Une justice assujettie au politique

lundi 5 août 2019.
 

La justice est malade de ses procureurs, et c’est la faute des politiques

24 juillet 2019| Par Michel Deléan

Source : Mediapart

Le zèle excessif des procureurs de Nice, de Marseille et de Paris à satisfaire le pouvoir politique plutôt qu’à servir la justice illustre la nécessité de couper définitivement le lien entre le parquet et l’exécutif.

Chaque jour ou presque montre l’impossibilité dans laquelle sont les procureurs français de faire leur métier de façon correcte et en toute indépendance. On sait déjà que les magistrats dans leur ensemble sont trop peu nombreux, harassés de travail et croulant sous les nouveaux textes de loi et les circulaires. Mais la situation faite aux membres du parquet, et en particulier aux procureurs de la République, placés sous l’autorité du garde des Sceaux et nommés par l’exécutif (à la différence des juges du siège), est devenue intenable.

Sidérant, le dernier épisode en date illustrant les liens incestueux entre la hiérarchie parquetière et le pouvoir politique vient de Nice. C’est parce qu’il voulait éviter de mettre le président de la République en difficulté, rien de moins, que le procureur de la République de Nice, Jean-Michel Prêtre, a travesti la réalité et dédouané les forces de l’ordre, trois jours après les graves blessures infligées à Geneviève Legay, 73 ans, lors d’une charge policière aussi brutale qu’injustifiée, le 23 mars.

Comme le révèle Le Monde 3, le procureur de Nice a livré cette explication stupéfiante lors de son audition demandée par le directeur des services judiciaires. Jean-Michel Prêtre a affirmé qu’il n’avait pas voulu mettre le chef de l’État dans l’embarras « avec des divergences trop importantes » entre les versions. Et ce, de sa propre initiative.

Le 25 mars, quelques heures avant la conférence de presse du parquet, Emmanuel Macron affirmait déjà – contre toute évidence – que Geneviève Legay « n’[avait] pas été en contact avec les forces de l’ordre », dans Nice-Matin. Un entretien où le chef de l’État souhaitait « peut-être une forme de sagesse » à la victime, propos qui avaient choqué.

Dans la foulée, le procureur de Nice certifiait le même jour qu’il n’y avait eu « aucun contact » entre Geneviève Legay et les forces de l’ordre, avant de changer complètement de version quatre jours plus tard, après les révélations faites par la presse. Un mensonge d’autant plus impardonnable que Jean-Michel Prêtre était présent au centre de supervision urbain au moment où Geneviève Legay a été blessée, comme l’a révélé Mediapart. Le magistrat a donc été témoin non seulement de la scène, mais aussi du refus des gendarmes d’obéir au commissaire Rabah Souchi, ceux-ci jugeant « disproportionné » l’ordre de charger quelques manifestants pacifiques.

.Quel crédit apporter à la justice quand elle fait de la désinformation et tente de verrouiller les enquêtes sensibles ? Le Code de procédure pénale autorise les procureurs à communiquer sur les affaires en cours – ce que ne peuvent faire les juges du siège –, mais il ne leur demande pas de mentir. Ce même Code de procédure leur confie la direction des enquêtes préliminaires, qu’ils peuvent ouvrir ou classer sans suite à leur guise. Les pouvoirs des procureurs ont été considérablement renforcés ces dernières années aux dépens des juges indépendants. Mais comment peut-on croire qu’un procureur qui ment sciemment dans une affaire « signalée » ne veuille pas l’étouffer ? Comment ne pas imaginer que chez certains, l’envie de faire carrière au parquet s’accompagne d’une complaisance particulière envers l’exécutif, qui a le pouvoir de promouvoir ou de muter les procureurs ?

L’affaire Prêtre est une catastrophe pour l’image (terne) de la justice et la confiance (assez mince) qu’elle inspire aux citoyens. Ce n’est pas la première, on l’a notamment vu lorsque, en 2016, l’alors procureur de Pontoise, Yves Jannier, tordait les faits pour dédouaner les gendarmes après la mort d’Adama Traoré (il a depuis été muté). Depuis le départ en retraite d’Éric de Montgolfier, les procureurs libres, indépendants et courageux ne courent pas les tribunaux.

Entre contrevérités, obéissance servile et décisions prises en opportunité pour ne pas déplaire au pouvoir, il existe aussi des mensonges par omission. Le procureur de Marseille, Xavier Tarabeux, n’a ainsi pas cru bon d’informer son supérieur hiérarchique, le procureur général de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, Robert Gelli, que le numéro 2 du parquet de Marseille, André Ribes, était sur le terrain avec les forces de l’ordre pendant la répression des manifestations des 1er et 8 décembre, qui ont notamment causé la mort de Zineb Redouane, 80 ans, touchée en plein visage par une grenade lacrymogène alors qu’elle fermait ses volets.

Dans ces conditions, comment croire que le parquet veut réellement faire toute la lumière sur le tir de grenade qui a gravement blessé l’octogénaire, morte à l’hôpital ? Certes, une information judiciaire a été ouverte en 48 heures. Mais comment accepter qu’en six mois, un juge d’instruction de Marseille n’ait rien trouvé ? Comment ne pas s’indigner de ce que les CRS ont refusé de fournir les lance-grenades utilisés le 1er décembre, ce qui aurait permis d’identifier le tireur, et que le juge n’a pas insisté ? Conscient que la question de l’objectivité du parquet de Marseille était – a minima – posée publiquement, le procureur général Robert Gelli a demandé et obtenu le dépaysement du dossier Redouane vers un autre tribunal.

Peu après, une photo saisissante, prise pendant les manifs, du procureur adjoint André Ribes, équipé comme un policier de la BAC (casque noir, lunettes de protection, blouson noir, sac à dos noir), dans un style assez éloigné de l’image que devrait donner la justice, était publiée par La Marseillaise 3. Comment ne pas y voir un signe de la porosité généralisée entre les procureurs et les services de police, qui explique notamment le très faible nombre de poursuites pour violences policières ?

Le procureur de Paris ne mord pas la main qui l’a nommé

Les dégâts causés par ces liens incestueux entre l’autorité judiciaire et le pouvoir exécutif ne surviennent pas seulement lorsqu’un procureur dérape individuellement. Le problème est plus profond, et structurel : c’est celui de la dépendance dans laquelle est entretenue la justice, à la fois sous-dotée financièrement et sous tutelle politique.

Cette mainmise de l’exécutif peut être particulièrement malsaine, comme l’a montré l’affaire Jean-Jacques Urvoas. L’alors ministre (PS) de la justice n’avait pas hésité à transmettre au député macroniste Thierry Solère (ex-LR) une note confidentielle du ministère sur une enquête judiciaire en cours le visant personnellement. Cette affaire vaudra à Jean-Jacques Urvoas de comparaître devant la Cour de justice de la République (CJR) au mois de septembre.

Pour sortir par le haut de cette situation, une solution serait déjà de confier le pouvoir de nominations des procureurs au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et non plus au ministère de la justice, ce qui suppose de modifier la Constitution.

Il en va de la responsabilité des politiques d’enfin couper le cordon et de rendre le parquet indépendant, ce que demandent les syndicats de magistrats, mais qu’aucun président de la République n’a fait jusqu’ici. C’est que la litanie des scandales politico-financiers terrifie les chefs d’État successifs, les gouvernements et les parlementaires, chaque famille politique ayant été éclaboussée à tour de rôle. François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy n’ont pas eu de scrupules à faire nommer des personnes de confiance aux postes clés, des Philippe Courroye ou des Jean-Claude Marin, entre autres. Cette mauvaise pratique avait reculé sous François Hollande. Mais le jupitérien Emmanuel Macron, lui, assume crânement vouloir être en ligne avec le parquet, et s’en est expliqué en janvier 2018 devant la Cour de cassation.

.Emmanuel Macron et Édouard Philippe sont allés encore plus loin que leurs prédécesseurs, en recalant le candidat choisi par le CSM pour devenir procureur de Paris, en septembre 2018 : au lieu de nommer Marc Cimamonti, réputé pour son professionnalisme et son indépendance, ils ont auditionné trois candidats, pour choisir finalement le très sage Rémy Heitz, alors directeur des affaires criminelles et des grâces auprès de Nicole Belloubet, place Vendôme.

Ce choix « du prince » entraîne automatiquement une suspicion sur les décisions que doit prendre le nouveau « proc » de Paris dans les affaires sensibles, qui ne manquent pas. Et de fait, l’heureux élu n’a pas causé de tort à ceux qui l’avaient nommé, loin de là. Ainsi, Rémy Heitz applique une politique pénale aussi zélée que peu orthodoxe pour retenir sans motif légal les manifestants en garde à vue, pendant le mouvement des gilets jaunes. Il décide aussi une perquisition assez baroque à Mediapart, pendant l’affaire Benalla. Il classe sans suite le faux témoignage du directeur de cabinet d’Emmanuel Macron dans cette même affaire Benalla. Et sans surprise, il n’ouvre pas d’enquête lorsque les révélations pleuvent sur les éventuelles infractions qu’aurait pu commettre François de Rugy (détournement de biens publics, etc.).

Cette soumission dans laquelle le pouvoir macronien veut maintenir la magistrature trouve une autre illustration éclatante avec le non-remplacement d’Éliane Houlette au parquet national financier (PNF), ainsi que celui de deux juges d’instruction financiers. Alors que son départ en retraite était prévu de longue date, Éliane Houlette a quitté son poste fin juin et, un mois plus tard, la chancellerie n’a toujours pas déniché le mouton à cinq pattes qui pourrait lui succéder : il faut trouver un magistrat compétent en matière économique et financière, mais surtout pas trop indépendant ni trop curieux.

Résultat, personne ne sera nommé avant au moins la fin septembre à ce poste ultrasensible de procureur national financier – ce sont deux magistrats du parquet général de la cour d’appel de Paris qui assurent un intérim. C’est dire l’estime et le respect que le pouvoir actuel accorde à la magistrature. Il faut dire que le PNF fait peur : il peut se saisir d’une quantité d’affaires politico-financières, et il a déjà en magasin deux dossiers très menaçants pour la macronie : l’affaire Kohler, et l’affaire Alstom. Ceci explique peut-être cela.

Quant à Nicole Belloubet, la ministre au faible poids politique – elle vient de se faire raboter une partie de la hausse des moyens 3 prévue pour les tribunaux et les prisons –, ses déclarations aventureuses dans l’affaire Tapie ne sont pas très rassurantes sur l’idée qu’elle se fait de la justice. Alors qu’un garde des Sceaux ne doit pas s’immiscer dans les affaires individuelles, Nicole Belloubet avait estimé publiquement qu’un appel du parquet n’était « pas forcément logique » après la relaxe de l’homme d’affaires. Après cette boulette de taille, et après que Mediapart eut révélé les liens personnels entre le procureur Rémy Heitz et l’un des prévenus du procès Tapie, le parquet de Paris a toutefois fait appel du jugement de relaxe. La transparence a du bon.


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