La renaissance du socialisme aux États-Unis

jeudi 11 février 2021.
 

- 1) Le socialisme aux États-Unis, pourquoi seulement aujourd’hui ?
- 2) Histoire du socialisme aux États-Unis

Sondage : Aux Etats-Unis, l’anticapitalisme fait carton plein chez les jeunes démocrates

Victoire au Nevada : avec Sanders, le monde peut enfin changer (Jean-Luc Mélenchon)

États-Unis : vers une nouvelle gauche

Alexandra Ocasio-Cortez : symbole du renouveau démocrate socialiste aux USA

Face à Trump, le come-back de la gauche aux États-Unis, incarnée par des « gens ordinaires »

États-Unis. 28 ans, “socialiste” et latino : Alexandria Ocasio-Cortez secoue le Parti démocrate

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Avec l’accroissement des inégalités, de la pauvreté et de la précarité généralisée aux USA, les idées socialistes longtemps marginalisées reprennent de la force comme en témoigne la montée de la popularité de Beny Sanders depuis 2016. On peut donc parler de renaissance ou de renouveau du socialisme dans ce pays.

Premier texte : Le socialisme aux États-Unis, pourquoi seulement aujourd’hui ? Le Monde diplomatique

https://www.monde-diplomatique.fr/2...

par Edward Castleton

Au cours d’un entretien accordé à CNBC le 6 mai 2019, M. Bill Gates a laissé entendre que l’enthousiasme suscité par des personnalités politiques comme le sénateur Bernie Sanders ou la représentante de New York Alexandria Ocasio-Cortez, qui défendent des idées socialistes au sein du Parti démocrate, ne l’inquiétait guère. Leur conception du socialisme exprimerait selon lui le désir de certains de ses concitoyens d’augmenter les impôts, mais pas la volonté d’abolir le capitalisme en tant que tel. Or M. Gates se dit ouvert à une plus grande progressivité de la fiscalité sur le revenu et à une augmentation des droits de succession, réduits comme une peau de chagrin par le président Donald Trump, lui-même milliardaire.

M. Gates n’est pas le seul de cet avis. M. Warren Buffett a souligné qu’il payait un impôt proportionnellement plus faible que celui de sa femme de ménage ou de son majordome. Un tel mélange d’inquiétude et de philanthropie distingue ces milliardaires américains des riches Romains de l’époque de saint Augustin, qui, séduits par l’au-delà que leur promettait le christianisme, se convertissaient à cette nouvelle religion en espérant ainsi conserver leur fortune après leur trépas.

Les récentes déclarations de M. Gates ne témoignent pas seulement d’un affichage de bonnes intentions, mais d’un contexte plus général et plus radical. Certes, M. Sanders, Mme Ocasio-Cortez et leurs alliés politiques, qui se proclament « socialistes démocrates » (lire « “Nous n’avions même pas les moyens d’acheter une fontaine de bureau” »), ne réclament pas la nationalisation des secteurs-clés de l’économie. L’enthousiasme provoqué par la campagne de M. Sanders lors des primaires démocrates de 2016 tenait surtout à sa dénonciation des droits d’inscription astronomiques des universités américaines et des frais médicaux tout aussi extravagants qu’engendre le système de santé aux États-Unis. Si le premier sujet est une préoccupation constante pour les classes moyennes, soucieuses de l’avenir de leurs enfants (et inquiètes de leur endettement après l’obtention de leur diplôme), le coût prohibitif de l’assurance médicale angoisse toutes les catégories sociales, à l’exception des plus grandes fortunes du pays.

Aucun de ces deux thèmes ne renvoie au socialisme du passé, plus volontiers associé à des images d’ouvriers au travail et d’usines débordant d’activité. À l’évidence, ce que l’on entend par « socialisme » a donc bien changé à l’anthropocène et à l’ère des crises écologiques. Les militants qui gravitent autour de M. Sanders n’idéalisent pas les usines aux cheminées fumantes. Et ils ne résument pas leurs espoirs à la perspective du plein-emploi et de l’indépendance énergétique que pourraient favoriser l’exploitation du gaz de schiste ou la réouverture des mines de charbon — préconisées par M. Trump et ses alliés protectionnistes, soucieux de relocaliser des chaînes de production.

Certains échos de ces revendications socialistes contemporaines sont perceptibles ailleurs dans le Parti démocrate, par exemple quand la sénatrice Elizabeth Warren, candidate aux primaires pour la présidentielle de 2020, réclame que des salariés siègent en nombre dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Même des candidats plus modérés que M. Sanders ou Mme Warren, comme M. Peter Buttigieg, ont justifié la popularité actuelle du socialisme en reconnaissant que « le capitalisme a déçu beaucoup de gens (1) ». De fait, les électeurs démocrates ont aujourd’hui une vision plus positive du socialisme que du capitalisme (57 %, contre 47 %). Celui-ci reste privilégié par une majorité de la population, mais dans une proportion (56 %, contre 37 % d’opinions défavorables) très inhabituelle dans l’histoire américaine (2). Au point que la quasi-inexistence de la proposition politique socialiste aux États-Unis a longtemps été considérée par les sociologues et les historiens comme constitutive de l’« exception américaine ».

Dans une série de travaux qui sont devenus une lecture obligatoire pour bien des étudiants en sciences sociales, le politologue conservateur Seymour Martin Lipset (1922-2006) avait cherché à expliquer pourquoi le socialisme était parvenu à s’enraciner presque partout en Europe, mais jamais aux États-Unis. Selon lui, cette particularité tenait à plusieurs faits majeurs : la nature du système politique américain (l’hégémonie de deux partis, un seul tour pour l’élection présidentielle, un collège électoral privilégiant le vote des États et le suffrage universel indirect, etc.) ; une classe ouvrière hétérogène (fruit des vagues successives d’immigration) ; l’absence historique de toute alliance solide et durable entre les partis politiques et les syndicats ; et, enfin, un attachement « culturel » à des valeurs individualistes contraires aux idées socialistes (3).

Les analyses de Lipset reprenaient celles du sociologue allemand Werner Sombart, ami de Max Weber et auteur en 1906 d’une étude devenue un classique, Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis (4) ? Bon connaisseur des textes économiques de Karl Marx, sympathisant du Parti social-démocrate allemand, Sombart s’était intéressé aux formes prises par la modernité dans les sociétés capitalistes. Il en avait conclu que, même si la société américaine était sans doute celle où le capitalisme apparaissait de la façon la plus crue, elle était, à la différence des sociétés européennes de la même époque, allergique au socialisme pour des raisons largement liées à l’embourgeoisement de sa classe ouvrière. Selon lui, les travailleurs ne s’opposaient ni au capitalisme ni à leur gouvernement, et ils s’accommodaient d’un système politique majoritaire à un tour favorisant le monopole de deux partis. Plus riches que leurs homologues européens, ils avaient aussi plus de chances de s’affranchir de leur statut social grâce à leur travail.

Dans le passage le plus célèbre de son livre, Sombart écrit : « Au fur et à mesure que la situation matérielle du salarié s’améliorait et que son mode de vie gagnait en confort, il se laissait tenter par la dépravation matérialiste, il était progressivement contraint d’aimer le système économique qui lui offrait tous ces plaisirs ; peu à peu il en venait à adapter son esprit aux mécanismes de l’économie capitaliste, pour finalement succomber aux charmes que la rapidité des changements et l’augmentation considérable des quantités mesurables exercent irrésistiblement sur presque tout le monde. Une pointe de patriotisme — la fierté de savoir que les États-Unis devançaient tous les autres peuples sur la voie du “progrès” (capitaliste) — renforçait à la base son esprit commerçant en le transformant en homme d’affaires sobre, calculateur et dépourvu d’idéal, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Et toutes les utopies socialistes d’échouer à cause du rosbif et de la tarte aux pommes. »

À la mobilité sociale, qui faisait obstacle à l’enracinement du socialisme aux États-Unis, s’ajoutait la mobilité géographique. L’existence d’une frontière toujours ouverte, avec des terres en friche, peu chères, permettait à ceux qui étaient insatisfaits du travail industriel d’espérer réaliser le « rêve américain » du producteur autonome, du propriétaire individuel.

Selon Sombart, les travailleurs américains, parce qu’ils aspiraient à s’affranchir de leur classe, ne concevaient pas l’idée que celle-ci pourrait les accompagner dans leur ascension sociale : ils raisonnaient en termes d’amélioration individuelle, et non d’action collective. Les successeurs du sociologue allemand, tel Lipset, ont souvent insisté sur le rôle que l’immigration pouvait jouer en rendant plus difficile encore la constitution d’une classe ouvrière militante. Les ouvriers étrangers arrivés aux États-Unis au début du XXe siècle jugeaient leur situation temporaire. Leur objectif était de s’enrichir rapidement pour pouvoir revenir dans leur pays d’origine. L’immigration très importante de cette époque a également rendu plus difficile une alliance entre les ouvriers qualifiés de l’artisanat — la plupart nés aux États-Unis —, qui avaient tendance à se syndicaliser, et les ouvriers non qualifiés — majoritairement immigrés —, davantage disposés à subir des conditions de travail déplorables. Enfin, l’expérience communautaire des immigrés dans les grandes villes renforçait leur identité ethnique plutôt que leur identité de classe.

Redéfinir la classe ouvrière

Sombart remarquait aussi que le degré très élevé d’intégration civique, qui faisait obstacle au développement d’une conscience de classe, s’expliquait par l’inscription du principe de la souveraineté populaire dans la Constitution, par l’abolition du suffrage censitaire et par le droit de vote pour la population masculine et blanche entre 1792 et 1856 selon les États (5). Le politiste Louis Hartz a pour sa part postulé que la faible conscience de classe des Américains tenait à une double absence : celle d’un ordre social structuré par des corporations de métier dans une période féodale antérieure, et celle de l’expérience d’une révolution sociale bourgeoise (6). Dans une formule souvent citée, un contemporain de Hartz, l’historien Richard Hofstadter, a estimé que l’Amérique, au lieu d’avoir des idéologies, est sa propre idéologie (7).

Pourtant, entre la publication du livre de Sombart et l’armistice de la Grande guerre, le pays a eu un Parti socialiste puissant, longtemps incarné par Eugene Victor Debs. En 1910, les États-Unis comptaient davantage d’élus socialistes que le Royaume-Uni d’élus travaillistes. En 1912, les socialistes contrôlaient les municipalités de Milwaukee (Wisconsin), Flint (Michigan), Schenectady (New York) et Berkeley (Californie). La même année, Debs recueille 6 % des suffrages à l’élection présidentielle, tandis que son parti accumule les scores flatteurs, non seulement dans des États comme le Wisconsin (à forte population d’ouvriers immigrés allemands, déjà sensibles à la cause de la social-démocratie) ou New York (où vivent alors beaucoup de nouveaux venus juifs d’origine polonaise ou russe), mais aussi dans certains États ruraux du Sud (Oklahoma, Arkansas, Texas et Louisiane).

Toutefois, ces succès restent sans lendemain. Après l’entrée en guerre des États-Unis, actée en 1917, Debs et la plupart des dirigeants socialistes, qui s’y opposaient, sont emprisonnés. La révolution russe ne fait qu’exacerber les tensions au sein d’un parti déjà affaibli par la répression, car le socialisme de la majorité de ses adhérents plonge alors ses racines dans l’évangélisme chrétien et la critique populiste des monopoles bien davantage que dans les œuvres de Marx et de Lénine.

Beaucoup d’observateurs ont avancé que le succès de M. Sanders en 2016 ainsi que sa popularité actuelle s’expliquent par le fait que son combat politique se situe à l’intérieur d’un parti déjà établi, avec l’espoir de le changer pour qu’il véhicule d’autres idées, moins tributaires des désirs et du financement des grandes entreprises. Ni l’écologiste indépendant Ralph Nader ni le socialiste Debs n’ont fait aussi bien, électoralement parlant. Mais le plus important est peut-être que, dans une société aujourd’hui marquée par la précarisation des catégories populaires, l’embourgeoisement identifié par Sombart comme un obstacle au socialisme aux États-Unis n’est plus aussi prégnant. Avec la disparition de la mobilité sociale ces quarante dernières années, le vaccin contre le socialisme est devenu inopérant.

Pour sa part, Lipset imaginait que l’exception américaine allait disparaître avec le virage libéral des partis de gauche européens, qui, à force de privatiser, finiraient par ressembler au Parti démocrate de M. William Clinton. Il ne pouvait pas imaginer que de nouvelles générations d’Américains se découvriraient socialistes, ni que des militants démocrates se tourneraient vers M. Sanders parce qu’ils se sentiraient méprisés par un parti qui, sous la présidence de M. Barack Obama, a laissé la crise financière de 2008 se métamorphoser en l’un des plus grands transferts de richesses vers le haut de l’histoire des États-Unis.

Ces militants cherchent à redéfinir la classe ouvrière dans des termes qui ont moins à voir avec l’industrie et la production, et davantage avec la technologie et les services, quelle que soit la couleur de peau des salariés. Ils espèrent qu’ainsi les combats des instituteurs, des infirmières, des femmes de ménage ou des employés de restaurant trouveront une place aussi digne et légitime dans la geste socialiste que ceux des sidérurgistes, des mineurs ou des ouvriers, icônes prolétaires de jadis, presque toujours blanches et de sexe masculin.

Pour le moment, toutefois, les militants démocrates les plus à gauche se recrutent principalement parmi les jeunes issus des classes moyennes qui appréhendent leur déclassement. Leur radicalité politique parviendra-t-elle à mobiliser d’autres catégories sociales, autrefois sensibles aux combats de Debs, aujourd’hui tentées par la démagogie de M. Trump, et qui n’habitent pas dans les mêmes quartiers, villes ou régions que les nouveaux socialistes américains ?

Edward Castleton

Historien, coauteur de l’ouvrage Quand les socialistes inventaient l’avenir, 1825-1860, La Découverte, Paris, 2015.

******* Deuxième texte : Histoire du socialisme aux États-Unis

Source : Le Monde diplomatique juin 2019 https://www.monde-diplomatique.fr/2...

Il y a encore dix ans, être socialiste aux États-Unis tenait de l’apostolat. La candidature de M. Bernie Sanders aux primaires démocrates de 2016 a rendu cette option moins ingrate, ainsi qu’en témoigne ce récit d’une expérience militante.

par Bhaskar Sunkara

Quand donc tout le monde est-il devenu socialiste ? », interrogeait récemment, en couverture, le magazine New York. Pour beaucoup de jeunes Américains, constatait ce journal branché, « se présenter comme socialiste paraît plus sexy que tout autre qualificatif » (1).

Ce renversement peut surprendre. Pendant la seconde moitié du XXe siècle, il fallait être masochiste pour se réclamer de ce courant. Au-delà du risque d’être méprisé ou ridiculisé, cela vous plaçait aux marges de la scène politique. J’ai rejoint les Socialistes démocrates d’Amérique (DSA) en 2007, quand j’étais encore adolescent. C’était alors la plus grande organisation socialiste des États-Unis, la seule représentée au sein de l’Internationale du même nom (quittée en 2017). Le mouvement ne comptait que cinq mille membres, dans un pays, le plus capitaliste de la planète, de quelque trois cents millions d’habitants.

À cette époque, nos réunions se tenaient en général chez des particuliers, ou dans des locaux qu’on nous prêtait gratuitement. Dans l’assemblée, qui ne regroupait souvent qu’une douzaine de personnes, se trouvaient quelques jeunes, comme moi, mais surtout des militants de plus de 60 ans, tandis que la génération intermédiaire faisait défaut. Nous apprenions à chanter l’Internationale, nous écoutions les récits d’enfants de communistes ou de vétérans de la Nouvelle Gauche des années 1960 et 1970. Nous maintenions en vie le même langage, le même combat, mais nous étions complètement à contretemps. J’ai travaillé, un été, au siège national, à New York, dans un immeuble que nous partagions avec des cadres supérieurs tirés à quatre épingles. Nous n’avions même pas les moyens d’acheter une fontaine de bureau pour avoir de l’eau fraîche et nous allions remplir nos tasses d’eau tiède dans le lavabo des toilettes, sous le regard goguenard de nos voisins. Les DSA faisaient figure de survivants, et nous nous étions habitués à cette situation.

Le parti naît d’une scission du Parti socialiste d’Amérique (SPA), une formation jadis influente, dont Eugene Victor Debs demeure le représentant le plus marquant (lire « Le socialisme aux États-Unis, pourquoi seulement aujourd’hui ? »), et qui, au début des années 1970, ne compte plus que quelques centaines de membres. Miné par des divisions sur l’attitude à adopter face à la Nouvelle Gauche, au parti démocrate et à la guerre du Vietnam, le SPA se scinde en trois en 1972. Son aile droite fonde les Sociaux-démocrates des états-Unis, dirigés par Bayard Rustin, un militant emblématique du mouvement des droits civiques, qui fut conseiller de Martin Luther King. Très profondément anticommuniste, cette organisation se contente d’être un groupe de pression qui essaie, vainement, d’influencer les directions syndicales. L’aile gauche crée le Parti socialiste des États-Unis. Elle perpétue la tradition de Debs en faisant cavalier seul aux élections. Mais, quand celui-ci remportait près de 1 million de voix en 1912, son successeur de 1976 n’en recueille que 6 038, et celui de 2012, 4 430.

Enfin, le courant centriste se rassemble au sein du Comité d’organisation des socialistes démocrates (DSOC), porté par Michael Harrington. Selon ce professeur de science politique, militant socialiste de longue date, la nature antidémocratique des lois électorales américaines — entre autres obstacles — rend vaine toute tentative de présenter des candidats indépendants aux élections. Harrington prône donc l’union des mouvements sociaux (étudiants, associatifs...), des syndicats et du Parti démocrate, au sein d’une coalition sociale-démocrate à l’européenne, dans un pays dont la culture politique ignore ce terme. Le DSOC finit par fusionner avec le New American Movement, une organisation héritée de la Nouvelle Gauche, pour devenir les DSA, en 1982.

Le nouveau parti fait campagne en faveur d’une loi pour le plein-emploi, s’engage dans la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, applaudit au début des années 1980 les gouvernements socialistes en France et en Grèce. Mais cela reste sans effet sur un parti démocrate qui, à cette époque, opère un brusque virage à droite, rompant avec l’esprit du New Deal et sa volonté d’étendre l’État-providence. Willy Brandt, alors à la tête du parti social-démocrate allemand, disait qu’Harrington aurait pu diriger un pays européen. Mais, comme l’a écrit le journaliste conservateur William F. Buckley, être le plus éminent socialiste des États-Unis, c’est un peu comme être « le plus haut immeuble de Topeka, au Kansas (2) ». Quand Harrington meurt, en 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin, le socialisme et même la social-démocratie ont presque totalement disparu du paysage politique. Privés de leur chef de file, peinant à trouver de nouvelles recrues, les DSA se contentent de survivre.

Pendant ce temps, dans le Vermont, à quelques centaines de kilomètres de nos petits locaux new-yorkais, M. Bernie Sanders était en train de construire un autre bastion de résistance. Son parcours politique débute dans l’anonymat et, comme celui de Harrington, dans les vestiges du SPA. Étudiant dans les années 1960, il milite aux côtés des travailleurs new-yorkais et pour les droits civiques, mais finit par quitter son Brooklyn natal et s’installer dans l’État rural du Vermont. Sa première expérience électorale, en 1972, reflète le désarroi de la gauche américaine de l’époque : il n’obtient que 2,2 % des voix lors d’une élection partielle au Sénat.

Mais cela n’empêche pas le tenace Sanders de continuer à fustiger « le monde de Richard Nixon, des millionnaires et des milliardaires qu’il représente ». « Nous vivons dans un monde où 2 % de la population possède plus d’un tiers de la richesse personnelle aux États-Unis », souligne-t-il déjà (3). Ces mots simples finissent par toucher les électeurs. Après un début de parcours semé d’échecs, M. Sanders remporte la mairie de Burlington en 1981, en se présentant comme socialiste indépendant.

Son discours centré sur les inégalités nourrit une popularité locale qui finit par l’amener à Washington, en tant qu’élu à la Chambre des représentants (de 1991 à 2007), puis au Sénat (depuis 2007). Au moment d’affronter Mme Hillary Clinton lors des primaires démocrates de 2016, le sénateur du Vermont demeure pourtant peu connu au niveau national. Son programme audacieux (assurance-maladie universelle, gratuité des universités, salaire minimum à 15 dollars l’heure...) et ses réquisitoires bien rodés contre les inégalités séduiront des millions d’Américains, dont beaucoup n’avaient jamais entendu parler de socialisme, mais étaient disposés à choisir une politique donnant enfin la priorité à leurs besoins. Battu par sa rivale, le sénateur socialiste remporte tout de même plus de douze millions de voix. En quelques mois, il a tiré le socialisme américain de sa torpeur, en renouant avec ses racines : la lutte des classes et une base populaire.

Le contexte social a joué un rôle déterminant dans cette renaissance. Depuis la crise financière de 2008, la colère suscitée par le pouvoir des grandes entreprises et par la stagnation des salaires a précipité le retour des mouvements contestataires : longue grève des salariés du secteur public dans le Wisconsin et mouvement Occupy Wall Street en 2011, mobilisation des travailleurs de la restauration rapide pour l’augmentation du salaire minimum en 2014, grève des enseignants et des infirmières en 2018, pour ne citer que ceux-ci. Des publications accompagnent ce renouveau en tentant de définir une ligne politique claire à la gauche du parti démocrate. La revue Jacobin, fondée en décembre 2011, a vu le nombre de ses abonnés tripler lors des dix premiers mois de 2016, au moment de la campagne de M. Sanders, pour atteindre quinze mille souscripteurs. La plupart des nouveaux lecteurs sont des jeunes de moins de 30 ans, souvent des enfants déclassés de cadres supérieurs ou de membres des professions libérales. Sur Internet, il n’est pas rare de voir ces convertis s’en prendre au parti démocrate et aux médias dominants en utilisant l’image de la rose, symbole de leur appartenance au mouvement socialiste. Durant les dernières primaires démocrates, Mme Clinton en a largement fait les frais.

À quelques jours de l’affrontement électoral avec M. Donald Trump, le 4 novembre 2016, plusieurs dizaines de DSA — dont l’auteur de ces lignes — marquaient leur distance avec la candidate démocrate : « En pratique, faire campagne pour Mme Clinton implique de convaincre les électeurs que son parti et elle évolueront pour prendre un certain nombre de mesures (s’attaquer au secteur de la finance, s’opposer aux mauvais accords de libre-échange, augmenter le salaire minimum national à 15 dollars l’heure, défendre et développer la sécurité sociale, etc.), tout en se doutant qu’ils ne le feront pas. Les socialistes ne doivent pas s’engager dans cette voie, car cela pourrait anéantir les efforts fournis pour construire une base après les élections, alors que, bien souvent, la tentative de “demander aux démocrates de rendre des comptes” n’aboutit à rien (4) ». Cette position a fait l’objet d’un âpre débat à gauche, des représentants du Parti communiste des États-Unis considérant par exemple que la nécessité de battre M. Trump obligeait à se ranger derrière Mme Clinton.

Les lendemains de l’élection nous ont agréablement surpris. Nous craignions en effet d’être tenus responsables de la défaite de la candidate démocrate tant nous nous étions acharnés contre elle ces dernières années. Il n’en fut rien. Les médias et les caciques démocrates préférèrent accuser les Russes... Les DSA ont de leur côté vu arriver un flot de nouvelles recrues et comptent désormais 50 000 membres. Après l’élection, le nombre d’abonnés à Jacobin a encore doublé, passant de 15 000 à 36 000 en à peine deux mois. La médiatisation de certaines personnalités et la surreprésentation de nos membres sur les réseaux sociaux ont certainement joué en notre faveur.

Les DSA sont un parti ouvert à tous, et l’adhésion peut se faire en ligne. Comme on pouvait s’y attendre, ils sont devenus un refuge où anarchistes et communistes côtoient des partisans de M. Sanders. Leur structure décentralisée permet aux sections locales de fonctionner de manière très autonome, ce qui donne une grande diversité de formes d’engagement : depuis l’aide à la création d’associations de locataires jusqu’au coup de main à des personnes nécessiteuses pour réparer les phares de leur voiture, en passant par les grandes campagnes nationales comme « Medicare for all » (« Medicare pour tous »), du nom de l’assurance-maladie publique destinée aux personnes âgées.

Les DSA ont également acquis un certain poids sur la scène politique, au point de représenter un adversaire électoral de plus en plus coriace. À Chicago, sur les cinquante conseillers municipaux, six appartiennent à la mouvance socialiste. Au niveau des États, des socialistes ont été élus en Virginie et dans l’État de New York.

Quant au palier fédéral, l’organisation a activement contribué, lors du scrutin de mi-mandat de 2018, à l’élection d’une nouvelle génération de démocrates, dont la représentante la plus célèbre est sans doute Mme Alexandria Ocasio-Cortez, représentante de l’État de New York. « AOC », comme on la surnomme, est plus proche du parti démocrate que de la plupart des DSA. Elle n’en clame pas moins ses convictions socialistes et, grâce à son charisme et à son habile utilisation des réseaux sociaux, elle a su acquérir une renommée nationale, qui permet à nos discours de toucher une audience importante malgré notre faiblesse numérique. Depuis 2016 et la campagne de M. Sanders, des millions d’Américains ont ainsi été confrontés à nos idées.

Néanmoins, nous commençons à percevoir les limites de notre savoir-faire médiatique et de ce qu’il peut accomplir. Il existe actuellement, aux États-Unis, un vaste mouvement de rejet des inégalités, mais celui-ci n’est pas porté par les DSA. M. Sanders entretient peu de liens avec eux. Quant à Mme Ocasio-Cortez, elle tente de transformer le parti démocrate de l’intérieur. Enfin, les DSA rassemblent essentiellement des militants blancs issus des classes moyennes.

Il s’agit donc désormais de nous ancrer dans un mouvement de classe. Nous étions en première ligne lors des grèves de 2018-2019 dans les écoles et les hôpitaux. En intensifiant ces actions syndicales et militantes, nous espérons accroître notre influence auprès des travailleurs. Des millions d’Américains sont désormais convaincus de la nécessité d’un changement de grande ampleur. Le mouvement socialiste n’est donc plus sous perfusion, mais il ne fait qu’entamer sa convalescence.

Bhaskar Sunkara

Fondateur et directeur de la publication de la revue Jacobin (New York). Vice-président du parti des Socialistes démocrates d’Amérique. Auteur de The Socialist Manifesto. The Case for Radical Politics in an Era of Extreme Inequality, Basic Books, New York, 2019.

Troisième texte : Pourquoi les médias américains, qui souhaitaient la défaite de M. Donald Trump, ont-ils torpillé M. Bernie Sanders, un candidat démocrate qui aurait pu l’emporter ?

Source : Le Monde diplomatique de décembre 2016

https://www.monde-diplomatique.fr/2...

Quatrième texte

Interview (longue) du rédacteur en chef (Bhaskar-sunkara) de la revue nord-américaine socialiste et marxiste Jacobin dans la revue Période Beaucoup d’informations intéressantes sur les mouvements et revues intellectuelles de gauche aux États-Unis.

http://revueperiode.net/jacobin-mag...

Annexe

Site de la revue américaine socialiste Jacobin https://www.jacobinmag.com/

Site de la revue américaine socialiste marxiste Monthly Review https://monthlyreview.org/ (nous avons fait référence à une étude de cette revue dans notre article division international du travail numérique http://www.gauchemip.org/spip.php?a... )

Hervé Debonrivage


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