Formes de lutte – Mobilisation contre la réforme des retraites : l’ombre des « gilets jaunes »

mercredi 15 janvier 2020.
 

Après un an de mouvement des « gilets jaunes », les mobilisations contre la réforme des retraites ont marqué le retour en force des organisations syndicales et des formes plus classiques de lutte sociale. Sur le terrain, les modes de résistance ne sont pourtant plus tout à fait les mêmes.

Fini le temps des occupations de ronds-points, la construction de cabanes ou les manifestations sauvages, ce mois de décembre aura vu – à travers la mobilisation contre la réforme des retraites – le retour des formes plus traditionnelles du mouvement social et des grands cortèges parisiens : République-Nation.

« On retrouve une mobilisation qui s’inscrit classiquement dans le cadre de l’espace professionnel et par rapport à une réforme, elle aussi, classique », souligne le sociologue spécialiste des mobilisations syndicales Jean-Michel Denis pour qui : « Sur le plan formel, on a des journées nationales d’actions, un front syndical plus ou moins complet, de grandes manifestations, un cycle de négociations avec des représentants syndicaux… »

Pourtant, la mobilisation des « gilets jaunes » – initialement très marquée par la défiance à l’égard des organisations syndicales – a radicalement changé le paysage. Du côté des syndicats, on est conscient qu’une attente immense s’est levée en matière de justice sociale et qu’il serait bien dangereux de la décevoir.

À Paris, ce samedi 28 décembre, environ 300 gilets jaunes sont partis de la place de la Bourse, au cœur de la capitale, avec des pancartes proclamant « Âge pivot, âge tombeau », en écho à l’« âge d’équilibre » assorti d’un bonus-malus que le gouvernement veut fixer à 64 ans en 2027. Ils ont ensuite convergé vers le cortège de plusieurs milliers de manifestants qui s’est élancé de la gare du Nord, à l’appel des unions régionales de plusieurs syndicats.

« Les syndicats jouent gros dans cette affaire », estime Luc Rouban, chercheur au Centre de recherche politique de Sciences-Po (Cevipof). Celui-ci souligne que « la confiance dans les syndicats et dans ces formes de dialogue social reste globalement très faible. En termes stratégiques, s’ils acceptent des petits amendements techniques, ils montreront qu’ils n’arrivent pas à se faire les relais de la contestation qu’ont portée les gilets jaunes. Une contestation qui avait, ce qu’on retrouve aujourd’hui dans les cortèges, de forts accents anticapitalistes ».

Pour les directions syndicales, l’enjeu est d’autant plus important qu’au fil des mois, leur base s’est souvent fortement impliquée au sein des gilets jaunes. Passée la grande défiance initiale, les liens profonds se sont souvent créés. « On voit dans la mobilisation actuelle que gilets jaunes et syndicats sont moins incompatibles qu’on pouvait l’imaginer », assure ainsi l’historien du mouvement ouvrier Samuel Hayat qui observe aujourd’hui « des circulations de modes d’action sur la base de rapprochements qui ont été faits sur le terrain. Cela se traduit par des actions plus spontanées, plus directes ».

Le cas de la grève du technicentre de Châtillon – lancée sans préavis pendant les vacances de la Toussaint et qui a abouti à bloquer pendant plusieurs jours le trafic ferroviaire de tout l’Ouest – est, selon le chercheur Laurent Jeanpierre, auteur de In girum - Les leçons politiques des ronds-points (La Découverte, 2019), assez exemplaire d’actions syndicales « post-gilets jaunes ».

« On ne déclare pas une action, comme on ne déclare pas une manifestation en misant sur l’effet de surprise. Comme les luttes institutionnelles ne paient pas, il me semble que ce répertoire va se généraliser », assure-t-il soulignant qu’« aujourd’hui, Martinez ne fait pas complètement ce qu’il veut. Avant le 5 décembre, il avait dit qu’il était prêt à négocier et il s’est fait rappeler à l’ordre par sa base ». Une base prête à en découdre et qui s’est préparée depuis septembre, avec une vraie réflexion pour tenir longtemps, « et ce indépendamment du calendrier de la centrale », souligne le chercheur.

« La frontière de l’acceptabilité de la violence s’est déplacée. Aujourd’hui, il est plus compliqué pour les organisations syndicales de condamner la violence, surtout compte tenu de la violence policière qu’il y a en face », poursuit Laurent Jeanpierre.

Pour lui, le poids de la mobilisation des gilets jaunes se lit aussi au travers d’une relocalisation de la conflictualité sociale. « Mon hypothèse est qu’il va y avoir un déplacement vers des arènes plus locales. Le 5 décembre, il y a eu 245 points de mobilisation. Cela veut dire deux à trois points par département. Je le vois comme une empreinte du mouvement qui était très décentralisé, très éclaté sur le territoire. Aujourd’hui, on peut dire que ce n’est plus le bus parisien qui fait la manif. »

À Toulouse, le 5 décembre, plus de 30 000 personnes, selon la police, ont défilé – 100 000 selon les organisations syndicales. À Marseille, ils étaient 25 000, 20 000 à Lyon et Bordeaux et 13 000 à Lille, selon les chiffres préfectoraux. « Il y a une réhabituation à la mobilisation de rue là où il n’y avait pas ou plus de manif », observe le sociologue. Ce que décrivent nombre de gilets jaunes interrogés ces derniers jours.

« Ce mardi 17 décembre, on a décidé de manifester à la sauce gilets jaunes, en bloquant toute une zone. On est restés deux heures trente dans une même rue, raconte Pierre-Gaël Laveder, militant de La France insoumise encarté à la CFDT et gilet jaune de la première heure à Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire). En amont, détaille-t-il, les gilets jaunes locaux avaient distribué 8 000 tracts. « Un nombre énorme pour une ville de 18 000 habitants et sans rapport avec ce qu’ont fait les syndicats. D’ailleurs, l’affluence dans la ville a été record. Pour la loi travail on était 600, là on était près de 1 600 personnes », explique-t-il.

« Une grève gilet-jaunée. Voilà la belle surprise »

Slogans, chansons, tags de rue, beaucoup ont souligné la créativité particulière des cortèges de ces dernières semaines, en partie inspirée par la lutte des gilets jaunes.

Au soir du 5 décembre, l’AG des gilets jaunes de Belleville jubile. Et voit dans la mobilisation un affranchissement du mouvement social vis-à-vis des centrales syndicales. « Une grève gilet-jaunée. Voilà la belle surprise de ce jeudi 5 décembre », s’enthousiasme le collectif dans un texte publié sur leur page Facebook, en décrivant des cortèges où « lycéens, étudiants, enseignants, travailleurs, chômeurs, grévistes qui ont marché en dehors des syndicats l’ont fait en criant à tue-tête des slogans gilets jaunes. Et, surprise encore, même dans le cortège syndical arrivant finalement avec ses ballons à 20 heures sur la place de la Nation (après être parti six heures plus tôt de la gare de l’Est !), ce sont les classiques chants des gilets jaunes que l’on entend, à commencer par “Ré-vo-lu-tion” ! »

L’historienne Ludivine Bantigny, auteure de Révolution (Anamosa, 2019) et qui a beaucoup suivi le mouvement des gilets jaunes depuis un an, a aussi fait le constat d’une « créativité particulière » dans les mobilisations de ces derniers jours.

« Dans les slogans, les chansons, c’est très joyeux », souligne-t-elle, en tenant à préciser néanmoins que cette inventivité n’est pas en soi « totalement nouvelle » et s’inscrit dans les précédentes mobilisations contre les réformes des retraites de 1995, 2003 ou 2010 où la dimension interprofessionnelle était déjà très forte. « Il y a aujourd’hui une tradition qui est réactivée. Et je ne voudrais pas qu’on oppose la créativité des gilets jaunes à un supposé archaïsme des organisations syndicales. Ils ne sont pas arrivés sur une table rase », précise-t-elle.

Pierre-Gaël Laveder, avec sa double casquette de gilet jaune et de représentant syndical, veut lui aussi nuancer le fait, souvent mis en avant, que les gilets jaunes auraient plus obtenu que toutes les luttes syndicales de ces dernières années. « D’abord, il faut rappeler que c’est un one shot. Il y a les annonces de décembre [le plan Macron annoncé le 10 décembre 2018 – ndlr] mais après, c’est terminé. Et on ne va pas comparer cela avec ce qu’ont obtenu les organisations syndicales en 120 ans », avance-t-il.

Par ailleurs, le mouvement des gilets jaunes, si critique au départ avec les syndicats, a aussi permis paradoxalement à ces organisations de se renouveler. « Beaucoup de syndiqués ont été gilets jaunes, le plus souvent sans mettre en avant leur étiquette et ce qui est frappant c’est comme les militants syndicaux disent tous que cela leur a redonné un coup de fouet et que cela leur a aussi permis de renouer avec des lieux qu’ils avaient désertés. Il y a une énergie nouvelle trouvée dans le mouvement », estime Ludivine Bantigny.

Pour autant, dans le bras de fer aujourd’hui engagé avec le gouvernement, évidemment de façon très différente selon les organisations, la CFDT ayant de longue date affiché son soutien à la retraite par points et son envie de « négocier », va se jouer la capacité des syndicats à être les porte-voix d’une exigence de justice sociale qu’ont incarnée les gilets jaunes.

Une partie du mouvement des ronds-points n’entend pas, comme le dit sans détour l’AG de Belleville, voir le mouvement trahi par « le train-train de la négociation syndicale ». « Ils vont nous la faire à l’envers. Tout le monde, les syndiqués comme les non syndiqués s’accordent à dire que les représentants des syndicats vont nous la faire à l’envers, comme d’habitude », affirme le texte, appelant donc à faire « dérailler le train-train de la négociation syndicale que tentent d’installer médias et gouvernement ».

Pour Ludivine Bantigny, la relation entre syndicats et gilets jaunes est effectivement parfois marquée par « une amertume réciproque ». D’un côté, les gilets jaunes ont maintes fois exprimé le rejet de la bureaucratie et leurs compromissions dans les négociations des syndicats ; de leur côté, les syndicats ont aussi vis-à-vis d’une population qui manifestait souvent pour la première fois « une amertume de ceux qui vouent une partie de leur vie à défendre des salariés et disent : mais où étiez-vous quand on s’est mobilisés contre la loi travail ? Où étiez-vous lors des mobilisations précédentes sur les retraites ? », affirme-t-elle.

L’historienne souligne aussi que les critiques portées par les gilets jaunes à leur endroit sont aussi très présentes à l’intérieur des organisations syndicales elles-mêmes. Ce qu’a bien exprimé ces derniers jours la CFDT-Cheminots, en appelant à poursuivre la grève en dépit de l’appel à la trêve lancé par Laurent Berger.

Lucie Delaporte


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