L’instrumentalisation de la Justice par le pouvoir politique : une question actuelle mais pas nouvelle.

dimanche 17 février 2019.
 

Le diable se cache dans les détails.

L’instrumentalisation de la Justice par le pouvoir politique : une question actuelle mais pas nouvelle.

Lorsque l’on invoque en France la dépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif, il est question du pouvoir hiérarchique du Garde des Sceaux sur les magistrats du Parquet et des modalités de nomination des procureurs. Et on suppose que les magistrats du siège ne sont pas concernés par cette dépendance. En réalité, la situation est plus complexe comme le montre le texte suivant.

Source : La réforme de la justice française. Un enjeu entre instrumentalisation et démocratie. Revue Droite et société. Février 2011. No 78. Extrait.

URL source : https://www.cairn.info/revue-droit-...

3. La remise en question de la séparation des pouvoirs

Les vicissitudes contemporaines de la séparation des pouvoirs constituent enfin un levier, puissant, de l’instrumentalisation du juge. Il ne saurait être question ici de dire l’histoire des incursions du pouvoir exécutif dans les attributions du pouvoir judiciaire – ce n’est pas le lieu – pas plus qu’il ne s’agit de mythifier un hypothétique âge d’or où les pouvoirs auraient cohabité sans heurts, les uns respectueux des prérogatives des autres. En réalité, la coexistence n’a jamais été pacifique et, pour ne prendre qu’un exemple, les premières années de la Ve République avaient donné à voir une « autorité » judiciaire – la Justice n’était déjà plus un « pouvoir » – incapable de s’opposer aux oukases de l’exécutif. La vision contemporaine d’une justice déconsidérée, méprisée en son indépendance, frustrée de sa prééminence, procède donc, dans une certaine mesure, de l’illusion chronologique. Une focale plus large permettrait même d’appréhender une réalité opposée, où le rôle régulateur de la Justice serait en constante expansion : le nombre d’affaires qui lui sont soumises, l’ouverture – via la Cour européenne des droits de l’homme et le Conseil constitutionnel – de possibilités de contrôle du juge sur la loi même, l’avènement de politiques d’opposabilité (logement, garde d’enfants, etc...) participent de cette évolution.

Il n’en demeure pas moins que les légitimités différenciées des pouvoirs exécutif et judiciaire ainsi que l’accent mis sur les questions de sécurité produisent nécessairement des effets de concurrence, exacerbés par la nature duale de la justice : à la fois instance indépendante et politique publique – cette deuxième fonction conférant au pouvoir exécutif une évidente marge d’intervention dans le champ judiciaire. Cette tectonique n’est pas sans incidences sur l’administration de la Justice, qui se trouve confrontée à un triple mouvement.

–D’abord, une intrusion de plus en plus marquée de l’administration, via le pouvoir de gestion, dans des politiques mettant en jeu le pouvoir juridictionnel du juge du siège (voir supra la question de la « managérialisation de la justice »). On objectera avec raison que la « rationalisation » des politiques publiques n’est pas spécifique à l’administration judiciaire. Mais c’est justement l’absence de prise en compte de la spécificité – constitutionnelle et constitutive – de la Justice qui doit attirer l’attention, c’est précisément son traitement comme un objet lambda d’intervention étatique qui doit interroger. Au niveau central, ce changement profond des modalités de la gouvernance s’est manifesté, il y a quelques années, par la création, auprès du garde des Sceaux, d’un secrétariat général, particulièrement chargé de mettre en musique les évolutions managériales de l’administration judiciaire. On ne compte plus les mesures envisagées ou mises en œuvre depuis plusieurs années, qui ont une incidence directe sur le travail juridictionnel. Trois exemples : la confection de salles d’audience au sein des centres de rétention administrative afin d’éviter les frais d’escorte, quitte à laisser rendre la justice dans des lieux inaccessibles au public et dépendant de fait des préfectures. Ensuite, plus récemment, les instructions données aux chefs de juridiction de réduire de 5 % les frais de transfèrement, et de multiplier en conséquence les cas d’utilisation de la visioconférence. Il y aurait à dire, enfin, sur les modalités de mise en application et les conséquences de la réforme de la carte judiciaire pour l’œuvre de justice elle-même… Au niveau local maintenant, force est de constater que la mise en place de la LOLF depuis 2001 ne s’est accompagnée d’aucune spécificité pour le champ judiciaire. Cette loi, qui se donnait comme objectif de rapprocher au maximum le niveau de décision de l’engagement de la dépense du « terrain », a eu, couplée avec la révision générale des politiques publiques et la carence des budgets, pour effet paradoxal de « recentraliser » considérablement le niveau de décision, privant de fait les juridictions et les juges d’une part notable de leur autonomie. Il paraît à cet égard significatif qu’un enjeu comme l’autonomie financière des juridictions, qui, dans de nombreux pays, est communément considérée comme un accessoire indispensable de leur indépendance, donc de la séparation des pouvoirs, ne trouve en France presque aucune concrétisation pour la justice judiciaire. Les réformes entreprises s’agissant des modalités de recrutement des chefs de juridiction participent aussi de cette évolution. Plutôt que de promouvoir comme présidents de tribunaux et cours d’appel des magistrats issus des rangs de leurs pairs, le ministère de la Justice vient de créer un recrutement et une formation spécifiques pour les magistrats aspirant à exercer ces fonctions, magistrats qui, comme on entre dans les ordres sans en sortir jamais, entreront en hiérarchie jusqu’à la fin de leur carrière. Cette évolution génèrera ipso facto une « filiarisation », donc un cloisonnement irréductible entre les magistrats et leur hiérarchie – cloisonnement qui ne manquera pas de faire apparaître les hiérarques, dans les juridictions, comme les hommes de la Chancellerie, à l’opposé donc de leur mission principale visant à mettre en musique une indépendance réelle pour les magistrats placés sous leur autorité.

–Le second mouvement trouve sa source dans la prise de contrôle croissante sur le système judiciaire d’un parquet de plus en plus puissant mais aussi de plus soumis à l’exécutif : ce parquet, paré des « vertus » découlant de sa qualité « d’autorité judiciaire » – au sens de la Constitution, mais plus de la Convention européenne des droits de l’homme – peut servir de levier au pouvoir exécutif à l’intérieur du champ judiciaire, et ainsi instiller dans la justice le mouvement gestionnaire. Point n’est besoin de s’étendre sur la soumission des parquets au ministère de la Justice : elle a été suffisamment démontrée par ailleurs, dans une littérature qui excède très largement le cadre syndical… Il n’est pas davantage nécessaire de dire combien est forte l’emprise du parquet sur la procédure pénale : il suffit d’indiquer que 95 % des enquêtes et la majorité des réponses pénales sont désormais placées sous son seul contrôle, via les procédures dites d’« alternatives aux poursuites », qui ont largement dépassé, en nombre, le recours à l’audience et au jugement du tribunal correctionnel

Outre les enjeux de pouvoirs rappelés plus haut, ces évolutions répondent aussi à des considérations budgétaires, le coût de ces mesures apparaissant moindre que celui du recours au juge.

–Le troisième mouvement, qui n’est que la conséquence des deux premiers, consiste en une transformation progressive du paradigme judiciaire de base : le procureur poursuit, le juge juge. C’est à l’inverse à une quasi-éviction du juge que nous assistons actuellement. Du système classique dans lequel l’autorité de poursuite requiert et le juge décide, le droit s’oriente désormais, imperceptiblement, vers un changement complet de logique, où l’administration et le parquet prennent toutes les décisions et où le juge du siège n’intervient plus, finalement, que comme voie de recours contre celles-ci.

Cette évolution est à ce point prééminente qu’elle affleure maintenant dans presque tous les domaines d’intervention du juge du siège. Il s’agit officiellement de « recentrer le juge sur son cœur de métier », qui serait de décider, de trancher dans le domaine des libertés publiques, et non plus de superviser un dossier ou une procédure de bout en bout. Il n’est pas inintéressant de relever au passage que ce discours trouve parfois un écho positif chez les magistrats, qui préfèrent se vivre comme des « Salomon », « qui tranchent », plutôt que comme des « assistantes sociales », sans toujours voir qu’ils participent ainsi de leur propre contournement via la redéfinition des standards de leur identité. Le juge correctionnel en offre l’illustration la plus frappante, puisque la logique du « plaider coupable » (ou comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, CRPC) suppose que le parquet se mette d’accord avec le prévenu sur une peine, puis que le juge valide – ou non – la décision (on pourrait d’ailleurs démontrer comment tout, en fait, incite le juge à valider…). Dans cette procédure, le tribunal correctionnel n’intervient que si la CRPC a échoué, ce qui est objectivement rare. S’agissant du juge d’application des peines, la réforme des Services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) de 1999, conjuguée avec la loi dite « Perben II » de 2004, a eu pour effet de découpler totalement le juge du suivi des condamnés pour n’en faire plus que l’autorité chargée de connaître des éventuels litiges survenant, dans le cadre du suivi, entre le travailleur social et la personne condamnée. Poursuivant cette logique, la loi pénitentiaire de 2009 a fait du parquet, voire du directeur du SPIP, une autorité compétente pour décider des aménagements de peine : le juge n’intervient alors que si le condamné conteste leur décision, à la façon d’une juridiction d’appel… Des projets visent à étendre cette logique. Ainsi, pour la protection de l’enfance, il est question de conférer à l’administration, en l’occurrence le Conseil général, toutes les prérogatives de suivi des dossiers, le juge des enfants n’intervenant que sur recours des familles. Cette philosophie nouvelle prend le contrepied de la situation actuelle, où le juge en charge d’un dossier a une compétence générale sur la mesure en cours. Quant au juge d’instruction, l’avant-projet de réforme du Code de procédure pénale présenté le 1er mars 2010 empruntait exactement la même voie avant d’être abandonné, faute de temps pour le concrétiser : le suivi quotidien de l’enquête devait être attribué au procureur de la République, le juge n’étant saisi qu’en cas de désaccord entre ces administrations et les parties, dans le cadre d’un débat dit contradictoire18Il s’agit là d’une redéfinition tout à fait nouvelle du périmètre d’intervention du juge judiciaire, qui ne devient, en première instance, qu’une voie de contestation des décisions de l’administration ou du parquet. Effet induit de la volonté de contrôle du pouvoir exécutif sur la justice, cette évolution découle aussi, à l’évidence, de la managérialisation de la justice évoquée supra, l’intervention du juge du siège étant considérée, à juste titre sans doute, comme plus coûteuse que celle du parquetier ou du fonctionnaire. Elle n’est toutefois pas sans conséquences sur les garanties concédées au justiciable. Elle cache mal en effet, derrière l’alibi du recours au juge, que l’administration a repris le pouvoir réel. Il est beaucoup plus difficile de censurer une décision qui a déjà été motivée et qui a été prise par une autorité en charge du suivi quotidien d’une affaire, plutôt que de prendre une décision en étant soi-même investi de la supervision d’un dossier. Ainsi, l’instrumentalisation du juge, qui marque aussi son éviction, résulte, dans ces perspectives, de son utilisation comme alibi – alibi nécessaire à la régularité formelle du système juridique, mais alibi travestissant mal la réalité d’une fragilisation considérable. Fin de l’extrait


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message