Au Brésil, les arcanes d’un coup d’État judiciaire

samedi 12 octobre 2019.
 

La destitution de la présidente brésilienne Dilma Rousseff en 2016, le procès à grand spectacle et l’incarcération en 2018 du favori de l’élection présidentielle, M. Luiz Inácio « Lula » da Silva, se fondaient sur un même motif : la lutte contre la corruption. Nombre d’observateurs ont approuvé ce coup de balai donné au nom de la justice républicaine. Avant de s’apercevoir qu’il s’agissait d’un coup d’État judiciaire qui a fini par profiter à l’extrême droite.

L’opération « Lava Jato » (« lavage à haute pression »), liée au plus important scandale de corruption de l’histoire récente brésilienne, éclate en mars 2014. Elle tombe sous la responsabilité du juge Sérgio Moro, qui s’était fait les griffes en 2005 en tant qu’assistant dans une autre affaire très médiatisée : le scandale du mensalão, qui concernait le versement par le Parti des travailleurs (PT) de pots-de-vin mensuels à des députés pour leur soutien.

M. Moro a décrit sa façon de procéder dans un article publié au milieu des années 2000. Elle consiste à imiter les procédures mises au point lors de l’opération « Mani pulite » (« mains propres »), qui, au début des années 1990, avait mis à terre les partis de gouvernement italiens, précipitant la fin de la première république. Dans son texte, M. Moro souligne l’importance de deux aspects de cette méthode : le recours à des peines d’emprisonnement préventif, de façon à inciter à la délation, et les fuites dans la presse, calibrées pour susciter l’ire de l’opinion publique et mettre sous pression suspects et institutions. À ses yeux, la mise en scène médiatique importe davantage que la présomption d’innocence.

Au cours de l’affaire « Lava Jato », le juge brésilien dévoile des talents cachés d’imprésario. Raids, arrestations à grand spectacle, confessions : des coups de fil à la presse et aux chaînes de télévision garantissent à chaque étape une large couverture aux opérations qu’il orchestre. Plus dramatiques les unes que les autres, celles-ci sont numérotées et dotées d’un nom de code emprunté à l’imaginaire cinématographique, classique ou biblique : « Dolce Vita », « Casablanca », « Aletheia » (« vérité » en grec ancien), « Jugement dernier », « Omerta », « Abyss », etc. Les Italiens se targuent d’avoir un sens inné du spectacle ? M. Moro les fait passer pour des amateurs.

Pendant un an, les poursuites ciblent d’anciens dirigeants de la société pétrolière nationale Petrobras, accusés d’avoir été stipendiés, avant de provoquer la chute du premier cadre important du PT (son trésorier, M. João Vaccari Neto) et des responsables des deux plus grandes sociétés du bâtiment et des travaux publics (BTP) du pays, Odebrecht (1) et Andrade Gutierrez. Les manifestations de soutien à M. Moro montent en puissance : exigeant le châtiment du PT et le départ de la présidente Dilma Rousseff, elles placent le Congrès sous pression. Il n’en faut pas davantage au président de l’Assemblée nationale, M. Eduardo Cunha, pour mettre à l’ordre du jour la destitution de la présidente.

Les juges, des justiciers ou des opérateurs politiques prêts à tout ?

Isolée et affaiblie, Mme Rousseff appelle à la rescousse l’ancien président Luiz Inácio « Lula » da Silva. Celui-ci déploie son savoir-faire de négociateur pour réparer les relations avec l’ancien allié, le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB). M. Cunha, dont il apparaît qu’il a placé plusieurs millions de dollars sur des comptes secrets en Suisse, propose un pacte de protection mutuelle : il interrompra ses démarches contre Mme Rousseff si le gouvernement lui rend la faveur. « Lula » enjoint à la présidente d’accepter la main tendue ; elle refuse, soutenue par la direction nationale du PT, qui craint que l’entente soit découverte. Les députés du PT soutiennent les poursuites contre M. Cunha, qui riposte en lançant la procédure de destitution.

De son côté, M. Moro prépare le coup de grâce. Au début du mois de mars 2016, il déclenche l’opération « Aletheia ». « Lula » est interpellé aux petites heures du jour, devant l’objectif des caméras, les médias ayant été avertis. L’ancien président est soupçonné d’avoir bénéficié des largesses d’Odebrecht. D’autres rebondissements suivent. M. Moro intercepte – et divulgue à la presse – une conversation téléphonique entre Mme Rousseff et « Lula », qu’il a mis sur écoute. Les deux dirigeants y évoquent la possibilité pour le second de devenir chef de cabinet (l’équivalent brésilien du poste de premier ministre). Comme les fonctionnaires de rang ministériel et les membres du Congrès jouissent d’une immunité que seule la Cour suprême peut lever, nul ne doute qu’il s’agit d’une ruse pour empêcher son arrestation. Deux juges de Brasília s’opposent à la nomination : le premier, un habitué des vitupérations contre le PT sur Facebook ; le second, un obligé du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), hostile au pouvoir.

La pression de la rue en faveur de la destitution de la présidente atteint son paroxysme. À l’Assemblée, rien n’indique cependant que la majorité des deux tiers soit acquise. De nouveaux raids mettent au jour des carnets d’Odebrecht qui détaillent les sommes versées à environ deux cents personnalités issues de la quasi-totalité des partis. Dans la classe politique, tous les signaux sont au rouge : un opérateur de premier rang au sein du PMDB est enregistré à son insu disant à un collègue qu’« il faut mettre un terme à l’hémorragie ». Or « les types de la Cour suprême » lui ont dit que cela s’avérait impossible tant que Mme Rousseff était au pouvoir, puisque les médias se déchaînent contre elle. Pas d’autre option, explique-t-il, que de la remplacer au plus vite par le vice-président, M. Michel Temer, et de former un gouvernement d’union nationale soutenu par la Cour et par l’armée. En moins de deux semaines, l’Assemblée approuve la destitution de la présidente, laissant le champ libre à M. Moro pour se débarrasser de M. Cunha, devenu inutile. Bientôt exclu de l’Assemblée, celui-ci finit en prison. Le Sénat valide la destitution de la présidente et M. Temer prend la tête du pays.

En 2017, « Lula » est accusé d’avoir accepté un appartement de bord de mer dont il n’a pourtant jamais été le propriétaire légal. Jugé à Curitiba en juillet, il est condamné à neuf ans d’emprisonnement. À la suite d’une procédure en appel, la peine est portée à douze ans. Le premier président issu du PT derrière les barreaux, la seconde destituée sous les quolibets : le naufrage du parti semble total.

Deux analyses du rôle des juges émergent alors. La première les décrit comme des justiciers déterminés à terrasser la corruption ; la deuxième, comme des opérateurs politiques prêts à tout pour parvenir à leurs fins. Dans son ouvrage O lulismo em crise (Companhia das letras, 2018), le sociologue brésilien André Singer les rejette toutes deux. Selon lui, les juges se sont montrés à la fois parfaitement républicains et indéniablement factieux. Républicains : comment décrire autrement l’emprisonnement des chefs d’entreprise les plus riches et puissants du pays ? Factieux : quel autre sens donner au harcèlement systématique des membres du PT alors que ceux des autres partis étaient épargnés – à part M. Cunha, devenu trop encombrant ? Sans parler des affinités politiques des juges, des anathèmes qu’ils ont lancés sur Facebook ou des photographies où on les voit poser, tout sourire, arborant les emblèmes de partis conservateurs. Une question demeure : républicains et factieux, ces juges l’étaient-ils en proportions équivalentes ?

Peine réduite pour le patron d’Odebrecht grâce à la « délation récompensée »

Dans le système judiciaire brésilien, policiers, procureurs et juges forment des corps indépendants les uns des autres. La police rassemble les preuves, les procureurs prononcent les réquisitoires et les juges décident des peines (au Brésil, les jurés n’interviennent que pour les homicides). En pratique, toutefois, les trois fonctions ont fusionné à l’occasion de l’opération « Lava Jato », la police et les procureurs travaillant sous la supervision du juge qui contrôlait les enquêtes, déterminait les peines à requérir et les prononçait : une indéniable négation des mécanismes de base de la justice, qui prévoient la séparation de l’accusation et de la condamnation (sans même évoquer le fait que le juge Moro balaye d’un revers de main le principe de la présomption d’innocence).

Autre coquetterie du système judiciaire brésilien : la « délation récompensée » permet de menacer une personne de peines d’emprisonnement écrasantes, à moins qu’elle ne contribue à impliquer un autre justiciable — l’équivalent judiciaire du chantage. On mesure les dérives auxquelles contribue un tel dispositif à travers le cas de M. Marcelo Odebrecht, le plus riche patron interpellé dans le cadre de l’enquête. Condamné à dix-neuf ans de prison pour corruption, il a vu sa peine réduite à dix ans dès lors qu’il s’est plié au petit jeu de la délation (et est sorti au bout de deux ans et demi). Dans un tel contexte, on peinerait à surestimer la pression subie pour fournir aux magistrats les éléments susceptibles de faire avancer les enquêtes qui les préoccupent le plus.

Mais tout ce qui précède pèse finalement peu au regard de l’introduction du concept de domínio do fato : la possibilité de condamner quelqu’un en l’absence de preuve directe de sa participation à un crime, selon l’idée qu’il ne peut pas ne pas en être responsable. Ce mécanisme dérive de celui de Tatherrschaft (« maîtrise de l’acte »), imaginé par le juriste allemand Claus Roxin pour condamner des criminels de guerre nazis. Mais Roxin a dénoncé l’utilisation brésilienne du principe : figurer à telle ou telle place dans un organigramme ne suffit pas, dit-il, à établir la responsabilité d’un crime. Il faut, de surcroît, que la justice puisse prouver que ledit crime a bien été commandité par l’accusé. Et le juge Moro ne s’est pas encombré de telles finesses. Pour avoir prétendument reçu un appartement d’une valeur de 600 000 dollars, « Lula » a écopé de douze ans de prison (2) : deux tiers de la peine de prison initiale de M. Odebrecht pour moins de 2 % des sommes que ce dernier est accusé d’avoir détournées.

Célébré par la presse, Sérgio Moro n’a subi aucune sanction

Ainsi l’action de la cour de Curitiba correspond-elle néanmoins peu ou prou au cocktail identifié par Singer : une dose de zèle républicain, une autre de stratégie factieuse. Lorsqu’on remonte dans la hiérarchie judiciaire jusqu’à la Cour suprême, les choses changent. Ici, ni rigueur éthique ni ferveur idéologique. Les motivations s’avèrent bien plus sordides (3).

Contrairement à ses équivalents ailleurs dans le monde, la Cour suprême brésilienne combine trois fonctions : elle interprète la Constitution ; elle joue le rôle de cour d’appel de dernier recours pour les procès civils et criminels ; et, enfin, elle concentre la faculté de poursuivre les dirigeants politiques – membres du Congrès et ministre –, qui jouissent sans cela d’une immunité connue sous le nom de fort privilegiado. Les onze membres de la Cour sont nommés par l’exécutif. À l’opposé de ce qui se passe aux États-Unis, leur confirmation par le pouvoir législatif n’est qu’une formalité. Aucune expérience préalable des cours de justice n’est requise : avoir pratiqué en tant qu’avocat ou procureur suffit.

De tout temps, la nomination des membres de la Cour a davantage reposé sur des logiques de réseaux que sur des affinités idéologiques. Dans l’équipe actuelle, l’un des membres a été l’avocat de « Lula », un deuxième est un obligé de l’ancien président Fernando Henrique Cardoso, et un troisième un cousin d’un autre président, M. Fernando Collor de Mello. Lorsque la pression du public exigeant la destitution de Mme Rousseff était au plus haut, huit des onze membres de la Cour avaient été choisis par la présidente et par son prédécesseur. Mais, les juges affichant la couleur politique du caméléon, ceux qui devaient leur appointement au PT cherchèrent précisément à marquer leur indépendance vis-à-vis du parti au pouvoir. Ils se contentaient dans les faits de substituer une forme d’allégeance à une autre : oubliés les caciques du PT, ils obéissaient désormais aux médias dominants.

Dès le début de l’opération, l’équipe de Curitiba utilisa les fuites et les révélations à la presse pour court-circuiter les procédures normales. Précipiter la stigmatisation publique d’un accusé avant sa comparution est normalement interdit, mais M. Moro s’en priva d’autant moins qu’il pouvait compter sur les journalistes pour mettre la Cour suprême sous pression. Lorsqu’un des juges de l’institution l’informa que le principe de l’habeas corpus exigeait qu’il libère un dirigeant de Petrobras, M. Moro se tourna vers la presse, déclarant que, dans ce cas, il lui faudrait également libérer des trafiquants de drogue. Son supérieur opéra une volte-face. Après avoir enfreint trois normes encadrant les écoutes téléphoniques et rendu publique la conversation entre « Lula » et Mme Rousseff, le juge Moro se justifia en expliquant qu’il avait agi dans l’« intérêt général ». Célébré comme un héros national dans la presse, il ne subit aucune sanction.

Quelques jours après son élection à la présidence du pays, en octobre 2018, M. Jair Bolsonaro a annoncé que M. Moro avait accepté le poste de ministre de la justice. Dans les années 1990, les magistrats italiens chargés de l’opération « Mani pulite » avaient regretté que leurs efforts pour lutter contre la corruption aient en définitive favorisé l’accession au pouvoir de M. Silvio Berlusconi. Au Brésil, la star de « Lava Jato » s’est réjouie de rejoindre l’équipe d’un des rares dirigeants politiques susceptibles de faire passer M. Berlusconi pour un personnage sympathique.

NOTES

(1) Lire Anne Vigna, « Les Brésiliens aussi ont leur Bouygues », Le Monde diplomatique, octobre 2013.

(2) NDLR. À cette première peine s’ajoute une seconde, de douze ans également, prononcée en février 2019.

(3) NDLR. À partir du 9 juin 2019, le site d’information américain The Intercept a révélé une série de messages cryptés du juge Moro confirmant qu’il avait manipulé l’opération « Lava Jato » à des fins politiques.

Article du Monde Diplomatique, septembre 2019

Perry Anderson est historien, professeur à l’université de Californie à Los Angeles. Une version de cet article a été publiée par la London Review of Books

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