Tester, tracer, isoler : la stratégie française naufragée

jeudi 1er octobre 2020.
 

Le virus accélère sa circulation en France et le dispositif de dépistage est déjà dépassé. Les délais d’accès aux tests sont « inadmissibles », admettent les autorités. Le gouvernement tente de privilégier les patients prioritaires, abandonnant le dépistage de masse. L’arrivée de nouveaux tests pourrait, un peu, améliorer la situation.

18 septembre 2020 Par Caroline Coq-Chodorge

Le ministre de la santé a inauguré jeudi le nouveau rendez-vous hebdomadaire des Français avec l’épidémie de SARS-CoV-2. À la suite du directeur général de la santé Jérôme Salomon, dont les points quotidiens ont animé la première vague, Olivier Véran, lui aussi médecin, va incarner cette nouvelle phase de l’épidémie, dans laquelle la France entre, une fois encore, en très mauvaise posture (notre article ici).

Pédagogue, clair, rassurant, le ministre a maîtrisé l’exercice. Certes, il s’est déclaré « inquiet devant la dynamique épidémique » : 48 départements sont au-dessus du seuil d’alerte, 12 sont dans le rouge, les hospitalisations pour des formes graves de Covid-19 progressent. Au rythme actuel, dans quatre semaines, les capacités de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur en réanimation seront saturées.

De nouvelles mesures de restriction des rassemblements vont s’imposer sous peu à Lyon et à Nice, après Bordeaux ou Marseille. Olivier Véran a aussi menacé les bars de Marseille ou de la Guadeloupe de fermeture, si la situation se dégradait un peu plus.

Mais « nous devons vivre avec le virus », « conserver notre vie sociale et économique », a-t-il répété, ne déviant pas de la ligne fixée par le premier ministre depuis la rentrée. Olivier Véran a tout juste invité les Français à « limiter les rassemblements familiaux et amicaux » dans les zones les plus touchées, et les personnes âgées à « réduire le nombre de personnes » qu’elles voient chaque jour.

Au même moment, Santé publique France publiait son bulletin hebdomadaire. En comparaison, la présentation du ministre paraît édulcorée. Tous les voyants sont désormais au rouge. Le nombre de décès a doublé en une semaine, passant de 129 à 265. Le nombre d’admission en réanimation a augmenté de + 48 %, celui des hospitalisations de + 45 %.

Le seul chiffre encourageant est le nombre cas diagnostiqués de Covid-19, en hausse de + 8 % seulement : 56 227 la semaine dernière, contre 51 983 la semaine précédente. Mais c’est un chiffre illusoire : Santé publique France insiste en effet sur la « sous-estimation probable de l’augmentation des nombres de cas confirmés du fait de la saturation des capacités diagnostiques dans certaines régions ».

Non seulement la France perd le contrôle de l’épidémie, mais en prime, elle est en train de casser son principal instrument de mesure : sa capacité de dépistage des cas positifs.

Tous les biologistes, qu’ils exercent dans des laboratoires publics ou privés, tirent ensemble la sonnette d’alarme. Dans le public, très peu ont répondu à nos demandes d’interviews. En quelques lignes, la professeure Astrid Vabret, à la tête du laboratoire de virologie du CHU de Caen, explique par mail : « Les virologues sont complètement débordés par les tests de dépistage. Nous accumulons des milliers de tests à faire dans nos frigos. Désolée, je n’ai pas une minute à moi en ce moment… »

« Il nous manque des machines, des réactifs, de nombreux laboratoires sont en pénurie, ne cesse de répéter Lionel Barrand, président du syndicat national des jeunes biologistes médicaux. Le personnel, qui travaille en 3×8, n’en peut plus. On est régulièrement agressés. Le système de dépistage est déjà tombé en Île-de-France, à Marseille, Lyon ou Toulouse. » Par là, il indique que les tests sont réalisés dans des délais incompatibles avec l’isolement des malades et le traçage des cas contacts, indispensables pour casser la dynamique virale. « On est sous l’eau, c’est dramatique », s’émeut-il.

La métaphore aquatique amuserait presque Anne Souyris, adjointe à la santé à la mairie de Paris : « En réalité, on n’est jamais sorti de l’eau. La particularité de ce gouvernement, depuis le début de cette crise, c’est le manque d’anticipation. À chaque fois c’est pareil : ils n’avaient pas prévu... »

La Ville de Paris souhaitait installer un « barnum », c’est-à-dire une tente de dépistage ouverte à tous, dans chaque arrondissement, pour sécuriser cette rentrée à haut risque. Finalement, l’Agence régionale de santé d’Île-de-France a limité le nombre de tentes à trois, au lieu de vingt. Le nombre de tests réalisés par la ville a même baissé, passant de plus de 2 500 tests par jour jusqu’au 8 septembre, à moins de 1 500 la semaine dernière, à la demande des laboratoires obstrués par un « stock d’analyses en retard », rapporte la Ville.

Mardi, la file d’attente pour accéder à la tente installée dans le XIXe arrondissement faisait le tour de la mairie, témoignait sur Twitter un journaliste de Canal Plus.

Les tests réalisés dans ces tentes de la mairie de Paris sont rendus dans un délai compris entre « deux jours et une semaine », explique Anne Souyris. Une semaine, c’est la durée à laquelle le gouvernement vient de réduire le temps de l’isolement des cas positifs. Avec de tels délais, le dépistage devient inutile.

L’Agence régionale de santé d’Île-de-France reconnaît une « situation inacceptable » qu’elle attribue notamment au « rebond de l’épidémie ».

« On s’y est pris comme des manches, enrage François Blanchecotte, président du Syndicat des biologistes. On a laissé le virus circuler de manière active. Ça y est, il entre dans les Ehpad. Je viens d’en dépister un en Indre-et-Loire : il y a 20 résidents positifs, le personnel est touché, il y a déjà un mort. »

Et tout cela à un coût : « Entre 272 et 318 millions d’euros par mois de tests pris en charge par la Sécurité sociale », rappelle François Blanchecotte. Et c’est compter sans le coût des dispositifs de dépistage déployés par les collectivités locales, les hôpitaux ou les agences régionales de santé.

Le biologiste met vivement en cause la décision du 14 juillet du président de la République : « Quand vous décidez d’ouvrir le test gratuitement, à tout le monde, sans prescriptions, vous embolisez le système ! Et maintenant, on me demande d’aller dépister des classes entières, des salles de sport, la faculté de médecine de Tours. Comment je fais ? »

« Comment dépister 50 000 étudiants rapidement ? »

En sortie de confinement, le conseil scientifique a fixé l’objectif de 700 000 tests par semaine. Mais la demande n’a d’abord pas été là. Alors, le 14 juillet, Emmanuel Macron a annoncé que le test serait désormais accessible sans ordonnance. Et la demande a augmenté, pour exploser en cette rentrée, avec l’augmentation exponentielle constatée ces trois dernières semaines des cas positifs, et par ricochet de leurs cas contacts. Cette semaine, la France a réalisé 1,2 million de tests, mais pourrait avoir atteint un plafond.

Pourtant, toutes les ressources techniques ne sont pas utilisées. Le chercheur en endocrinologie Philippe Froguel, à la tête d’un laboratoire à Lille qui maîtrise la technique des tests PCR, explique « avoir des machines et des réactifs qui ne sont pas utilisés. Les laboratoires de biologie des hôpitaux publics ont reçu de l’État des machines chinoises capables de faire 2 000 tests par jour, et qui ne sont pas utilisées à plein régime ». Jean-Paul Feugeas, président du Syndicat national des biologistes de CHU, le reconnaît : « Notre problème à l’hôpital, c’est de trouver du personnel. »

Jeudi, Olivier Véran a reconnu « l’embouteillage » actuel. Il a aussi confirmé « le choix fait de permettre à chaque Français de bénéficier d’un test, gratuitement. Nous l’assumons ». Il a encore répété que les laboratoires devaient réaliser des tests en priorité, donc rapidement, pour « les personnes ayant une prescription médicale, des symptômes, les personnes contacts à risque et les professionnels de santé », y compris les aides à domicile.

Seulement, à Marseille, le biologiste Boris Loquet, à la tête d’un groupe de laboratoires de ville, raconte « les files d’attente, l’angoisse d’une partie de la population, le standard téléphonique qui explose, les gens qui appellent, affirment être des cas contacts. Quand on creuse, ils sont en réalité contact de contact. Aujourd’hui, tout le monde est contact de contact ! Comment on leur explique qu’ils ne sont pas prioritaires ? » Il reconnaît que, dans cette cohue, les « gens polis », ou ceux qui ont des difficultés de langue, de mobilité, ont assez peu de chances d’obtenir un test dans des délais rapides, même s’ils sont symptomatiques.

Pour fluidifier le dépistage, Olivier Véran a fait jeudi une seule petite annonce, limitée à la région Île-de-France : vingt centres de diagnostic vont être ouverts six jours sur sept jusqu’à la fin de l’hiver. Ils auront des plages horaires dédiées au public prioritaire.

La France se trouve à « un haut niveau de circulation du virus, prévient le professeur Renaud Piarroux, épidémiologiste à la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Maintenant, il faut composer avec l’épidémie ». À ses yeux, l’objectif du million de tests PCR réalisé en France est « essentiellement de l’affichage. Dépister massivement n’est pas un objectif en soi. L’objectif, c’est de dépister rapidement les personnes à risque pour leur permettre de s’isoler. En dépistant tous azimuts pendant l’été, on a dispersé les forces ».

Renaud Piarroux a participé au développement de Covisan en Île-de-France, qui consiste en des équipes mobiles qui prennent contact avec les cas positifs, les rencontrent, et interviennent à leur domicile s’ils l’acceptent. Covisan ne s’est pas développé au-delà de la région parisienne. Au niveau national, le « tracing » des cas contacts est assuré par des agents de l’assurance-maladie, par téléphone. Le médecin le regrette : « Il faut se concentrer sur les cas positifs et leurs contacts, pour les aider à s’isoler. Dans beaucoup de cas, un simple coup de téléphone ne suffit pas. » Il relève d’ailleurs que le nombre moyen de cas contacts déclarés par les cas positifs à l’assurance-maladie a diminué, passant de cinq au mois de juillet à moins de trois aujourd’hui.

Il y a actuellement une confusion entre deux stratégies très différentes : d’une part, le diagnostic des cas symptomatiques et des cas contacts à risque ; d’autre part, le dépistage de masse, qui vise à éteindre une reprise de l’épidémie, en traquant dans la population générale les cas positifs. Le gouvernement, après avoir tenté de déployer un dépistage de masse, sans en avoir les moyens, tente de se recentrer sur le diagnostic.

C’est la distinction que tente d’introduire dans le débat public le professeur de virologie Bruno Lina, membre du Conseil scientifique. À la tête d’un des « plus gros laboratoires de virologie de France », au sein du CHU de Lyon, lui aussi reconnaît avoir « du mal à répondre à la demande. Pour chaque prélèvement, il faut aussi faire un travail administratif qui permette de suivre les cas. La demande ne cesse d’augmenter. Mais à l’hôpital, les ressources humaines sont difficiles à trouver ».

Comme les biologistes du privé, lui aussi est dépassé par les demandes de « dépistage massif », par exemple « d’une université entière où se serait déclaré un cluster ». Ce genre de situations se présente déjà à Toulouse, Lille, Lyon. « Comment dépister 50 000 étudiants rapidement ? » s’interroge Bruno Lina.

De nouveaux tests du SARS-CoV-2 pourraient répondre à ce type de situations. Mercredi, un arrêté paru au Journal officiel a autorisé l’utilisation de tests antigéniques. Ils passent toujours par un prélèvement naso-pharyngé. Mais quand les tests PCR exigent l’utilisation d’une machine, les antigéniques donnent un résultat sur une bandelette, en 30 minutes, un peu à la manière des tests de grossesse.

Vendredi soir, la Haute Autorité de santé va aussi se prononcer sur l’utilisation des tests salivaires. Ceux-ci utilisent toujours la technique PCR, donc une machine, mais ils facilitent le prélèvement, qui consiste dans le recueil d’un peu de salive.

Bruno Lina soutient qu’il faut encore « un peu de temps, des expérimentations, pour bien positionner ces nouveaux tests dans la stratégie de dépistage ». Il faut notamment déterminer la sensibilité de ces tests. Le test PCR actuel, par prélèvement naso-pharyngé, restera le plus sensible. Il va chercher le virus profondément dans les bronches, et il utilise une technique d’amplification pour identifier l’ADN du virus.

« On cherche à multiplier la présence du virus, explique Bruno Lina. On parle de cycle de seuil. Pour trouver du virus, on fait jusqu’à 50 cycles. Le nombre de cycles à partir duquel on trouve du virus est important : si on en trouve à partir de 20 cycles, il y a beaucoup de virus ; si on en fait 50, il y en a peu. Mais il n’y a pas de faux positifs : quand il y a peu de virus, cela veut dire que la personne est à la fin de son infection, mais aussi qu’elle peut être au tout début, et devenir contagieuse dans les jours suivants. »

Les tests antigéniques et salivaires seront moins sensibles que les tests PCR naso-pharyngés. « Mais s’ils permettent de réaliser plus de tests, plus rapidement, pour détecter les personnes qui sont porteuses de beaucoup de virus, donc les plus contagieuses, alors le bénéfice/risque est réel. »

Bruno Lina imagine ainsi pouvoir « tester avec des tests antigéniques en 30 minutes une maison de retraite, pour évaluer très vite la situation », ou encore conduire un « dépistage de masse avec des tests salivaires dans une université, sans avoir à enfiler de tenue de protection ». Mais il prévient : « Ces outils ne vont pas changer fondamentalement les règles du jeu. On reste face à une charge de travail considérable, qui pose d’énormes problèmes d’organisation. »


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