La droite espagnole renoue avec ses bases « nationales-catholiques »

dimanche 23 juillet 2023.
 

Que choisiront les Espagnol·es lors des législatives anticipées du 23 juillet ? Les gauches brandissent la menace de l’entrée de l’extrême droite au gouvernement... sa visibilité accrue semble en tous cas le corollaire du réagencement des pôles du bipartisme.

https://blogs.mediapart.fr/edition/...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20230710-203132&M_BT=1489664863989

Même s’il a un temps semblé électoralement affaibli par la médiatisation de nombreuses affaires de corruption dans lesquelles étaient impliqué·es certain·es de ses dirigeant·es de premier plan, le Parti Populaire (PP) est dorénavant sur le point de tourner la page du cycle descendant qui a vu son président Manuel Rajoy se faire destituer par le Parlement en 2018, alors qu’il était le chef du gouvernement espagnol depuis 2011[1]. Cela s’explique en partie par un retour remarqué des orientations stratégiques dictées par la FAES[2], la fondation présidée par José María Aznar (président du gouvernement espagnol de 1996 à 2004) ; de l’orthodoxie patriotique en réaction à l’essor des gauches politiques basques (assimilées à l’organisation terroriste ETA, des pupitres de la FAES à ceux du PP), à l’éloge des vertus d’un système mixte, en réponse à la réforme paramétrique des retraites par répartition adoptée par le Parlement lors de la mandature finissante, repris comme un refrain par Alberto Nuñez Feijoó (actuel candidat du PP à la présidence du gouvernement).

Toutefois, conjointement aux analyses, aux séminaires et aux rapports produits par la FAES, –peut-être le think tank espagnol le plus influent dans la trajectoire nationale du Parti Populaire–, la droite bénéficie aussi de plus nombreux relais médiatiques. Ceux-si sont parvenus à imposer une surexposition de son opposition à la coalition au pouvoir depuis 2019, voire de radicaliser son style et sa rhétorique, en proposant régulièrement des tribunes aux dirigeant·es/candidat·es du PP et de Vox, lesquel·les représentent actuellement la troisième force politique du pays après avoir été d’abord suivi·es et accompagné·es par des groupes privés, comme Intereconomía[3] (El Toro TV aujourd’hui) ou Libertad Digital[4]. En appelant à leur unité, ces médias ont d’ailleurs soutenu les premiers accords scellés par ces deux partis et Ciudadanos, dans les communautés autonomes d’Andalousie et de Madrid ou encore à la mairie de la capitale, ravie à la gauche municipaliste en 2019.

Ce battage médiatique permanent, autour par exemple des négociations entre la coalition dirigée par Pedro Sánchez (PSOE) et les différents partis autonomistes, –pour dégager des majorités au Parlement–, s’est révélé d’autant plus précieux que le PP recevait alors son plus bas soutien électoral à l’échelon national depuis sa création, en 1989[5]. Néanmoins, cet engouement médiatique renouvelé a aussi progressivement contribué à la banalisation de thèses nationalistes, voire xénophobes[6], ce qui a amené le Parti Populaire à se rapprocher davantage de Vox, au point d’intégrer pour la première fois ce parti d’extrême droite à un exécutif régional, en Castille-et-León, en 2022. C’est cette mue en cours que notre contribution analysera de manière non exhaustive, afin d’expliquer pourquoi la droite espagnole n’a plus guère d’alternative pour gouverner : elle sera réactionnaire ou ne sera pas.

Illustration 1Agrandir l’image : Illustration 1 Issu des jeunesses du PP basque, Santiago Abascal (présidant actuellement Vox) revendique l’héritage de José María Aznar (Président de la FAES), comme l’illustre cette photographie prise en 2011, lors du cinquième anniversaire de la DENAES (Defensa de la Nación Española), dont Abascal est un membre fondateur. En arrière-plan, à gauche derrière Aznar, figure Pablo Casado (Président du PP entre 2018 et 2022), artificier du rapprochement entre le PP et Vox dès 2018. © jmaznar.es 1. La renaissance de l’extrême droite espagnole : d’une fronde groupusculaire à la consécration médiatique de 2018 à 2019 Jamais il n’a bénéficié d’un statut d’outsider, mais Santiago Abascal Conde, de nouveau candidat à la présidence du gouvernement espagnol cette année, est le dirigeant politique actuel qui connaît la plus grande longévité à la tête d’un parti d’envergure nationale. Présidant Vox depuis sa création (entre 2013 et 2014), il en sera le chef de file pour la cinquième fois de son histoire. Une histoire certes récente de prime abord mais, comme nous l’expliquerons ici brièvement, pourtant très intimement liée au Parti Populaire et donc dont les racines sont de facto plus profondes qu’il n’y paraît. Cet outil de l’extrême droite espagnole n’est autre en effet qu’un reflet dont la droite postindustrielle devenue hégémonique après l’intégration européenne a cru parfois se défaire, au point de ne plus même le voir en plein jour.

Pour l’expliquer simplement, il faut d’abord envisager l’aspect conflictuel de la naissance de Vox, qui s’est constitué en parti comme une scission du PP que dirigeait alors Mariano Rajoy, Président d’un gouvernement bénéficiant du soutien d’une majorité absolue de 2011 à 2015 mais à qui une part marginale de la base militante la plus radicale reprochait, déjà, la « mollesse » par rapport aux revendications autonomistes basques, catalanes et galiciennes, d’une part, ainsi que « l’abandon des principes du parti », à savoir le nationalisme, la famille et les valeurs chrétiennes que prétendait auparavant défendre la direction proche de José María Aznar. Dans pareil contexte, l’abandon définitif, en 2014, de la contre-réforme de la loi sur les droits à l’accès à l’avortement que défendait alors le ministre de la Justice de l’époque, Alberto Ruiz-Gallardón, fut d’ailleurs l’un des premiers carburants de Vox et de sa nébuleuse[7].

C’est en focalisant ainsi leur dissensus sur ce mécontentement militant initial qu’ont capitalisé les membres fondateurs du parti : Aleix Vidal-Quadras, ancien président du PP catalan (entre 1991 et 1996) et familier des superstructures de par sa double position de député européen (PPE) et de vice-Président du Parlement européen de 1999 à 2014, José Antonio Ortega Lara, ancien gardien de prison et sympathisant de base du PP, –célèbre au Pays basque pour avoir été otage d’ETA (il a été séquestré pendant plus d’un an, entre 1996 et 1997)–, et donc Santiago Abascal Conde, ancien bureaucrate du PP, où il a commencé sa carrière politique, d’abord comme conseiller municipal et président des jeunesses du parti au Pays basque, puis en y devenant, sans avoir été directement élu toutefois, conseiller régional. Le legs politique familial de ce dernier illustre d’ailleurs ce lien intrinsèque entre les deux partis car son père était auparavant lui-même membre du bureau politique du PP au Pays basque[8].

Illustration 2Agrandir l’image : Illustration 2 « Sous la droite extrême, l’extrême droite » © Pedripol Si dans un premier temps Vox s’est montré fort dépendant de ce regard critique qu’il portait quasiment en permanence sur les positionnements sociétaux du Parti Populaire, les quelques relais médiatiques, associatifs et épiscopaux qu’il a peu à peu conquis lui ont toutefois permis de gagner en autonomie vis-à-vis de sa matrice originelle. En assumant tout d’abord être la caisse de résonance des franges catholiques basques opposées notamment au Pape François, dès 2013, le parti s’est par exemple ouvert les portes de mouvances traditionalistes liées à l’Opus Dei, dont quelques membres ont gagné les rangs de ses adhérent·es puis intégré des listes électorales à tous échelons. En suppléant parallèlement l’association HazteOir (OH), dont Abascal fut membre et a reçu un prix, en 2012, Vox s’est aussi assuré du soutien de bases intégristes et anticommunistes auparavant acquises au Parti Populaire (mais envers qui elles exercent une pression grâce à ce lobby). En tentant par la suite de porter la parole de certains milieux d’affaire, le leader du parti s’est enfin taillé un rôle d’intermédiaire de premier ordre via Libertad Digital ou Intereconomía, des médias confinés à des audiences restreintes mais plutôt en phase avec le grand patronat[9].

Cet ensemble global de postes avancés conquis avec l’aide de classes possédantes frustrées a par conséquent permis à la direction de Vox d’esquisser une relation autre au Parti Populaire, d’incarner progressivement une position embusquée comparable à celle du Tea Party avec le parti des Républicains nord-américain et donc d’alimenter peu à peu un processus d’interdépendance, notamment quand ce parti d’extrême droite encore inconnu des audiences politiquement profanes s’est entrouvert une brèche dans les médias mainstream, de 2018 à 2019, dans le cadre de la procédure judiciaire intentée à l’encontre de dirigeants associatifs autonomistes et d’anciens membres du gouvernement indépendantiste de Catalogne, responsable de l’organisation unilatérale du référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017[10]. C’est d’ailleurs cette consécration médiatique qui a permis à Vox de marquer son propre tempo et de porter la voix de l’espagnolisme, ce qui a eu pour effet direct de dynamiser sa campagne électorale à l’occasion des élections régionales d’Andalousie de décembre 2018, lesquelles ont inauguré un nouveau cycle dans le débat politique national.

Dans cette région la plus peuplée d’Espagne, au taux de chômage le plus élevé du pays, avec une proportion importante de salarié‧es non déclaré‧es et frappée durement par une décennie de mesures d’austérité, la communication du parti axée sur le concept de « Reconquista »[11] (amalgamant ici à la fois la dénonciation populiste d’un bipartisme clientéliste, de l’insécurité économique et la désignation de boucs émissaires, notamment des groupes sociaux racisés), a rencontré un écho populaire assez puissant pour lui apporter en tout 12 élu·es à l’assemblée, ce qui a véritablement marqué le début d’une compétition électoraliste de droite doublée d’une collaboration avec le Parti Populaire, qui avait besoin de cet apport pour obtenir la majorité absolue et ravir enfin l’exécutif régional au PSOE, en responsabilité en Andalousie depuis 1978 et le retour de la démocratie dans le pays. Cet accord, scellé également avec Ciudadanos, a finalement validé le retour du postulat « unioniste » de la droite postindustrielle de José María Aznar, mais avec cette fois comme trame de fond le modèle étasunien de l’imbrication d’une alt-right visible (sans réelle prétention protectionniste néanmoins).

Espagne : portrait du parti Vox (2019) © euronews (en français) 2. Les effets des campagnes électorales des législatives d’avril puis de novembre 2019 sur la partition des droites En avril 2019, les Espagnol·es sont allé·es aux urnes pour renouveler Parlement et Sénat et ainsi donner suite à la motion de censure approuvée onze mois plus tôt par les député·es à l’encontre du Président du gouvernement, Manuel Rajoy. Jugé coupable d’avoir participé à titre lucratif à l’élaboration de l’association de malfaiteurs mise en évidence par le Tribunal anticorruption dans l’affaire « Gürtel » (après un procès dont le verdict a condamné 29 membres ou proches du parti pour corruption, malversation et blanchiment d’argent), le PP y a logiquement été sanctionné par son électorat et a perdu 71 sièges à la chambre basse, ne recueillant que 16,6% des votes alors que le PSOE emportait l’élection, néanmoins avec seulement 28,6% des suffrages exprimés (soit l’avantage d’avoir la maîtrise des horloges... mais la contrainte d’aller systématiquement chercher des soutiens parlementaires pour légiférer).

Au lendemain de ce scrutin où la participation fut de 71% (soit, fait notable, une hausse de cinq points), le parti de la droite « traditionnelle » a donc dû habiter les rangs de l’opposition et y rivaliser avec Ciudadanos, son ancien partenaire au Parlement qui le talonnait alors d’une dizaine de sièges (66 pour le PP, 57 pour C’s). Cependant, alors que l’incomplétude des gauches remettait en question la gouvernabilité du pays au long terme car leur difficulté principale était de s’accorder sur la manière dont passer d’une majorité parlementaire dite « de censure », à une majorité législative alternative, ces deux partis de droite, devenus pratiquement équivalents au Parlement, appréhendaient déjà les prochaines échéances électorales avec de nouvelles manières de satisfaire leur électorat potentiel, particulièrement en observant puis en cohabitant avec Vox...

Le parti d’extrême droite alors en plein essor sur la scène nationale s’est complètement imposé sur les réseaux sociaux, un terrain plutôt délaissé par C’s et le PP[12]. Il y a déroulé son agenda pour cesser d’être une simple scission du PP, en référençant ses propositions phares et les évènements clés de ses campagnes de communication, dans le but d’en faire le terreau de son assise idéologique à moindre frais, grâce à un discours populiste, nationaliste, xénophobe et anticommuniste, auquel Ciudadanos et le PP ont vite souscrit en défilant dans la rue à ses côtés, contre Pedro Sánchez par exemple, qu’ils ont conjointement accusé de « haute trahison, qualifié « [d’]illégitime » et régulièrement désigné en public puis face aux médias comme un « ami des terroristes et des putschistes » [sic], en référence aux partis basques et catalans.

Illustration 4Agrandir l’image : Illustration 4 Le PP, Ciudadanos et Vox ont notamment pris part aux manifestations nationalistes organisées contre le Président Pedro Sánchez en février 2019. © Isabel Permuy (ABC) Bénéficiaire du discrédit jeté sur le PP, Ciudadanos n’escomptait néanmoins pas cesser d’en faire un partenaire privilégié, en vue principalement des élections régionales et municipales qui coïncidaient avec les européennes qui se tenaient le mois suivant. Toutefois, pour rester visible et audible dans le débat public, le PP s’est focalisé, quasi exclusivement, sur l’immense colère suscitée un peu partout dans le pays par la popularité des indépendantistes catalans dans leur communauté autonome après la déclaration unilatérale d’indépendance et le procès qu’elle a engendré, avec un discours reprenant la rhétorique anti-catalane de Vox. Cela a contribué à l’isolement de Ciudadanos, enfermé dans l’ambigüité de son positionnement qui se voulait à la fois intraitable vis-à-vis des revendications autonomistes et pourtant tolérant compte tenu des singularités catalanes (langue, culture, institutions, etc.).

En misant davantage sur un esprit « constitutionnaliste » pour contrer les gauches réformistes qui s’employaient alors à donner des garanties aux partis autonomistes basques et catalans, Ciudadanos a certes opté pour ne pas trop inquiéter ou embarrasser les autres partis de l’Alliance des démocrates et des libéraux de l’Europe (ADLE, devenu Renew Europe, en 2019, suite au renforcement des eurodéputé·es macronistes), mais cela ne lui a pour autant pas permis d’anticiper l’envol de la droite populiste emmenée par Vox, parti soutenu entre autres par Viktor Orbán, Marine Le Pen ou encore « Steve » Bannon. Au retour aux urnes de novembre 2019, Ciudadanos n’a recueilli que 6,86% des suffrages exprimés (contre 15,86% en avril), n’obtenant que 10 sièges au Parlement quand Vox obtenait 15,21% des voix et 52 député·es (10,26% et 24 sièges en avril).

Le Parti Populaire a quant à lui prospéré sur le « vote utile » de droite face à la dégringolade de Ciudadanos dans les sondages et a obtenu plus de 5 millions de votes pour 89 député·es (20,81% contre 16,6% en avril), très en reflux par rapport à ses résultats du temps du bipartisme mais résistant encore à la fragmentation des pôles initiée entre 2014 et 2015, notamment parce qu’il s’est de nouveau montré institutionnellement incontournable à droite, fort d’un ancrage territorial profond et pérenne qui lui a valu d’être à la fois soutenu par les libéraux et les populistes dans les communautés autonomes de Murcie, puis de Madrid, à l’issue des élections régionales de mai 2019. Ses candidat·es à la présidence régionales les plus jeunes, Fernando López Miras (35 ans) et Isabel Díaz Ayuso (40 ans) y ont été investi·es grâce aux votes d’élu·es initialement issu·es de Ciudadanos et de Vox, néanmoins sur le modèle de la coalition entre conservateurs et libéraux mise alors en place à la mairie madrilène, où le PP et Ciudadanos ont conjointement dirigé l’exécutif de 2019 à 2023, sous la houlette de José Luis Martínez-Almeida (PP), mais avec l’appui négocié de Vox pour atteindre la majorité.

Illustration 5Agrandir l’image : Illustration 5 Paradoxalement, l’exhumation de Franco a popularisé les thèses néo-fascistes. Votée par le Parlement en 2018, elle a eu lieu en octobre 2019, un mois avant les dernières élections législatives qui ont porté Vox à son plus haut score. Une poussée réactionnaire qu’illustre par exemple ce post, initialement relayé par des internautes de gauche sur Twitter mais devenu ensuite populaire sur la fachosphère. On peut voir Santiago Abascal (Vox) sur le dos de Franco. © Capture d’écran personnelle 3. De l’opposition des droites au « sanchisme », à l’intronisation de Vox dans le panorama institutionnel Alors que l’Espagne assume la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne depuis le 1er juillet, ses citoyen·nes se prononceront donc dans deux semaines sur le bilan du premier gouvernement de coalition de l’histoire récente du pays. Ces législatives anticipées ont été convoquées suite à la dissolution du Parlement et du Sénat, dissolution approuvée en Conseil des Ministres au lendemain des récentes élections régionales et municipales du 28 mai qui ont globalement profité au Parti Populaire ; victorieux dans dix des quatorze communautés autonomes concernées par ces régionales (dans les enclaves administratives de Ceuta et de Mélilla, en Aragon, aux îles Baléares, en Cantabrie, dans les régions de Madrid, Murcie, Navarre, La Rioja et Valence), le PP est également arrivé en tête dans six chefs-lieux dans le cas des municipales (Madrid, Malaga, Murcie, Saragosse, Séville et Valence).

La coalition des gauches en responsabilité depuis 2019 a toutefois perçu un trompe-l’œil dans ce succès de la droite « démocratique », dont l’anticipation lui a permis d’être au plus tôt prête à remettre en jeu sa légitimité à gouverner le pays, en précipitant la tenue de ces élections législatives : à l’exception de la majorité absolue férocement obtenue dans la communauté autonome de Madrid, le Parti Populaire ne peut plus désormais compter sur l’appui de Ciudadanos, qui a complètement disparu des assemblées régionales après n’avoir obtenu que 300 000 voix (contre presque 2 millions en 2019), soit seulement 1,35% des suffrages exprimés. Ce dernier a d’ailleurs essuyé une telle débâcle qu’il ne peut financièrement plus suivre le rythme électoral du pays, et a de toute façon annoncé ne pas concourir aux législatives du 23 juillet prochain.

Par conséquent, comme le présageait déjà l’orientation stratégique privilégiée par la frange la plus réactionnaire de la direction du Parti Populaire après les élections régionales de Castille-et-León, en 2022, Vox incarne désormais l’unique pivot du compas de la droite espagnole, devient incontournable pour dégager des majorités conservatrices stables et obtient donc en contrepartie des postés clés dans les institutions. Cela s’est par exemple produit récemment au niveau de la communauté autonome de Valence[13], où Vox a décroché la présidence du parlement régional en échange de son soutien durable au candidat du Parti Populaire à la présidence du gouvernement valencien, Carlos Mazón. C’est ainsi sur cette arithmétique de la repolarisation politique en cours qu’entendent miser les forces progressistes pour emporter les législatives sus-mentionnées, un pari ô combien risqué.

Illustration 6Agrandir l’image : Illustration 6 Ce graphique, comparant les résultats obtenus aux municipales par les principaux partis en 2019 et en 2023, montre clairement que l’extrême droite (en vert) a supplanté Ciudadanos (en orange foncé, en bas à gauche). © Europa Press Par ailleurs, à l’occasion du premier débat télévisé qui aura lieu ce lundi même sur les chaînes du groupe Atresmedia, Pedro Sánchez (PSOE), Président du gouvernement sortant, jouira du bénéfice de pouvoir déjà reprocher ses pactes au leader de la droite pour le prendre à revers... Alberto Nuñez Feijoó (PP) devra par exemple justifier les accords scellés entre son parti et Vox dans plus d’une centaine de mairies pour l’instant, comme à Burgos, Guadalajara, Huelva, Tolède et Valladolid. Ce duel sera également l’occasion pour Sánchez de mettre en doute certains choix qui découlent des accords de coalition présentés dans les différentes régions où le PP gouvernera en compagnie de l’extrême droite, comme aux îles Baléares, où le fondateur du parti libertarien local a été choisi par Vox pour exercer la présidence du parlement régional[14], ou en Estrémadure, région pour laquelle la feuille de route validée par les deux partis composant la coalition conservatrice interpelle de par la nature particulière de la monnaie d’échange de l’accord.

Ce document explique en effet que les cinq conseillers régionaux de Vox soutiendront les 28 élu·es du PP, dont María Guardiola (44 ans) qui sera nommée Présidente, afin que Vox obtienne satisfaction sur au moins deux de ses revendications majeures :

un rôle accru dans les institutions, avec un fauteuil de sénateur (qui sera élu par le PP) et la création d’un nouveau ministère régional auquel seront confiées des compétences en matière de gestion forestière ainsi que d’encadrement du « monde rural » (chasse, pêche, tauromachie) l’exercice d’une « contre-réforme », avec la révision, voire l’abrogation de la loi régionale de 2018 concernant la mémoire historique de la Guerre d’Espagne, qui permet pourtant d’accompagner les sollicitations demandant de localiser, d’exhumer et d’identifier des victimes. Ce processus d’insertion idéologique et institutionnelle de l’extrême droite, qu’encadre le PP, interroge donc la perméabilité de la droite hégémonique et l’adaptabilité de Vox aux attentes de celle-ci. De plus, même si la direction du Parti Populaire et Alberto Núñez Feijoó justifient leur besoin d’assouvir cette volonté de l’extrême droite d’avoir voix au chapitre par la « constitutionnalité » de leur démarche, il semble difficile d’oublier que Vox souhaite une recentralisation des pouvoirs qui passe notamment par la suppression du Sénat et une réduction drastique des compétences des communautés autonomes (institutions dont l’existence est garantie par la Constitution). En outre, une quelconque atteinte aux progrès effectués par les institutions espagnoles en matière de réconciliation serait à considérer pour ce qu’elle porte comme projet idéologique répondant à un critère commun à ces deux partis : préserver les récits mémoriels des élites franquistes et nobiliaires de tout questionnement historicisant. Ces différents paradoxes augurent plutôt, par conséquent, d’une unité incompressible des droites espagnoles, bien au-delà d’un seul pôle néoconservateur et avec de forts marqueurs réactionnaires, comme à l’époque où le PP de José María Aznar, sous l’apparence d’un néo-conservatisme inspiré du modèle nord-américain, était parvenu à incarner à la fois l’expression politique des profondes racines du franquisme sociologique auparavant diluées dans Alianza Popular, Fuerza Nueva et la Fédération nationale des anciens combattants[15], et le désir d’ascension sociale de classes moyennes désenchantées par la désindustrialisation concomitante à l’intégration européenne du pays, –dont le PSOE avait été le principal architecte–, mais avec deux différences majeures en cas de victoire aux élections législatives : la droite ne pourra plus bénéficier du soutien des partis nationalistes basque (PNV) et catalan (CiU) mais devra plutôt s’avancer sur un tandem qui fera la part belle à une extrême droite audible, conquérante et mieux organisée, tant à l’échelle nationale qu’européenne, notamment parce qu’elle a su tirer profit des codes de l’ère de la post-vérité et de l’affaiblissement des partis autrefois hégémoniques.

Au terme de notre contribution, il apparaît donc finalement qu’au moins trois des grandes raisons d’être de l’extrême droite espagnole, l’héritage fasciste, le chauvinisme et le traditionalisme catholique, un temps canalisées par le PP en tant que parti « attrape-tout » à partir de 1989, resurgissent en toute autonomie depuis quelques années. Si on peut l’imputer en partie à la popularisation progressive des thèses du « choc des civilisations » (Huntington, 1996), en phase avec les discours post-fascistes actuels, on ne peut pour autant ni négliger l’aspect spatial structurant, donc relevant d’une histoire propre aux communautés autonomes espagnoles, ni oblitérer l’aspect médiatique amplificateur, avec un écosystème multidimensionnel en partie façonnable au gré d’évolutions néolibérales (des rédactions régionales, aux grands groupes de communication et aux réseaux sociaux).

Nous considérons par conséquent le degré d’interdépendance actuel entre la droite et l’extrême droite espagnoles comme le fruit d’un vécu commun au long cours, avec des ententes et des points de rupture selon les conjonctures. Ce haut degré signale que la victoire culturelle de Vox n’est pas nécessairement propre à un mouvement de fond qui traverse l’Union européenne (qu’il ne s’agit pas de nier), mais plutôt qu’elle résulte d’une agglutination discrète de réseaux informels préexistants, héritiers d’un franquisme sociologique dilué dans l’armée, l’Opus Dei ou la Falange de las JONS, par exemple. C’est cette réalité qu’incarnent non seulement son leader, ancien bureaucrate du PP, mais aussi de multiples personnalités du parti[16], comme les généraux retraités Agustín Rosety Fernández de Castro et Alberto Asarta Cuevas, tous deux cosignataires d’une tribune en hommage à Franco en 2018 et pourtant élus ensuite députés au Parlement en 2019.

D’ailleurs, notre contribution insiste finalement sur le lien établi entre cette assise institutionnelle renforcée et une visibilité accrue obtenue grâce à une stratégie de polarisation ultra réactionnaire clairement assumée et qu’illustre notamment la bâche aux grandes dimensions déployée par le parti il y a une vingtaine de jours en plein Madrid, en vue des élections législatives anticipées du 23 juillet : on peut y voir une main arborant un bracelet aux couleurs du drapeau monarchiste espagnol qui jette une boule de papier dans une corbeille vers où tombent en parallèle des signifiants renvoyant à des boucs émissaires tout désignés pour l’extrême droite, ici la communauté LGBTQI+, les mouvements féministes et écologistes, et bien évidemment les indépendantistes catalans et le gouvernement de coalition sortant.

Illustration 8Agrandir l’image : Illustration 8 La toile a été tendue sur les façades d’un immeuble de cinq étages situé au croisement des rues Goya et Alcalá, une artère madrilène emblématique. [1] Une première motion de censure portée par Unidas Podemos avait été présentée en 2017. Soutenue notamment par deux des groupes politiques les plus à gauche de l’hémicycle, Bildu, une coalition souverainiste basque, et ERC, un parti républicain et catalaniste, elle n’avait réuni que le quart des votes du parlement mais avait permis de baliser le chemin d’une majorité alternative dirigée ensuite par le PSOE, de 2018 à 2023.

[2] Depuis sa création, la Fundación para el Análisis y los Estudios Sociales (FAES) a toujours été présidée par José María Aznar. Il l’utilise d’ailleurs comme un de ses canaux de communication privilégiés. Mariano Rajoy a tenté de la maintenir à distance du PP entre 2008 et 2018, mais elle est de nouveau en mesure d’influencer la direction depuis qu’il a dû démissionner et assumer les multiples affaires de corruption impliquant le parti.

[3] Le groupe Intereconomía appartient à Julio Ariza Irigoyen, ancien sympathisant d’Alianza Popular (AP) et ancien député du PP au parlement catalan (à partir de 1995), –où il s’est notamment opposé au droit à l’IVG. Plusieurs collaborateurs de cette entreprise de télécommunications, qui prétend défendre « les racines chrétiennes » de l’Espagne, ont pleinement pris part à l’exposition médiatique de Santiago Abascal en l’invitant régulièrement à venir s’exprimer dans des émissions, en l’accompagnant dans la publication de livres ou en le conseillant dans ses principales campagnes de communication. Francisco de Paula Méndez-Monasterio, petit-fils d’un général franquiste et frère de Lourdes Méndez Monasterio (députée du PP, pendant 12 ans, puis de Vox, depuis 2019), a par exemple accompagné Abascal dans la publication de deux ouvrages, Hay un camino a la derecha : una conversación con Kiko Méndez-Monasterio (2015), puis Santiago Abascal. La España vertebrada (2019). Ancien polémiste d’Intereconomía TV, il est actuellement conseiller d’Abascal.

[4] Affiliée au groupe Intereconomía qui possédait plus de 20% du capital jusqu’en 2005, Libertad Digital S.A. serait parvenue à s’en défaire en lui rachetant ses parts commerciales avec de l’argent sale, blanchi par le PP dans un premier temps et réinjecté ensuite par quelques-uns de ses élus dans le groupe, comme c’en fut le cas pour Pedro Gómez de la Serna, ancien député de Ségovie ayant dû quitter son fauteuil parlementaire après que son nom ait été cité dans plusieurs affaires de corruption. Federico Jiménez Losantos, journaliste vedette du groupe, animateur d’une des matinales les plus écoutées du pays (diffusée sur EsRadio, mais aussi sur Libertad Digital TV et sur YouTube), et par ailleurs copropriétaire du quotidien en ligne Libertad Digital, a invité 11 fois le président de Vox entre 2018 et 2020, mais aujourd’hui le groupe et le parti d’extrême droite ont respectivement pris leur distance.

[5] Le Parti Populaire, à environ 220 000 votes près, a failli être dépassé par Ciudadanos en nombre de voix lors des élections législatives d’avril 2019. Cette formation politique d’inspiration néolibérale fondée en 2006 en Catalogne avait alors fait campagne contre le « procès » (en catalan, terme renvoyant au processus souverainiste, puis indépendantiste, et qui s’est développé entre 2011 et 2021 en Catalogne).

[6] À titre d’exemple, nous pouvons associer comparativement deux entretiens délivrés par deux personnalités de Vox, avec 18 mois d’intervalle, dans deux médias aux caractéristiques différentes : Intereconomía Televisión, chaîne privée privilégiée par le parti depuis plusieurs années malgré son public « de niche », et Televisión Española, chaîne du pôle public RTVE, aux audiences bien plus larges. En octobre 2018, questionné sur la chaîne privée Intereconomía, Santiago Abascal associait les violences faites aux femmes à l’immigration (« las mujeres que han sido asesinadas en España han sido, mayoritariamente, a manos de extranjeros », 46 000 vues sur la chaîne YouTube de Vox. En avril 2020, au sujet de la gestion de la pandémie de covid-19, Macarena Olona, alors interrogée en duplex dans la matinale de TVE en sa qualité d’élue de Vox au Parlement, restreignait le rayonnement de la Chine en Espagne à deux axiomes : la transmission de cette maladie, la « peste du XXIème siècle », puis l’implantation du communisme (« Nuestra democracia está en riesgo y se está desangrando, y el causante, no es el coronavirus, es este gobierno social-comunista... porque China nos ha traído dos cosas : en primer lugar, la peste del siglo XXI y, en segundo lugar, el caldo de cultivo propicio para que los postulados comunistas se impongan en nuestro país »), 744 000 vues sur le compte Facebook du parti.

[7] Longtemps repoussée par l’exécutif, cette mesure programmatique prévoyait de réformer la loi de 2010 du gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero (PSOE), en ne conditionnant non plus le droit à l’interruption volontaire de grossesse en fonction du stade de celle-ci, mais par rapport à deux états de fait à déterminer au préalable : être reconnue comme victime d’un viol ou présenter une grossesse à risque pour l’enfant ou le parent. Un mouvement social a eu raison de ce projet.

[8] Raison pour laquelle la famille Abascal a plusieurs fois été menacée par l’organisation socialiste révolutionnaire ETA, sans compter que Manuel Abascal, le grand-père du président de Vox, a été militaire de l’armée nationaliste durant la Guerre d’Espagne (1936-1939), puis maire d’affiliation franquiste entre 1963 et 1979 (« La guerra de los abuelos Abascal y Casado : uno, alcalde franquista ; el otro, sindicalista represaliado », Diego Rodríguez Veiga, El Español, 09/11/2019).

[9] Le patron du groupe Intereconomía, Julio Ariza Irigoyen, s’est beaucoup impliqué dans le développement de Vox, comme l’illustre cette prise de parole de 2015, dans laquelle il justifie que son entreprise multimédia appuie le parti « de manière systématique », un engagement qu’il a assumé en allant jusqu’à interviewer personnellement Santiago Abascal par la suite, à plusieurs reprises. En février 2019, il lui a même remis un Goya, au nom d’Intereconomía, pour « le meilleur scénario adapté ». En outre, en avril 2019, son nom apparaissait sur la liste de Vox de Barcelone pour les élections législatives, en dernière position. L’ancien conseiller juridique et directeur des ressources humaines du groupe, Juan José Aizcorbe Torra, a quant à lui été élu député sur la liste de Vox pour Barcelone, aux élections législatives de novembre 2019. Ce dernier s’est initié à la politique grâce à Blas Piñas, ancien procureur franquiste et membre du Movimiento Nacional, puis fondateur de Fuerza Nueva (FN), devenu ensuite Frente Nacional (FN), avec le soutien du Front National français et du Movimiento Sociale Italiano (MSI) (« La Fox de Vox : Intereconomía, los Ariza y sus empresas en el ascenso de Abascal », Roberto R. Ballesteros, El Confidencial, 23/11/2019).

[10] Vox s’est très tôt impliqué dans la procédure judiciaire visant les plus importants responsables politiques indépendantistes, en se constituant en tant que partie poursuivante dans le cadre d’une action pénale exercée par ce que la Constitution espagnole désigne comme une « accusation populaire » (art. 125). Cela a littéralement permis à ce parti auparavant inaudible de se faire un nom dans le paysage audiovisuel, le procès ayant régulièrement été diffusé/commenté sur les chaînes de télévision/radio régionales et nationales, ainsi que dans la presse.

[11] La période de la « Reconquista » couvre l’ensemble du processus guerrier mené par les différents royaumes chrétiens de la péninsule ibérique à l’encontre des territoires dominés par des musulmans issus d’Afrique du nord (arabo-berbères). Ce concept historiographique forge aujourd’hui la base du récit national conservateur, avec pour point d’orgue la chute progressive d’Al Andalus (sous l’empire almohade). Dans son storytelling, Vox prétendait en finir avec le « sultanat » du PSOE... (Berlanda Fernández, Inmaculada, « Semiótica digital y comunicación política. El despegue y auge de Vox. », Doxa Comunicación. Revista interdisciplinar de estudios de comunicación y ciencias sociales, N°33, juillet/décembre 2021, pp. 53-74.

Par ailleurs, sa campagne électorale pour les législatives d’avril 2019 a commencé à Covodonga, en Asturies, où l’armée chrétienne de Don Pelayo a livré bataille aux troupes d’Al Andalus, en 772. C’est là qu’aurait débuté la Reconquista, avec le retour de principes moraux chrétiens.

[12] En avril 2019, le compte de Vox comptait environ 215 000 abonné·es sur Instagram, alors que Ciudadanos et le Parti Populaire en totalisaient respectivement 72 000 et 56 000. Six mois plus tard, les comptes Instagram de ces mêmes partis comptaient 389 000, 103 000 et 81 200 abonné·es (Sánchez Hunt, Marta, de Aguilera, Miguel, « Instagram y marketing político. Campaña electoral de Vox en 2019 », Ámbitos, N°60, 2023).

[13] Le PP a présidé la communauté autonome de Valence pendant 20 ans, entre 1995 et 2015, jusqu’à ce qu’il y soit empêtré dans de multiples affaires de corruption ; Eduardo Zaplana, Président de la région entre 1995 et 2002, puis ministre du Travail de José María Aznar, est notamment incarcéré à titre préventif depuis 2018 (blanchiment d’argent, corruption, malversation). Ximo Puig, secrétaire général du Parti socialiste valencien (PSPV-PSOE), l’a ensuite gouvernée en coalition avec la gauche écosocialiste locale, de Compromís à Unidas Podemos (UP), entre 2015 et 2023. Leur pacte a servi de modèle à l’échelon national pour la formation ultérieure d’un gouvernement de coalition des gauches.

[14] Avocat spécialisé à la fois dans le droit civil et le droit des sociétés, Gabriel Le Senne est notamment l’auteur d’un ouvrage faisant l’apologie du christianisme et du libéralisme. Ses propos anti-avortement et anti-vaccin ont été plusieurs fois signalés sur Twitter et Telegram (« ¿Quién es Gabriel Le Senne, el nuevo presidente del Parlament de Vox ? », Miguel Vicens, Diario de Mallorca, 20/06/2023).

[15] Ignazi, Pero, « The Silent Counter-Revolution. Hypotheses on the Emergence of Extreme Right-Wing Parties », European Journal of Political Research, N°22, 1992, pp. 3-34.

[16] Ramos, Miquel, De los neocón a los neonazis, la derecha radical en el Estado español, Rosa Luxemburg Stiftung, 2021.


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