Il y a 50 ans, l’Unité populaire au Chili. Partie 3 : vers l’affrontement entre pouvoir populaire et putschistes

lundi 18 septembre 2023.
 

Le contrôle des prix et de l’approvisionnement, la réforme agraire et l’extension du secteur public (APS) constituent des réformes importantes mais, surtout, porteuses d’une forte dynamique de mobilisation populaire allant au-delà des projets gouvernementaux d’origine. Le processus qui se met en place est le suivant : le gouvernement prend des décisions pour initier les réformes entreprises. Il crée ou impulse la création de structures étatiques ou paraétatiques pour conduire les réformes. Il est confronté – et, avec lui, le mouvement populaire – à la résistance et au sabotage de la bourgeoisie et de la droite.

Le mouvement populaire se dresse alors pour défendre et approfondir les mesures gouvernementales progressistes, partiellement à l’appel des partis de l’Unité populaire (ou de certaines de ses composantes) et partiellement de manière autonome. Le phénomène le plus spectaculaire est l’investissement des structures de pilotage des réformes par la mobilisation populaire, ce qui change la nature et la fonction de ces structures. Et, en retour, cette irruption du mouvement populaire dans les « affaires politiques » radicalise la mobilisation de la bourgeoisie et des secteurs les plus à droite de la droite chilienne.

L’octobre chilien

En effet, depuis l’accession de Salvator Allende à la Présidence, la bourgeoisie se prépare systématiquement à l’affrontement : c’est elle qui est à l’offensive. Mais, en riposte, il y a mobilisations de masse et approfondissement du « pouvoir populaire », alors même que le gouvernement recherche la conciliation.

En octobre 1972, c’est l’épreuve de force : elle prend d’abord la forme d’une grève patronale, d’une grève de la bourgeoisie. Il s’agit de paralyser l’économie et l’ensemble des activités économiques et sociales, de frapper les couches populaires en les privant, par exemple, de nourriture et de soins médicaux. La confrontation commence le 11 octobre avec le début de la grève illimitée des transporteurs routiers. Cet appel est immédiatement relayé et suivi par les commerçants, les médecins, les architectes, les avocats, les employés de banques, les propriétaires de transports en commun. Dans certaines entreprises, les patrons décrètent le lock-out et arrêtent la production.

Cette offensive va se heurter à une double riposte. La première est à l’initiative du gouvernement qui réquisitionne certaines activités en s’appuyant sur des secteurs loyaux de l’appareil d’état. Mais, surtout, l’essentiel de la riposte vient de la mobilisation populaire dans les quartiers et les entreprises. Dès le 15 octobre, des collectifs de travailleurs occupent certaines entreprises, redémarrent la production et se dotent de nouvelles formes d’organisation : les cordons industriels (cordones industriales). Il s’agit d’assemblées regroupant les délégués des entreprises d’une même zone industrielle. Puis ils s’élargissent à d’autres organisations de représentation populaire : juntes de voisins, JAP, Centres des Mères, Volontaires de santé, etc. Pour assurer le maintien des activités de production, le ravitaillement, le système de santé, les cordons industriels se coordonnent au niveau supérieur (localité ou regroupement de localités) : ces structures de coordination sont les commandos (commandements) communaux. Dans les mois qui suivent, la place et la fonction de ces structures nouvelles feront l’objet de nombreux débats : faut-il les intégrer au mouvement syndical (CUT) ? Faut-il les concevoir comme les structures de base du pouvoir populaire en construction ?

Au cours de l’Octobre chilien, le secteur de la santé offre également un exemple spectaculaire de riposte à dynamique autogestionnaire. L’activité devait être paralysée par la grève des médecins et des infirmières qualifiées. En fait, très rapidement, elle va reprendre à plein régime avec quelques médecins et infirmières non grévistes, les aides soignants et des étudiants en médecine… Dans les entreprises occupées, le pouvoir populaire se développe, même dans celles qui n’ont pas vocation à faire partie de l’APS. Autant de problèmes à venir lors du retour du patron…

La grève patronale s’achève le 6 novembre. Mais, le 30 octobre, Allende a annoncé un nouveau gouvernement qui comprend plusieurs généraux et les principaux dirigeants de la CUT. Telle est la réponse du gouvernement à la mobilisation populaire qui a fait échouer la grève patronale. Au lieu de s’appuyer sur cette mobilisation populaire, le gouvernement reste fidèle à la même ligne : négocier avec la démocratie chrétienne et essayer de se concilier les bonnes grâces de l’armée.

Comme souvent, le Parti communiste chilien se distingue par son aveuglement politique. Ainsi, Luis Corvalan, son secrétaire général, déclare : « Il ne fait aucun doute que le cabinet au sein duquel sont représentées les trois branches des forces armées constitue une digue contre la sédition. »

La marche au coup d’Etat

Malgré la défaite infligée au patronat et à la réaction, les mois qui suivent donnent l’impression d’une marche inéluctable vers le coup d’Etat et la défaite. Ou encore comme une succession d’occasions perdues…

En mars 1973, les élections législatives donnent 44% aux candidats de l’Unité populaire. De ce résultat, on peut tirer trois conclusions. D’abord, l’Unité populaire n’est pas majoritaire (au sens où elle n’a pas la majorité absolue). Ensuite, malgré la situation difficile crée par la droite, entre l’élection d’Allende et les élections législatives, l’Unité populaire a progressé de 10% et doublé son nombre d’élus au Parlement. Et, surtout, la droite n’a pas – loin de là – la majorité qualifiée des deux tiers qu’elle espérait et qui lui permettrait de modifier la Constitution (afin de revenir sur les nationalisations) et, aussi, de destituer Allende… Ce dernier élément va, en fait, accélérer les manœuvres et les tentatives de renverser Allende, puisque, pour la droite, il n’y a plus d’issue institutionnelle à court terme. Un nouveau gouvernement est constitué, cette fois-ci sans militaires.

En Juin 1973, une première tentative de coup d’Etat – baptisé « tancazo », parce qu’il a été déclenché par un régiment blindé – échoue : une partie de l’armée, dont son chef (le général Prats) se dressant contre les putschistes. La crise se dénoue avec la constitution d’un nouveau gouvernement. Les militaires sont présents mais, cette fois, une nouvelle étape franchie : les chefs des trois armes (armée de terre, aviation, marine) et le chef des carabiniers (équivalent de la gendarmerie) sont ministres. A nouveau, le Président (communiste) de la CUT justifie cette décision : « Les Forces Armées sont toujours, en fait, très proches des travailleurs et je dirais qu’elles ont une grande estime pour les travailleurs, et apprécient notre fonction peut-être mieux que ne le fait aucun autre secteur, parce que leur fonction propre qui est de défendre le pays est inséparable de ce que font les travailleurs pour l’économie (…) Une économie forte, une classe ouvrière capable d’impulser l’économie dans le sens ascendant, c’est là une sécurité et une garantie pour l’efficacité du rôle des forces armées. Il y a une identification d’intérêts patriotiques entre eux et nous. »

Cette décision provoque néanmoins une grande manifestation devant le Palais présidentiel (la Moneda). Comme souvent au cours des années de l’Unité populaire, cette mobilisation est ambivalente : les manifestants sont très hostiles aux militaires et à leur présence au sein du gouvernement. Mais, pour autant, ils ne remettent pas vraiment en cause ni l’Unité populaire ni Salvador Allende.

Malgré l’échec du Tancazo, la droite et la hiérarchie militaire sont à l’offensive. Orchestrée par une partie de l’état-major, une vague de répression s’abat sur les soldats loyalistes, les travailleurs et les partis de gauche. Par centaines, les soldats qui avaient refusé de se joindre aux putschistes sont arrêtés et torturés, sans réaction du gouvernement. L’armée et la gendarmerie multiplient les perquisitions provocatrices dans les usines bastions du mouvement ouvrier, sous prétexte d’y « récupérer des armes ». Encore plus incroyable : alors que Allende est Président et que l’Unité populaire est au gouvernement, il y a une demande de levée de l’immunité parlementaire du secrétaire général du MAPU et de celle du secrétaire général du Parti socialiste… parce qu’au mois de juin ils ont appelés les soldats à respecter le pouvoir civil et ne pas obéir aux putschistes. Pour le même motif, un mandat d’arrêt est lancé contre Miguel Enriquez, secrétaire général du MIR qui, lui, n’est pas élu et ne bénéficie donc pas de l’immunité parlementaire. Le 21 août, une assemblée des généraux demande la démission du général Prats, du gouvernement et de l’armée. Le 23 août, la Chambre des députés déclare le gouvernement illégal. Le 24 août, le général Prats démissionne de son poste de commandant en chef de l’armée de terre. Il est remplacé par Augusto Pinochet.

Le 4 septembre, il y a encore 800.000 manifestants en défense de l’Unité populaire : c’est l’une des plus grandes manifestations de la gauche chilienne. Salvador Allende indique qu’il ne se retirera que si le peuple le lui demande. Les manifestants réclament des armes.

Le 11 septembre 1973, c’est le coup d’Etat de Pinochet, le bombardement de la Moneda (palais présidentiel), le suicide d’Allende. Le coup d’état bénéficie de l’implication de l’essentiel des forces armées chiliennes, du soutien de la bourgeoisie chilienne et des partis de droite, ainsi que des conseils des différents « services » de renseignement nord-américains.

La résistance populaire reste sporadique. La répression, elle, sera exemplaire, à commencer par celle qui s’exerce sur les militaires « loyalistes » : massacre des cadets de l’école de sous-officiers à Concepcion ; des centaines de carabiniers sont fusillés. C’est aussi, à grande échelle, la chasse aux militants de gauche, arrêtés et internés dans les stades. L’auteur, compositeur, chanteur et guitariste Victor Jara est assassiné, ses mains broyées. Certaines estimations évoquent 130.000 arrestations, 38.000 personnes torturées, plusieurs milliers de morts dès les premiers mois de la dictature. De nombreux militants et militantes des partis de gauche prennent le chemin d’un exil qui sera de longue durée.

François Coustal


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