Ces 26 millions d’Américains qui ne mangent pas à leur faim

lundi 11 janvier 2021.
 

Depuis le début de la pandémie, la demande d’aide alimentaire a connu une hausse vertigineuse. Avec l’expiration des aides fédérales, la situation s’aggrave. Reportage à Houston, au Texas, région la plus durement touchée par la nouvelle pauvreté.

Il faisait nuit noire quand Randy Young et sa mère ont pris place dans la file d’attente, trois heures avant l’ouverture de la distribution alimentaire. Il était 5 heures du matin et ils se sont joints aux centaines de véhicules qui étaient déjà là, moteur allumé, devant le stade de Houston. C’est là que travaillait Randy avant la pandémie – il était cuisinier –, mais il peine à joindre les deux bouts depuis son licenciement. Lui et sa mère de 80 ans espéraient préparer un repas de Thanksgiving grâce à la distribution de denrées gratuites.

“Il y a du monde, s’est exclamé Randy, 58 ans. Je viens de dire à ma mère que si des gens arrivent en Mercedes à la banque alimentaire, c’est que ça va vraiment mal.”

Un Américain sur huit ne mange pas à sa faim

Les Américains sont plus nombreux à souffrir de la faim cet automne qu’à tout autre moment de la pandémie de Covid-19 – un problème dû à la récession économique qui frappe des millions de personnes et qui est aggravé par l’expiration des programmes d’aide publique.

Selon les experts, plus de personnes souffrent de la faim aux États-Unis aujourd’hui qu’à toute autre période depuis 1998, année où le Bureau du recensement a commencé à collecter des données à ce sujet.

Un Américain sur huit a déclaré qu’il n’avait “parfois” ou “souvent” pas eu assez à manger au cours des sept jours précédents, soit près de 26 millions d’adultes. Un chiffre en très forte hausse. Dans les foyers avec enfants, plus d’un adulte sur six est concerné. “C’est lié au virus et à la réponse erratique des pouvoirs publics”, affirme Jeremy K. Everett, directeur du Centre de recherche collaborative sur la faim et la pauvreté de l’université Baylor.

C’est à Houston, dont la région métropolitaine compte 7 millions d’habitants, que le phénomène est le plus prononcé. La ville a été quasiment anéantie pendant l’été, période où les hopitaux ont été submergés par le nombre de malades du Covid-19 et où l’économie locale a souffert, en sus, des faibles prix du pétrole.

À Houston, plus de 20 % des adultes déclaraient récemment ne pas manger à leur faim, et 30 % dans les foyers avec enfants. Les ménages latino-américains et africains-américains sont les plus touchés.

Distribution alimentaire massive

Le 21 novembre, ces statistiques ont pris la forme de milliers de voitures qui serpentaient devant le stade de la ville. Leurs occupants incarnaient le pays dans toute sa diversité : des jeunes, des seniors, des Noirs, des Blancs, des Asiatiques, des Latinos, des familles, des voisins, des personnes seules.

Dans son SUV, Neicie Chatman, 68 ans, patientait depuis 6 h 20 en écoutant des sermons. “Je nourris mon esprit”, confie-t-elle. Depuis le début de la pandémie, elle ne travaille plus qu’à temps partiel et sa sœur a été licenciée. Elles vivent avec leur mère, malade. Neicie prévoyait de partager les provisions avec sa famille et ses voisins, qui sont âgés.

Cette crise alimentaire semble pourtant passer sous les radars à l’échelle du pays, où des millions de foyers s’en sortent relativement indemnes. Les marchés boursiers ont plongé en mars, mais ils sont repartis de plus belle et ils ont compensé leurs pertes, c’est pourquoi la Maison-Blanche et certains législateurs voient la conjoncture économique d’un œil optimiste.

Le Congrès a suspendu la session parlementaire pour Thanksgiving sans avoir avancé sur la négociation de nouvelles aides, malgré l’alerte donnée par les banques alimentaires de tout le pays, qui sont extrêmement sollicitées à l’approche des fêtes de fin d’année.

Une crise à l’échelle du pays

Aucune région n’est épargnée. Dans l’un des comtés les plus fortunés du pays, non loin du golf de Trump, en Virginie, l’association locale Loudoun Hunger Relief a distribué de la nourriture à un nombre record de 887 ménages en une semaine, cet automne. C’est le triple de leur moyenne avant la pandémie. “Nous continuons de voir arriver des gens qui n’avaient jamais fait appel à nos services auparavant”, souligne Jennifer Montgomery, sa directrice.

Le pourcentage de personnes qui ne mangent pas à leur faim a bondi dans tout le pays après que les mesures de confinement, fin mars, ont contraint de très nombreuses entreprises à fermer. Cette situation s’est partiellement résorbée à mesure que l’activité a repris et que la population a reçu des aides fédérales, soit une enveloppe de 2 200 milliards de dollars complétée par un renforcement des allocations-chômage, des programmes alimentaires et des mesures incitant les employeurs à ne pas licencier. Mais ces effets ont été de courte durée. L’essentiel des aides fédérales a pris fin en septembre. Et les allocations-chômage risquent d’arriver à expiration pour plus de 12 millions d’actifs si le Congrès ne prolonge pas certains programmes clés.

“C’est une catastrophe généralisée, résume l’économiste Diane Whitmore Schanzenbach de la Northwestern University. Je suis une personne plutôt mesurée, mais là c’est du grand n’importe quoi.”

La conjoncture économique est le principal facteur qui aggrave la malnutrition, mais ce n’est pas le seul, précise-t-elle. Lors de la grande récession de 2008, les travailleurs ont reçu près de deux ans d’allocation-chômage, ce qui a limité le nombre de personnes souffrant de la faim. Certains chômeurs de longue durée ont même eu accès à d’autres aides. Mais les allocations moins généreuses adoptées en mars 2020 par le Congrès ont déjà pris fin ou s’arrêteront bientôt pour des millions d’Américains.

Même les mesures qui ont été prolongées sont mises en œuvre avec difficulté. Une aide financière versée aux familles en remplacement de repas gratuits habituellement fournis à l’école a été prolongée d’un an à compter du 1er octobre, bon nombre d’établissements scolaires restant fermés. Mais les versements ont pris du retard parce que de nombreux États avaient besoin de faire valider leur plan par le ministère de l’Agriculture. Cette aide est d’environ 6 dollars par enfant pour chaque jour où il n’est pas à l’école, les experts soulignent qu’elle est vitale pour les familles en difficulté.

Le SNAP, programme fédéral d’aide alimentaire, est un autre dispositif qui a été renforcé. Le ministère de l’Agriculture a publié un décret d’urgence qui autorise les États à verser l’allocation maximale à un plus grand nombre de familles et à prolonger les droits des jeunes adultes sans emploi.

Les Africains-Américains en première ligne

Ce sont les populations qui souffrent depuis longtemps de la faim, notamment les Africains-Américains, pour qui la situation se dégrade le plus : 22 % des ménages noirs déclarent n’avoir pas mangé à leur faim au cours des sept jours précédents, soit près du double des adultes en moyenne, et plus de 2,5 fois le taux des Américains blancs.

Le taux de malnutrition dans la région de Houston était au plus bas avant la pandémie grâce au dynamisme de l’économie et du secteur énergétique. La crise du coronavirus a tout bouleversé et ce taux a grimpé, surtout chez les plus pauvres, dont les effectifs sont importants au Texas, un État qui applique encore le salaire horaire minimal imposé au niveau fédéral – soit 7,25 dollars l’heure. La situation s’est améliorée à Houston, comme dans le reste du pays, quand les foyers ont reçu l’aide ponctuelle de 1 200 dollars en avril. Mais les effets de ces fonds ont quasiment disparu.

“En l’absence d’aides durables consenties par l’État fédéral, nous n’arriverons pas à suivre, avertit Celia Cole, directrice du réseau Feeding Texas, qui représente 21 banques alimentaires locales. Nous nous préparons au pire.”

Veiller à l’alimentation des enfants

C’est à l’école que les enfants des familles modestes de Houston prennent leur seul repas équilibré de la journée. Le district scolaire compte 210 000 élèves, dont beaucoup ont droit à des repas gratuits ou subventionnés. Mais les écoles ont fermé au printemps à cause de la pandémie. Elles ont rouvert à l’automne et moins de la moitié des élèves ont choisi la formule qui associe cours en présence et à la maison, ce qui complique la tâche de ceux qui veillent à l’alimentation de ces enfants.

“Nous faisons tout notre possible pour rester en contact avec ces gosses et les nourrir”, résume Betti Wiggins, responsable du district scolaire de Houston. Des repas ont été distribués devant les écoles, pour tous, pas seulement pour les élèves.

Des employés d’écoles ont installé des sites de distribution dans les quartiers les plus défavorisés. Ils se sont organisés pour apporter des repas à des enfants qui vivaient dans des cités, une initiative qui a parfois nécessité une escorte policière.

“Je distribue à manger partout sauf à la station-service”, résume Betti Wiggins. Elle explique que les programmes alimentaires qu’elle gérait avant la pandémie servent désormais à nourrir des familles entières et dépassent largement le cadre scolaire.

Les “nouveaux pauvres”

Elle a repéré de nouveaux visages dans les files d’attente. Ces “nouveaux pauvres” sont par exemple des parents qui travaillaient pour une compagnie aérienne ou dans l’énergie, des secteurs anéantis par la crise sanitaire. “Je vois des gens qui ne savent pas trop comment gérer cette situation nouvelle”, explique-t-elle. Elle s’est donnée pour mission de veiller à ce qu’ils aient à manger.

La banque alimentaire de Houston est la plus grande des États-Unis : elle est active dans 18 comtés du Sud-Est texan. En octobre, 9 300 tonnes de nourriture ont été distribuées : c’est moins que les 12 600 tonnes du mois de mai, mais 45 % de plus qu’en octobre 2019. Et personne ne voit le bout du tunnel.

Actuellement, la principale inquiétude est le niveau des stocks, souligne Brian Greene, le président de la banque alimentaire de Houston. Ce type d’organisme achète de la nourriture en gros grâce aux dons qu’il reçoit et accepte aussi les dons en nature.

Les banques alimentaires ont également bénéficié d’une initiative du ministère de l’Agriculture, qui a acheté les surplus d’agriculteurs souffrant de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, généralement des pommes, du lait et du porc. Mais ce financement a pris fin en septembre.

D’autres programmes fédéraux continuent d’acheter des denrées pour les distribuer à des banques alimentaires. Mais Brian Greene craint que les stocks ne viennent à manquer, vu la demande en constante augmentation.

Teresa Croft, bénévole pour la distribution de colis alimentaires dans une église en périphérie de Houston, confie qu’un nombre considérable de personnes se trouve dans le besoin. Elle s’occupe des démarches administratives de ceux qui se présentent pour la première fois à la distribution.

Parfois, elle essaie de les réconforter en leur racontant son parcours : elle a commencé comme bénéficiaire de la banque alimentaire, mais elle a résolu ses problèmes financiers et est ajourd’hui du côté des bénévoles. “Ils vivent très mal le fait de se faire aider. Je leur dis que ça n’a pas lieu d’être, que nous ferons face ensemble et que s’ils ont besoin d’aide, pas besoin de se justifier”, explique-t-elle.

La pandémie a changé le fonctionnement de la banque alimentaire : des paniers préparés à l’avance sont à retirer sans que les gens quittent leur véhicule ou entrent dans les locaux. Plusieurs grandes distributions ont été organisées sur le parking du stade – un temple sportif dont la construction a coûté 325 millions de dollars et où jouent notamment les Texans de Houston, l’équipe de football américain de la ville.

Des provisions pour Thanksgiving

Fin novembre, au lieu d’organiser la 71e parade annuelle de Thanksgiving, la ville et la chaîne de supermarchés H-E-B ont décidé de sponsoriser la distribution alimentaire prévue au stade. L’idée était de nourrir 5 000 familles.

Les premières voitures se sont garées vers 1 heure du matin, bien avant l’ouverture de la distribution, à 8 heures. Quand Randy Young et sa mère sont arrivés, la file de véhicules était déjà très longue et les organisateurs ont commencé plus tôt que prévu.

Au compte-gouttes, les voitures se rapprochaient de tentes blanches où des bénévoles chargeaient les colis dans chaque coffre. Chaque carton contenait de quoi faire plusieurs repas pendant la semaine de Thanksgiving : des conserves de maïs, des patates douces, un paquet de pain, de la gelée de canneberge et une boîte de masques chirurgicaux. Il y avait aussi des céréales, un jambon, plusieurs litres de lait, une dinde et une tarte à la citrouille.

Les stocks prévus pour 5 000 familles ont vite été écoulés. La banque alimentaire de Houston, qui avait anticipé, a pu distribuer davantage de denrées. Ce jour-là, 7 160 personnes en voiture et 261 piétons sont repartis avec un colis.

Troy Coakley, 56 ans, espérait avoir de quoi nourrir les siens pour la semaine. Ouvrier dans une usine de composants pour l’industrie du pétrole, il n’a pas été licencié mais son temps de travail a été réduit quand la crise a éclaté en mars. Avant il faisait des heures supplémentaires, aujourd’hui il travaille trois jours par semaine. En difficulté financière, il a pris du retard sur le versement de son loyer et ne sait pas de quoi demain sera fait. Ce jour-là, il avait des provisions dans son coffre et c’était une inquiétude en moins. “Avant ça, on s’en sortait plutôt pas mal, confie-t-il. Mais là on sombre peu à peu.”

Courrier International


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