«  La santé cimente le pacte républicain  »

samedi 10 novembre 2018.
 

Les soignants, les médecins hospitaliers alertent depuis des mois sur la dégradation de leurs conditions de travail et de la prise en charge des patients. Géographe de la santé et professeur à l’université de Montpellier, l’auteur de l’Hôpital et le Territoire (2017) rappelle qu’une politique de santé républicaine consiste à «  faire vivre les idéaux de justice et d’égalité  ».

Un collectif de médecins annonce qu’il va porter plainte pour mise en danger de la vie d’autrui, maltraitance du personnel et favoritisme à l’égard des cliniques privées. Dans les hôpitaux publics, les mouvements de grève sont permanents, même si peu visibles puisque les personnels sont très souvent assignés. Considérez-vous, comme beaucoup le disent, que le système de santé public est «  à bout de souffle  »  ?

Emmanuel Vigneron On m’accuse parfois d’être excessif, mais je considère que nous sommes dans une situation similaire à celle de l’après-guerre. Il fallait alors repenser l’organisation des soins et mettre en place la protection sociale. Un effort sans précédent de conception a été entrepris. Des ministres communistes (François Billoux, René Arthaud, Georges Marrane) s’occupaient de santé et, à leurs côtés, dans les cabinets, travaillaient des médecins résistants – Hazemann, Le Guillant, Bonnafé.

Beaucoup étaient communistes ou proches, tous ne l’étaient pas mais il y avait des échanges, des convergences de points de vue. La grande figure de Robert Debré dominait. Ces hommes ont posé les principes d’un nouveau système de santé. Ils voulaient un système plus juste, accessible à tous, et donc tout simplement, pour cela, mieux organisé territorialement. On peut se demander pourquoi cette volonté d’organiser la santé, qui n’est jamais qu’une manière d’être conforme à la Constitution de la République et à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ne repose que sur des personnes engagées à gauche. La réponse est logique. Être de gauche, au sens de 1793, c’est vouloir faire vivre les idéaux de justice et d’égalité, les seuls qui vaillent. Contre tous les égoïsmes et les petits appétits qui ne conduisent jamais à la paix et toujours à la guerre.

C’est ma façon de voir le monde. On est tenu d’adopter un certain radicalisme pour défendre des idéaux qui pourtant sont soi-disant partagés mais qui sont en réalité très malmenés aujourd’hui. D’abord, par les effets de l’économie néolibérale. Et puis, parce que nous sommes contaminés par l’idée qu’ayant fait la Révolution française, et ayant eu Diderot, Voltaire, d’Alembert, Hugo, nous sommes en avance sur toutes les autres nations. Nous n’avons pas à nous remettre en question. C’est ainsi, par exemple, que nous n’avons pas réglé notre passé colonial épouvantable. Bien des maux contemporains viennent de là.

Vous êtes géographe de la santé, une spécialité qui reprend de la vigueur après avoir décliné. Quelle est la spécificité du regard du géographe sur la santé  ?

Emmanuel Vigneron J’ai reçu un enseignement classique appuyé sur ses valeurs  : liberté, égalité, fraternité. Lorsque je suis monté à Paris pour poursuivre mes études, je me disais que j’avais de la chance de pouvoir aller dans les musées parisiens, à la Comédie-Française, à l’opéra, alors que dans mon village des Cévennes, dans mon quartier à Nîmes, la plupart des gens n’y sont jamais allés. Mais cette chance me rendait triste. Je voulais corriger cette injustice.

Or, qu’est-ce que la géographie, sinon l’observation, puis le traitement des inégalités. À Montpellier, où j’ai étudié, il y avait une tradition d’observation des inégalités de santé. Une proximité avec la médecine tropicale liée à la présence dans le midi de la France de fièvres endémiques, du paludisme, notamment, dans le Gard, en Camargue.

Je croyais à la vertu du sérieux, de la parole, de la démonstration, au respect dû à la connaissance. C’est ainsi que j’ai voulu très tôt devenir prof de fac. Je mettais ce métier très haut. Mais je me suis rendu compte que ça n’était pas si vrai que cela. Qu’il y avait des gens pour qui seule comptait la réussite personnelle  ; que dans le domaine de la santé, pour certains, la solidarité était au mieux une affaire de charité. Ce qui se traduit par les «  premiers de cordée  » dans le domaine économique.

Cette idée imbécile que la richesse des uns va ruisseler et bénéficier à tous. Toujours l’intérêt, toujours la cupidité  ! Moi, mon idéal, c’était la solidarité ou, si on préfère, la fraternité. Celle du Léo Ferré de l’Âge d’or que mon père fredonnait. Et ce depuis l’adolescence. Je n’ai pas voulu changer.

Vous n’avez jamais dérogé à votre projet de lutter contre les inégalités. Est-ce cela qui vous a conduit à porter un regard aussi sévère sur la République française…

Emmanuel Vigneron Il y a des gens très bien dans la République. Des textes très beaux. Il y a en apparence de l’empathie pour le genre humain. Mais, la République n’est pas si belle qu’on veut bien le dire. Dans plusieurs de mes articles, je dénonce les effets de ce que j’appelle «  la colonisation des esprits dans la santé  » par l’idéologie libérale qui se manifeste par la création de divisions, d’oppositions des uns aux autres.

Des médecins signent des pétitions contre leurs collègues partisans des médecines douces. Un directeur d’hôpital menace les patients de devoir payer de leur poche des journées d’hospitalisation si leur séjour se prolonge. Un autre directeur de CHU écrit à l’une de ses chefs de pôle pour lui reprocher de faire trop d’ambulatoire alors que depuis trente ans «  tu es ringard si tu n’en fais pas  ». Tout est à l’avenant. Les urgentistes, qui doivent faire toujours plus avec moins de moyens.

À Chalon-sur-Saône, un bassin de population de 400 000 habitants, l’Agence régionale de santé promet l’ouverture d’un service d’angioplastie à l’hôpital public. Finalement, elle attribue un immense plateau de cardiologie à un établissement privé à but lucratif, la clinique Valmy, laquelle a même déposé un recours au tribunal administratif contre une éventuelle autorisation d’ouverture de cette spécialité dans le public. La population, les personnels voient bien les limites de ce modèle qui finit par ne faire que des malheureux. Alors ça craque.

La République ne tient pas ses promesses, le pouvoir ne s’intéresse pas tant que cela à la lutte contre les inégalités, dites-vous. Quel fatalisme  !

Emmanuel Vigneron «  Si on le voulait, rien ne nous serait impossible  », écrivait Paul Éluard. Or, on nous donne l’impression que tout est impossible. Et pire même, on nous rend coupables a priori de vouloir de tout partout. Alors que ce n’est pas ça du tout. Ce que veulent nos concitoyens, c’est une égalité d’accès à la santé, qui qu’on soit, où qu’on soit.

Nous sommes désabusés parce que nous pensons que l’argent manque. Je crois en la vertu de la rencontre humaine, de la discussion, à la vertu de l’élaboration des projets communs. La justice naîtra d’une décision collective. Beaucoup de solutions peuvent se trouver en commun car il y a beaucoup d’intelligence collective, ce dont une certaine caste administrative éloignée du terrain se moque et qu’elle méprise car elle se croit «  en marche  », quand elle n’est que la fin d’un monde.

En jouant carte sur table, on voit les moyens dont on dispose et on peut envisager une répartition juste. Depuis plusieurs décennies, je montre dans mes travaux que les inégalités se creusent. Sous nos yeux se déroule un spectacle absolument contraire à la Constitution, aux idéaux les plus simples, ceux d’un Pierre Laroque en 1945, qui n’était pas communiste, grand bourgeois, gaulliste, social, qui pensait  : «  On cotise selon ses moyens, on bénéficie selon ses besoins. Et je suis fier et honoré de contribuer à cette solidarité.  »

C’est banal comme idée. Ça devrait être une idée commune. Celle du bonheur du genre humain.

En attendant, vous constatez que les inégalités de santé non seulement se creusent, mais qu’elles sont étroitement corrélées aux inégalités sociales.

Emmanuel Vigneron Les inégalités territoriales de santé ont toujours existé mais aujourd’hui nous assistons à un retour à l’Ancien Régime, au XVIIe siècle. La Révolution française s’était préoccupée de cette question dès 1789.

Dans leurs discours de 1793, Saint-Just, Robespierre avaient formulé l’idée que «  les secours sont une dette sacrée  ». Ils ont posé le pilier de la philosophie de notre système de santé tel que nous le connaissons encore aujourd’hui. Le premier objectif avait été de réduire les inégalités entre les villes, la capitale en l’occurrence, et les campagnes. Aujourd’hui la fragmentation du territoire, qui est liée à l’exploitation des avantages comparatifs, s’aggrave et les inégalités se creusent à nouveau.

Le modèle de développement de la mondialisation fondé sur la métropolisation aboutit à l’abandon de parties entières du territoire, à l’émergence de no man’s lands sanitaires. C’est le cas aux États-Unis, mais la France est désormais atteinte. La force de l’idéologie libérale est telle qu’elle s’est crue tenue par une adoption sans condition de la mondialisation. Sans chercher de modèle alternatif… comme l’ont fait en leur temps les Lumières. Je crois fermement à un monde où on s’efforcerait de construire inlassablement les conditions de l’égalité.

Et le système de santé est à mon sens l’un des endroits où cette construction est essentielle. Parce qu’il y a va du respect de l’autre, du sentiment d’humanité. Il y va de l’intérêt de tous. La santé cimente le pacte républicain. Sans eux, la cohésion sociale n’est pas possible. La beauté du monde vient de la santé comme un arbre en bonne santé est plus beau qu’une plante malade. Nous, organisateurs du système de santé, médecins, infirmières, avons le devoir d’être les «  jardiniers des hommes  ». J’aime bien cette expression. Il n’y a pas de fatalité. Il y a juste un problème de redistribution, de répartition.

Ces dernières décennies ont été marquées par des centaines de fermetures d’hôpitaux, de maternités, puis par la concentration des établissements hospitaliers universitaires. Est-ce la bonne voie  ?

Emmanuel Vigneron. Un hôpital de proximité ne rend pas les mêmes services qu’un grand hôpital. Mais celui qui en franchit la porte doit être assuré d’être immédiatement pris en charge et emmené là où il faut. Après tout, l’hôpital des Quinze-Vingts est un établissement de renom pour différentes pathologies oculaires. Il ne peut pas y en avoir partout. Les yeux sont si précieux qu’il est normal de consulter dans un service mondialement connu.

Ce qui doit nous importer, c’est que l’habitant de la périphérie, celui de Longwy, ou des Cévennes, ait accès à l’hôpital des Quinze-Vingts parce qu’il en a besoin. Ou bien à l’Institut Gustave-Roussy… et en tout cas au CHU de sa région. C’est en partie le cas, mais seulement en partie. Mais, là, nous évoquons des pathologies très graves.

Pour le quotidien, le mot d’ordre doit être la proximité chaque fois que cela est possible et la concentration lorsqu’elle est nécessaire. Une certaine concentration de la rareté se justifie. Jusque dans les années 1820, un médecin avait accès à toutes les connaissances médicales. Il pouvait disposer dans son bureau de tous les livres qui comptent.

Aujourd’hui, cela n’a aucun sens. Nous avons besoin d’un système de repérage, de dépistage, d’adressage qui soit sans faille. En revanche, il ne peut pas y avoir de fermeture sans un système de substitution, sans que les conditions d’un accès à la nouvelle implantation ne soient assurées. Si je voulais formuler une idée pour terminer, je dirais que le service public ne doit pas seulement laisser son adresse, mais qu’il doit aussi organiser les transports.

Entretien réalisé par sylvie ducatteau, L’Humanité


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