Révolution citoyenne au Liban

vendredi 8 novembre 2019.
 

Le processus en cours au Liban est caractéristique de ce que nous désignons comme une « révolution citoyenne », conséquence politique de « l’ère du peuple ». À cette étape, la valeur descriptive et prédictive de la théorie est amplement confirmée. Mais chaque situation nationale fournit une ample moisson de faits et de leçons à tirer pour soumettre la théorie à l’épreuve des faits, l’étoffer et enrichir notre pratique.

Dans la vague de celles qui ont lieu à cette heure, celle en cours au Liban est l’une des plus remarquables. Par le nombre des manifestants tout d’abord. Un million de Libanais sont descendus dans la rue. C’est-à-dire qu’un quart de la population du pays s’est mobilisé activement en quelques jours seulement. La puissance et la rapidité de propagation du phénomène frappent les esprits.

Elles peuvent s’expliquer par le fait que le paysage social typique de l’ère du peuple est présent de manière presque chimiquement pure dans ce pays. D’un côté, il y a bien une oligarchie. Elle est très concentrée, très faible en nombre et nettement détachée du reste de la société. Le Liban est un des pays les plus inégalitaire du monde. 7 personnes y possèdent une fortune équivalente au quart du PIB. À peine 0,3% de la population possède autant que la moitié la moins riche.

Cette oligarchie est très liée au modèle capitaliste typique de notre époque : la globalisation financière. Le Liban est connu pour sa législation très accommodante pour les sociétés offshores étrangères et pour son secret bancaire. Son système financier joue un rôle important dans le recyclage des capitaux accumulés par les monarchies pétrolières du Golfe. Dans ses travaux de recherche à l’école d’économie de Paris, dans l’équipe de Thomas Piketty, Lydia Assouad a montré que les 10 % des Libanais les plus riches accaparaient 56 % du revenu national. En comparaison, cette polarisation de la richesse en France, n’est « que » de 32%. Il y a donc une classe extrêmement riche, pour laquelle les patrimoines augmentent de manière vertigineuse. Les 0,01 % les plus riches au Liban sont proportionnellement deux fois plus riches que les 0,01% les plus riches en France. Par-dessus tout, il n’y quasiment aucune taxation sur les revenus et encore moins sur le patrimoine. L’impôt sur le bénéfice des entreprises est parmi le plus faible au monde. Du coup, les principales rentrées de l’État viennent de la TVA, l’impôt injuste par excellence.

En face de cela existe par conséquence une pauvreté très âpre. 30% des Libanais vivent avec moins de 4 dollars par jour. Et la répartition géographique est très différenciée. Beyrouth est moins mal lotie. Mais quand on passe dans la plaine de la Bekaa, proche de la Syrie, on arrive à 40 % de pauvres. Il faut ajouter à cela la pauvreté des camps palestiniens, et celle du million de réfugiés syriens qui ont eux aussi manifesté avec les libanais ces derniers jours.

Cette extrême polarisation sociale est la signature d’une mise en œuvre féroce des politiques caractéristiques du néolibéralisme : toujours moins d’État et de services publics et une foi aveuglée dans la bonne allocation des ressources par le marché. Résultat : la grande masse de la population libanaise se trouve sévèrement entravée quand il lui faut accéder aux réseaux collectifs de base de la vie quotidienne en ville, qu’ils soient privés ou, exceptionnellement, publics.

C’est d’ailleurs le déclencheur de l’insurrection actuelle : une taxe sur les communications par la messagerie WhatsApp. Il s’agit donc de l’accès au réseau de communication. Le motif peut paraître dérisoire. Il n’en est rien. Cette messagerie est le premier moyen de communication des libanais. Dans des sociétés urbaines comme les nôtres, la possibilité de communiquer rapidement et à distance est primordiale dans la vie ordinaire. Un élément s’y rajoute dans le cas du Liban. WhatsApp est un moyen gratuit de communication internationale. Or, la diaspora libanaise dans le monde est très importante. Ne plus pouvoir accéder à WhatsApp c’était donc concrètement, pour beaucoup de Libanais, perdre la possibilité d’échanger avec sa propre famille à l’autre bout du monde. Sans oublier que les liens avec la diaspora sont parfois aussi une source de revenus pour ceux qui vivent au pays. L’accès au réseau de communication n’est donc pas un luxe dérisoire ou une activité marginale pour la vie et notamment pour celle des classes moyennes urbaines.

Ces classes moyennes urbaines sont le foyer d’où part une déception active. Au contraire des populations rurales traditionnelles tenues sous tous les jougs, le peuple urbanisé a généré une classe moyenne qui a réellement cru à une ascension permanente liée à la modernité néolibérale. L’effacement des souvenirs de guerre dans la jeune génération amplifie cette exubérance déçue. L’implication de ces catégories sociales fait la différence de niveau et de contenu dans les mobilisations citoyennes. Au Liban comme dans beaucoup d’autres endroits, les classes moyennes sont à leur tour étranglées par l’accélération de la concentration de la richesse. Elles ne cessent de voir la baisse de leur niveau de vie depuis les années 1990, pic de leur illusion d’enrichissement sans fin. Depuis la crise financière de 2008, la classe moyenne s’enfonce et les gens s’endettent pour le quotidien. La dette privée a explosé. La paupérisation est alors un fait palpable. Elle est vécue comme une offense dont les intéressés refusent de se sentir responsables.

Un bon exemple de cette action émolliente sur un milieu social traditionnellement acquis au refus de la désobéissance civile : les militaires retraités mobilisés en avril de cette année 2019. Ce n’est pas rien d’avoir eu ce genre de mobilisations dans la rue avec des gens d’habitude cantonnés à faire du lobbying discret ou des communiqués de leur association de retraités. Rien ne l’explique sinon le glissement social à l’œuvre dans ce milieu. On devine son impact sur le reste de la société quand on sait quel symbole est l’armée dans un pays entouré de guerres qui a lui-même été envahi et occupé par son voisin israélien. Face aux manifestations, l’armée est donc désormais tiraillée de l’intérieur. Une hésitation typique de l’ambivalence des classes moyennes. C’est ce que montrent les nombreuses images de soldats en pleurs devant la foule. Sans oublier la publication de tweets plutôt favorables aux manifestants émis par des hauts gradés militaires. Ou le refus des militaires d’accomplir certaines taches de police pour lesquelles ils n’ont aucune préparation technique.

Toutes les classes moyennes sont affectées par la contamination du déclassement. Les enseignants sont caractéristiques de cette ambiance. Eux sont mobilisés depuis des mois, même depuis des années. Ils ont fourni un point d’effervescence constant. Ils ont enchaîné les grèves et les protestations. Leur action est toujours passée sous les radars médiatiques hors du Liban. Sur place aussi, cela a longtemps semblé un peu anecdotique comme si ces mobilisations manquaient de panache pour un chercheur comme pour un journaliste. Mais ce sont eux qui ont été la catégorie mobilisée la plus constante et la plus nombreuse. Ils représentent donc bien l’état d’esprit de ces classes moyennes exaspérées par leur déclassement.

Car l’appauvrissement n’est pas qu’une situation monétaire et un souci comptable. Il signifie surtout des ruptures d’accès aux réseaux collectifs de la vie en ville. Et même davantage, parfois de façon peut-être plus mortifiante encore ! Ainsi quand cela signifie la coupure d’accès aux réseaux significatifs d’un statut social ou d’un projet de progrès de la condition sociale des membres de la famille. C’est le cas de l’accès au réseau d’éducation à tous les niveaux et bien sûr à l’entrée de l’Université. Cette impossibilité d’accès quand elle se profile est vécue comme une stigmatisation et un déclassement insupportable.

Peut-être aussi parce qu’elle intervient dans un contexte de délabrement général dont tous souffrent. Sauf, bien sûr, les ultras riches. Car ils ont fait sécession et disposent de leurs propres moyens dans tous les domaines. Mais les groupes électrogènes et les bonbonnes d’eau équipée de filtres ne sont pas à la portée de tous.

En tous cas, le Liban est aussi le pays des coupures d’électricité. Depuis la fin de la guerre civile, dans les années 1990, il n’y a jamais eu d’investissements publics suffisants dans le réseau d’électricité. Résultat : la production nationale est en déficit chronique. L’électricité est rationnée : un habitant de Beyrouth doit subir 4,5 heures par jour de coupure et jusqu’à 9h à l’extérieur de la capitale. Depuis une dizaine d’années, plusieurs plans gouvernementaux faisant appel à des partenariats publics-privés ont échoué à résoudre le problème. Le dernier plan en date, du début de l’année, prévoit une augmentation des tarifs de 180% d’ici 2025 et la fin des subventions à l’entreprise nationale Électricité du Liban. Première conséquence : dans l’été 2019, les périodes de coupures ont augmenté. Des manifestations ont eu lieu en août dans le nord du pays dont la principale ville, Tripoli, est aujourd’hui surnommée « la mariée de la Révolution » en raison de la force de sa mobilisation.

Cette énumération dresse le tableau que met en cohérence « la théorie de l’ère du peuple ». L’accès aux réseaux, le bon fonctionnement de ceux-ci sont le cœur des révolutions citoyennes. Dès 2015 le Liban a connu une mobilisation populaire de masse sur ce type de questions. C’était pendant la « crise des déchets ». Elle avait été provoquée par l’incapacité de la classe dirigeante à mettre en place un réseau efficace de collecte et de recyclage des déchets. Deux éléments déclencheurs, la fermeture d’une décharge dans la périphérie de Beyrouth et la fin d’un contrat avec une entreprise privée de collecte, avaient suffi à noyer le pays sous les ordures. Des mobilisations de masse avaient alors eu lieu. Et déjà à l’époque, les gens avaient défilé avec le mot d’ordre « le peuple veut renverser le régime ». Le passage de la phase instituante du peuple en action à la phase où s’affirme une volonté destituante a déjà été franchie une première fois. Mots d’ordre et action ont bien évolué depuis. Ils englobent la totalité du champ politique.

Ces expériences communes ont forgé une conscience populaire plus expérimentée. Ceux qui ne lisent les sociétés qu’avec des grilles d’analyses du choc des civilisations, des communautés séparées par des frontières infranchissables n’ont pas pu le voir. Pourtant, aujourd’hui, dans les manifestations, en dépit des religions des uns et des autres, des choses que l’on disait indépassables au Liban, sont largement surmontées. La revendication d’intérêt général de pouvoir accéder aux réseaux collectifs, puis la volonté d’obtenir la chute du régime en place, unissent le peuple.

Les mobilisations sont ici comme ailleurs caractérisées par la recherche d’unanimité. C’est une signification de l’omniprésence du drapeau national, comme c’était aussi le cas en Algérie ou en France, comme c’est le cas au Chili. Le fait que les gens s’emparent spontanément des symboles de la communauté nationale en même temps qu’ils réclament le départ de leurs dirigeants exprime la centralité absolue de la demande de souveraineté de ces mouvements. Cela ne signifie pas une fermeture des révolutions citoyennes dans une idéologie purement chauvine. Ce qui est en jeu dans ce type d’usage du drapeau national c’est l’affirmation de l’existence d’une communauté humaine liée par des intérêts communs. Et ces derniers sont alors considérés comme d’intérêt général face aux intérêts particuliers, communautaires ou de classe.

Cette façon d’agir va loin et elle intègre tous les éléments disponibles qui peuvent la légitimer. Alors nous découvrons comment notre monde est globalisé non seulement par les réalités économiques mais tout autant par celles de l’image, des modes de consommation, et des imaginaires. Les Libanais mobilisent donc ce qu’ils trouvent d’utile et de gratifiant en matière d’action populaire de masse. Leur appétit dans ce domaine ne s’arrête pas aux frontières. En attestent ces signes et symboles « révolutionnaires » à qui ils font franchir les frontières. On a vu des manifestants à Beyrouth porter des gilets jaunes. D’autres les masques de « La Casa de papel », manifeste anticapitaliste non violent typique de cette saison de l’histoire des classes moyennes insurgentes !

Autre phénomène au Liban commun aux insurrections partout dans le monde : la place des femmes. Dans un contexte de révolution citoyenne, elles sont généralement très présentes et visibles dans les mobilisations et dans la prise de parole. Ainsi, une jeune femme que l’on voit sur une vidéo devenue virale se défendre avec virulence contre un policier est devenue une icône au Liban. On la surnomme « la Marianne du Liban ». On se souvient de ces femmes Gilets jaunes qui défilaient à Lille grimées en Mariannes. Ou bien de la « reine de Nubie », haranguant la foule debout sur le toit d’un camion. Cette femme devenue un symbole de la Révolution au Soudan.

Dans ces processus, les femmes occupent des rôles desquels elles sont généralement écartées par les organisations politiques ou syndicales traditionnelles. À partir de là, toutes les activités typiquement genrées changent de registre. Ainsi les a-t-on vu organiser un service d’ordre spontané à Beyrouth lors d’une manifestation à la grande surprise des violents empêchés d’agir. On sait que l’hiver dernier sur les ronds-points français, leur rôle en tant que dirigeantes était essentiel. La présence et l’action des femmes dans les révolutions citoyennes sont toujours un signal de la profondeur d’enracinement de ces dernières. Il en est ainsi parce que les femmes sont presque toujours l’ultime ligne de pérennité de fonctionnement de la société en tant qu’organisatrices de la vie quotidienne de la famille. En même temps, elles subissent davantage les conséquences du système : la précarité du travail leur est réservée à elles d’abord. Et quand la vie quotidienne est rendue impossible par les dysfonctionnements des réseaux et services publics, elles sont souvent dans l’obligation de mettre au point seules des stratégies de débrouille et de survie. Quand ce niveau de la vie quotidienne se paralyse c’est que l’insupportable est devenu la règle. On connaît la conséquence. La présence de femmes est l’indicateur le plus fort de l’irréversibilité de processus auxquels elles participent.

La Révolution citoyenne au Liban est pour l’instant dans sa phase destituante. Elle a dépassé la phase instituante, celle ou le peuple cesse d’être seulement une population atomisée et sans volonté collective, pour apparaître d’un coup sur la scène en tant qu’acteur social et politique. Au Liban, le signal le plus fort de cette émergence est l’extension du mouvement sur l’ensemble du territoire. La mobilisation ailleurs qu’à Beyrouth était timide en 2015, même si on voyait arriver dans la capitale des gens venus de tout le Liban avec des pancartes signant leur localité. Oui, il y avait eu quelques routes coupées en région. Mais cette fois-ci les gens se mobilisent dans leur propre région. C’est inédit. Il n’y avait jamais eu de manifestations de ce type à Tripoli (nord – ville plutôt sunnite), et Nabatiyeh (sud – ville plutôt chiite, bastion du Hezbollah). C’est à dire dans des espaces que l’on pensait quadrillé par des mouvements politico-communautaires capables de mobiliser/démobiliser à leur guise.

Le mouvement citoyen actuel semble montrer qu’ils ont perdu l’exclusivité de cette capacité. D’autres ressorts agissent qui les surpassent. Chacun fait appel à des réalités transversales dans la société. Cela se voit quand on observe comment convergent des mouvements eux aussi restés sectorisés dans le passé. On connaît le rôle des activistes laïcs internationalisés du centre-ville beyrouthin. On les avait vu réapparaître en 2018 autour d’une liste municipale à Beyrouth – Beirut Medinati (Beyrouth ma ville). À présent s’y joignent d’autres courants sociaux qui couvaient depuis un moment alors même que les syndicats restaient très faibles. J’ai évoqué les militaires et les enseignants. Ces processus collectifs sont liés à des corporations centrales dans la vie de la société libanaise.

Mais ce n’est pas l’unique fonctionnement explosif en arrière-plan de l’insurrection actuelle. En effet il faut encore citer une autre de ces composantes : celle de la visibilité désespérée. Elle fonctionne dans un tout autre registre, mille fois plus individuel. Je parle ici du syndrome des « Mohammed Bouazizi » libanais pourrait-on dire en reprenant le nom de ce vendeur de légumes qui, en s’immolant par le feu, a déclenché la mobilisation de la Tunisie jusqu’à la chute de Ben Ali. Cela a été le cas au Liban aussi. Des hommes, qui, ne trouvant plus à se mobiliser collectivement optaient pour la démonstration individuelle la plus irrémédiable : le suicide public de désespoir. C’est le cas de ce libanais, Georges Zreik, en février dernier, qui s’est immolé parce qu’il s’était trouvé incapable de payer les frais d’école de sa fille. Depuis des années ce mode d’action est régulier. Il s’observe justement souvent hors de Beyrouth. Et jusque dans notre pays il faut s’en souvenir. Certes personne n’est devenu l’étincelle d’un mouvement. Mais cela continue pourtant. Au Liban, il y a eu des cas d’immolations tout au long de ces derniers jours. Cette forme de détermination si exceptionnelle n’apparait pas en autant de cas sans signifier une rupture profonde dans la société.

Ce soubassement social antérieur donne une composante décisive de la trame de fond d’où surgissent les mobilisations actuelles au Liban et dans le monde. Mais elle ne les résume pas. Elles n’en sont pas non plus un simple élargissement. Il s’agit d’autres choses, qui additionne des composantes très variées mais ne se résume pas non plus à cette addition. On parlera plutôt à ce sujet de propriété émergente. Elle résulte d’une longue liste de condiments qui se transforment en matière inflammable. Alors le détonateur surgit à l’occasion de l’éviction pour l’accès à un réseau collectif vital.

Après la phase qui l’instituait comme acteur d’une revendication collective, le mouvement citoyen libanais est entré presque sans délai dans la phase destituante qui est le cœur d’un processus de révolution citoyenne. Il s’agit maintenant pour lui de faire dégager le personnel dirigeant du pays. Sa corruption généralisée, qui est la forme la plus dégénérée du régime néolibéral est pointée du doigt. « Tous, cela veut dire tous » est le slogan dégagiste utilisé par la foule. Il vise évidemment aussi les chefs de clans religieux qui structurent depuis des décennies la société politique et les institutions du pays. C’est la version libanaise du « Que se vayan todos » sud-américain. « Qu’ils s’en aillent tous ».

« Tous » : les responsables politiques mais aussi les médias, identifiés par les manifestants comme la seconde peau du système. Dans la semaine passée, des manifestations ont eu lieu au pied des immeubles de grands médias. Comme au Chili. Toute « l’officialité », tous les pouvoirs constitués sont visés. C’est l’étape indispensable pour passer à la suivante : celle du peuple constituant. Celui qui créé de nouvelles institutions pour organiser la vie collective. Ce en quoi consiste la révolution citoyenne en tant que transition d’époque.


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