Classes ou pas classes ?

samedi 17 février 2018.
 

La gauche est une nouvelle fois placée devant une alternative stratégique connue : le retour à un discours de classe anticapitaliste, ou la construction d’une force populaire large et fédérative ?

Le débat fait à nouveau rage à gauche. Une stratégie de reconquête politique doit-elle passer par un retour à un discours de classe, centré sur la lutte des classes et l’anticapitalisme ? Ou, au contraire, se concentrer sur la construction d’une force populaire plus large, capable de fédérer – et surtout d’articuler – des demandes catégorielles hétérogènes, et d’opposer au néolibéralisme des revendications assez transversales pour contester et renverser son hégémonie ?

À vrai dire, le débat, tel quel, n’a pas beaucoup de sens. D’abord parce que Marx lui-même évoquait déjà, dans ses écrits sur la Commune, la nécessité d’une alliance des classes populaires et des fractions des classes dominantes pour constituer une "forme expansive" de gouvernement par et pour le peuple. Ensuite parce que ce qu’on appelle "populisme de gauche" ne signifie pas l’effacement d’une pensée en termes de classes et de luttes des classes. Risques de l’essentialisme de classe

Selon Chantal Mouffe en effet, le populisme de gauche n’entend, en rien, minimiser la dimension classiste des conflits ; il entend simplement reconnaître la pluralité radicale des formes de conflits qui peuvent traverser une société et un individu, et contester que les stratégies, les choix politiques d’un individu ou d’un groupe d’individus puissent être réduits à leur seule position de classe dans les rapports de production.

C’est précisément ce que Mouffe et Laclau contestait sous le nom d’« essentialisme de classe », en tentant, au contraire, de rendre compte de la façon dont les prises de positions politiques d’un sujet peuvent également être dépendantes, et même façonnée par des positions de genre, des positions sexuelles, etc., ou même ce que l’on pourrait appeler des "positions de classes contradictoires".

En ce sens, et si l’on veut vraiment savoir de quoi l’on parle, lorsque l’on parle aujourd’hui de classes et d’antagonismes de classe, il faut absolument lire le très beau recueil d’études dirigées par Benjamin Lemoine et Quentin Ravelli, intitulé Financiarisation et Classes sociales, et publié par les bons soins de la Revue de la régulation.

L’on ne peut séparer, en effet, le reflux, puis le retour de la question des classes sociales, des transformations du paysage intellectuel, politique ou même médiatique. Et c’est peu dire, bien sûr, que le discours dominant, centré autour de l’idéal d’une société sans conflits de classe, et organisé autour d’un consensus politique porté par lesdites "classes moyennes", a largement contribué à effacer et dévaloriser la conflictualité sociale.

Comme le montre l’une des études, consacrée au Chili, le néolibéralisme a paradoxalement repris, au moment même où le système soviétique s’effondrait, le mythe d’une société sans classes ni conflits, réconciliée avec elle-même : l’on est simplement passé, si l’on peut dire, de l’idéal d’une "société de prolétaires" à celui d’une "société de propriétaires".

Brouillage des frontières de classe

Mais, pour mythique qu’il soit, ce discours néolibéral sur les classes sociales est également inséparable de modifications, tout à fait réelles, de la morphologie des classes sociales. On ne peut se dispenser, en effet, d’analyser la manière dont la financiarisation des marchés, des ressources de l’état, mais aussi de la vie quotidienne des entreprises comme des ménages a, au moins un temps, rendu possible un redécoupage du monde social et de ses divisions, et plus précisément une réarticulation des frontières traditionnelles entre classes sociales.

Si l’on centre en effet l’analyse sur la question du crédit et de la dette, l’on observe qu’aux États-Unis comme, aussi bien, en Europe ou en Amérique du Sud, le développement du crédit à la consommation, mais aussi les nouvelles technologies de titrisation des actifs immobiliers (dont les fameuses subprimes), l’abaissement des taux d’intérêt par les banques centrales, les nouvelles formes d’accès à la propriété immobilières enfin, dont les classes populaires étaient jusqu’ici écartées, ont contribué à brouiller les frontières de classe.

L’accès relatif à des biens de consommation, jusque-là réservés aux classes supérieures – des biens de consommation qui sont donc aussi, sous ce rapport, des biens symboliques –, mais surtout l’accès à la propriété immobilière à travers le crédit, ont fonctionné comme autant de leviers symboliques d’ascension sociale. Il n’est pas étonnant, dès lors, que sous l’effet des politiques de dérégulation financière, la définition et l’identité des classes populaire s’en soit trouvée déstabilisée.

Les classes populaires n’ont pas seulement été reconfigurées dans le sens de l’accès à la propriété, mais également dans le sens de l’identification à une immense "classe moyenne", porteuse de valeurs éthiques comme la responsabilité individuelle, et d’un « enrôlement de la population dans une morale de classe, celle de l’épargne, du labeur, et de l’effort indéfiniment renouvelé ».

C’est dire que les classes sociales ne sont ni des données empiriques ni des catégories sociales allant de soi, mais des constructions historiques, et des divisions du monde social qui sont aussi l’objet de politiques qui tendent à en redéfinir les relations. L’identification des classes populaires au grand mythe de la "classe moyenne", et leur "repositionnement de classe" par la dette et le crédit, ont en effet aussi fonctionné comme une manière de constituer un groupe ou un bloc central, sur lequel il était historiquement possible d’appuyer des politiques de consensus au centre, et d’abaisser le niveau de conflictualité sociale.

Reconfigurations contradictoires

Rendues plus dociles par le souci de préserver leur patrimoine immobilier, dépendantes du remboursement d’un crédit, mais plus fragiles aussi puisque ce repositionnement social reposait sur une assise économique et sociale largement fictive – celle de l’endettement –, des fractions entières des classes populaires se sont ainsi retrouvées dans des positions de classes contradictoires.

Et de fait, avec l’explosion de la crise des subprimes, et plus généralement la crise financière de 2008, du fait de dettes devenues insoutenables, voire d’expulsions locatives, les positionnements politiques des classes populaires se sont trouvés reconfigurés dans des sens conflictuels différents, sinon contradictoires. Soit que, aux États-Unis, avec Donald Trump, les classes populaires se soient retranchées sur des valeurs conservatrices. Soit que, en Espagne, à Madrid ou à Barcelone, elles se soient tournées vers une forme de révolte contre l’endettement et le système bancaire et financier en général.

Il faudrait, également, pouvoir évoquer la magnifique étude de Fabien Foureault qui, dans le sillage de Suzanne de Brunhoff, analyse les nouvelles divisions sociales et politiques, induites par la financiarisation, dans les fractions les plus dominantes des classes dominantes.

Du fait des nouvelles formes d’acquisition des entreprises par des technologies financières reposant, là aussi, sur l’endettement, et visant, là encore, à extraire de l’économie entrepreneuriale de purs "flux de trésorerie" – du capital fictif –, les classes dominantes se voient partagées et remodelées entre intérêts des actionnaires et dirigeants d’entreprises. Ces derniers se retrouvent en effet soumis à la fois à un contrôle politique plus ou moins souple des actionnaires, ainsi qu’à un enrôlement moral, par la participation aux actifs financiers et l’adhésion à style de vie, à des valeurs détachées de la réalité quotidienne de l’entreprise et de ses salariés.

Bref, s’il faut se rapporter à cet important recueil d’études, mêlant des approches aussi bien économiques, que sociologiques et politiques, c’est que nous ne pouvons pas parler des classes sociales en faisant l’économie de l’histoire sociale et politique de ces dernières. Sans doute les classes sociales font-elles l’histoire, mais l’histoire fait aussi les classes sociales. À l’oublier, l’on risque de ne convoquer que des fantômes, mais aussi de se priver d’analyses qui sont la condition de politiques historiquement lucides, et donc véritablement transformatrices.

Nul doute, en tout cas, que les questions actuelles, relatives aux politiques monétaires des banques centrales, à la fin de taux d’intérêt historiquement bas, et la possibilité d’une nouvelle crise financière, ne viennent réactiver, en effet, l’intérêt de ces analyses.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message