développement international du salafisme et du djihadisme, et donc en se situant au niveau politique, ne manque jamais, quand il retrace le parcours de djihadistes notoires, de relever les données sociales qui les ont menés là : père absent (où l’on retrouve les problèmes de la condition féminine), parcours scolaire catastrophique (où l’on retrouve les problèmes de l’école libérale, qui non seulement ne combat pas l’échec scolaire, mais le multiplie), chômage, délinquance et trafics divers5, prison… Son analyse n’est aucunement incompatible avec celle d’Olivier Roy qui met au premier plan ces facteurs sociaux. Dans un précédent article6, nous avions montré comment le libéralisme, en désespérant la jeunesse, fournissait un terreau tout trouvé pour l’islamisme. Radicalisation de l’islamisme et radicalisation des individus se rencontrent et se confortent.

Le paradoxe, dira-t-on, est qu’à ces individus révoltés l’islamisme n’offre aucune perspective d’émancipation, au contraire. Sans revenir sur son caractère totalitaire, on n’oubliera pas que son développement a pour origine la conjonction entre la stratégie antisoviétique des États-Unis en Afghanistan et les orientations réactionnaires de la monarchie saoudienne, le tout entrelacé avec les intérêts pétroliers : rien de libérateur là-dedans. Mais c’est toute l’habileté de l’idéologie que de s’appuyer, pour défendre l’ordre établi, sur l’adhésion enthousiaste de ceux qui sont le plus opprimés. C’est par le même processus que les propagandes bellicistes (pensons à 1914) ont pu envoyer à la guerre, la fleur au fusil, ceux qui avaient le plus intérêt à ce que la guerre n’ait pas lieu.

Ce paradoxe, aussi vieux que la société de classes, paraît une nouveauté quand on compare le djihadisme avec les terrorismes des années 1970-1980, celui de la bande à Baader ou des Brigades Rouges. Ceux-ci, comme le remarque Alain Bertho7 prétendaient travailler à la libération de la l’humanité ; ils s’inséraient dans une époque où il était admis que le monde actuel pouvait être changé pour un monde meilleur. Or depuis la chute du bloc soviétique, le discours dominant a proclamé la fin des idéologies, voire la « fin de l’histoire ». Les épigones actuels de Baader et des Brigades Rouges n’ont plus alors pour perspective que leur propre mort. Par un retour en arrière qui n’est qu’un aspect de la réaction généralisée mise en œuvre par le néolibéralisme, le paradoxe d’antan reprend du service : l’embrigadement idéologique des opprimés au service du système qui les opprime.

Fin de l’histoire, autrement dit fin de la lutte des classes ? Un coup d’œil sur les conflits sociaux, sur les révoltes, sur les émeutes urbaines, sur les fermentations qui font proliférer le djihadisme même, montre qu’il n’en est rien. Fin des idéologies ? ceux qui la proclament arguent de l’échec du bolchevisme et du stalinisme, pour en inférer la fin du marxisme (comme si celui-ci s’identifiait à ceux-là) et plus général de toute doctrine d’émancipation républicaine et sociale fondée sur une analyse de classe. Celle-ci, au contraire, n’a rien perdu de sa pertinence. Après les coups de boutoir des gouvernements d’obédience libérale qui ont patiemment œuvré à la démolition des organisations ouvrières, il reste à en reconstruire de nouvelles, à travailler, comme l’ont fait les militants il y a un siècle et demi et sans doute selon des procédures différentes, pour que la révolte diffuse se clarifie par les instruments de l’analyse politique, elle-même en rupture avec l’idéologie dominante, et pour qu’elle se constitue en mouvement d’émancipation.

Par Jean-Noël Laurenti

Notes

http://www.mezetulle.fr/ [↩]

http://www.mezetulle.fr/violence-mo... [↩]

http://www.liberation.fr/debats/201... [↩]

http://www.lemonde.fr/idees/article... [↩]

où l’on retrouve l’économie parallèle et le marché de l’illégalité, conséquence du dogme libéral du « trop d’État » : http://www.fayard.fr/le-marche-fait... [↩]

http://www.gaucherepublicaine.org/r... [↩]

https://www.bastamag.net/Il-faut-et... [↩]


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