Il y a 50 ans, l’Unité populaire au Chili. Partie 1 : la voie chilienne au socialisme.

vendredi 8 septembre 2023.
 

En matière de mémoires des luttes et de débats stratégiques, l’Unité populaire chilienne (septembre 1970 – septembre 1973) constitue l’une des références emblématiques de la gauche française, qu’il s’agisse de la gauche traditionnelle ou de la gauche radicale.

Certes, cette expérience concerne un pays étranger, relativement éloigné, à la fois pour ce qui est du niveau de développement et pour ce qui est de la période historique concernée. Il y a en effet maintenant un demi-siècle que le coup d’état d’Augusto Pinochet a renversé le régime présidé par Salvador Allende et écrasé la gauche chilienne pour plusieurs décennies. Pour autant, la structuration du mouvement ouvrier chilien de l’époque comme son orientation majoritaire présente quelques analogies avec ce qu’étaient alors les débats de la gauche française.

Ces quatre articles sont d’abord un effort modeste pour faire revivre l’épopée des combattants et des combattantes chiliennes du socialisme, qu’ils ou elles se soient reconnues dans l’Unité populaire, dans la gauche de l’Unité populaire ou dans le Mouvement de la Gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de Izquierda Revolucionaria).

Une coalition de gauche au programme modéré

A l’origine, l’Unité populaire (UP) s’est constituée à la fin des années 60 en vue de soutenir la candidature de Salvador Allende (membre du PS chilien) à l’élection présidentielle. C’était une coalition de gauche « classique » incluant de petits partis « bourgeois » (parti radical, alliance populaire indépendante), des partis issus de la mouvance chrétienne de gauche – le Mouvement d’Action Populaire Unitaire (MAPU) et la Gauche chrétienne(IC) – mais l’essentiel de l’Unité populaire est constitué par l’alliance électorale du Parti socialiste et du Parti communiste. Le programme électoral de l’Unité populaire était extrêmement modéré et consistait principalement dans la promesse de poursuivre la politique du gouvernement précédent (démocrate-chrétien, centre droit) et de faire vraiment les réformes promises par ce dernier mais restées largement inabouties, notamment la réforme agraire et la récupération du contrôle des ressources naturelles (mines de cuivre).

Organisation révolutionnaire se référant principalement à l’expérience de la Révolution cubaine, le MIR ne se reconnaît pas dans le projet de Salvador Allende de voie chilienne électorale et légaliste au socialisme. Il ne participe donc pas à l’Unité populaire, mais il sera pleinement présent dans les mobilisations populaires tentant en permanence d’infléchir l’orientation du gouvernement et de préparer le mouvement social à l’affrontement qu’il juge inévitable.

Indépendamment du contenu modéré voire timoré du programme, la perspective de l’élection d’Allende a créé enthousiasme et mobilisation : pour discuter le programme électoral et surtout mener la campagne présidentielle, 14.000 comités d’Unité populaire se créent à travers tout le Chili, regroupant 700.000 personnes, membres ou non des partis qui composent l’Unité populaire. C’est à cette force de frappe militante que l’Unité populaire doit sa victoire électorale. Après l’accession d’Allende à la Présidence, les comités d’Unité populaire seront dissous. Mais, comme on va le voir, les aspirations du mouvement populaire à l’intervention directe et à l’auto-organisation prendront d’autres formes…

L’élection de Salvador Allende

Le 4 septembre 1970, Allende arrive en tête avec 36,3%. Soit seulement 39.000 voix d’avance sur Jorge Alessandri, le candidat de droite, qui atteint 34,98%. Le candidat démocrate-chrétien, Radomiro Tomic recueille 27,9%. Le système chilien pour l’élection présidentielle est à un seul tour : Allende n’ayant qu’une majorité relative, la décision est donc entre les mains du Parlement.

La droite chilienne et le gouvernement américain vont, tout bonnement, essayer d’empêcher l’investiture d’Allende grâce à des manœuvres impliquant la CIA, l’entreprise multinationale ITT, la droite et l’extrême droite chilienne, des secteurs de l’armée chilienne, les milieux patronaux chiliens, les grandes banques américaines et européennes. Ces manœuvres – qui se poursuivront d’ailleurs pendant toute la durée de l’Unité populaire – se développent selon trois axes. D’abord essayer de provoquer le chaos économique : blocage du crédit, arrêt des importations de marchandises chilienne, en particulier le cuivre, etc. Ensuite pousser à l’intervention de l’armée : un coup d’Etat est déjà en préparation… Et enfin on assiste au déploiement d’une manœuvre parlementaire : il s’agit de faire élire Alessandri, qui démissionnera pour repasser le pouvoir à Frei (démocrate-chrétien, sortant). Le 22 octobre, c’est la manœuvre de trop avec l’enlèvement puis l’assassinat du général Schneider, considéré par l’extrême droite militaire comme un obstacle à un coup d’état d’ores et déjà envisagé. Du coup, la Démocratie chrétienne va laisser faire l’arrivée au pouvoir de l’Unité populaire. Le 24 octobre, le Congrès investit Allende. La passation de pouvoir a lieu le 4 novembre.

Par ailleurs, il n’y a pas d’élections législatives. Le Parlement reste donc ce qu’il était avant l’élection d’Allende : l’Unité populaire n’y a pas la majorité. Le gouvernement va donc gouverner par décrets, ceux-ci se situant plus ou moins dans un cadre législatif inchangé, donc hérité du pouvoir précédent, démocrate-chrétien. Au sein du gouvernement d’Unité populaire, l’absence de majorité servira à justifier la modération des mesures et la recherche d’alliances avec la Démocratie chrétienne.

Les deux lignes de l’Unité populaire

Tout au long de l’expérience chilienne, il y a eu confrontation entre deux orientations, deux lignes. D’abord au sein du mouvement populaire, entre l’Unité populaire et le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR), qui ne participe pas à la coalition gouvernementale et parlementaire et qui, à chaque étape du processus, développe une critique de gauche de la politique menée par l’UP. Mais cette confrontation entre deux orientations traverse l’Unité populaire elle-même ainsi que, parfois, le gouvernement. Schématiquement, on peut distinguer une « ligne de droite » et une « ligne de gauche ».

La « ligne de droite » est représentée essentiellement par le PC chilien, Allende et le secteur (minoritaire) du PS qui le soutient. Son axe politique principal est la recherche d’un consensus avec la Démocratie chrétienne. Il s’illustrera par un slogan : « consolider pour avancer », version chilienne de l’idée de la « pause ». Une fois les premières réformes mises en œuvre, il faut les inscrire dans la durée, chercher des alliés et, donc, ne pas céder à la « surenchère »… Pour Salvador Allende se rajoute un choix doctrinal profond, celui d’une révolution respectant strictement la légalité. Outre Allende, les principaux porte-parole de cette orientation sont Luis Corvolan (secrétaire du Parti communiste chilien) et Orlando Millas économiste communiste qui aura de nombreuses responsabilités ministérielles (dont le Ministère des Finances).

La « ligne de gauche » est représentée par la majorité du PS (dont son principal dirigeant, Carlos Altamirano) et le MAPU (ainsi que la Gauche Chrétienne, à partir de juillet 1971). A plusieurs reprises au cours du processus, cette sensibilité de l’Unité populaire défendra la nécessité d’approfondir les réformes, de s’appuyer sur les mobilisations, parfois en convergence avec le MIR. Son slogan était « avancer pour consolider », autour de l’idée que la radicalisation (à gauche) de l’action gouvernementale et des réformes était la seule voie possible, y compris pour pérenniser les réformes déjà faites. Outre les dirigeants des partis (PS, MAPU), son représentant le plus emblématique était Pedro Vuskovic, responsable des mesures de redistribution des richesses en tant que ministre des Affaires économiques, jusqu’à ce qu’il soit écarté en Juin 1972.

A travers le respect strict de la légalité, la recherche permanente – et le plus souvent infructueuse – d’alliances avec la Démocratie chrétienne, et une attitude conciliatrice vis-à-vis de l’armée, c’est la « ligne de droite » qui s’imposera progressivement au niveau du gouvernement. Mais non sans mal, du fait des mobilisations populaires.

Dans un premier temps, trois questions cristallisent la confrontation politique et sociale : le pouvoir d’achat et les questions d’approvisionnement ; la réforme agraire ; l’extension du secteur nationalisé.

François Coustal


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